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Présentation de Sarane ALEXANDRIAN par Christophe Dauphin

Sarane Alexandrian
© Louis Monier

Sarane Alexandrian est né le 15 juin 1927, à Bagdad, où son père était le stomatologiste du roi Fayçal ibn Hussein. Rapatrié en France chez sa grand-mère maternelle, pour raison de santé, son adolescence se passe à Paris. A l’âge de seize ans, réfugié avec sa grand-mère dans le Limousin, il participe à la Résistance. À la même période, il est initié au dadaïsme et au non-conformisme par le dadasophe Raoul Hausmann, sur lequel il écrit son premier texte. A l’âge de vingt ans, il devint « le bras droit d’André Breton », selon l’opinion publique, et « le théoricien n°2 du surréalisme ». André Breton lui confia la direction du secrétariat de Cause, avec Georges Henein et Henri Pastoureau, pour répondre à l’afflux des jeunes candidats au groupe surréaliste venus du monde entier.

Co-fondateur, en 1948, de la revue "Néon" et porte-parole du « Contre-groupe H » qui se regroupa autour du peintre Victor Brauner, son grand ami, qui le surnomma le « Grand Crichant », Alexandrian devint le chef de file de la jeune garde surréaliste avec Stanislas Rodanski, Claude Tarnaud, Alain Jouffroy ou le peintre Madeleine Novarina qui sera la Fée-précieuse, son épouse de 1954 à 1991. Cette jeune garde surréaliste, les novateurs, s’opposèrent aux orthodoxes du mouvement, en situant le surréalisme au-delà des idées et en accordant la priorité au sensible. La « rupture » avec André Breton intervint en octobre 1948, mais ne remit jamais en cause son estime et son admiration pour le fondateur du surréalisme.

Par la suite, l’originalité de la création de Sarane Alexandrian, comme l’importance de sa pensée – qui s’étendent à des domaines aussi vastes que la fiction, la critique d’art, la politique, l’histoire, la magie sexuelle et la pensée magique –, ne reposeront pas tant sur son activité au sein du groupe surréaliste, que sur sa démarche de continuité et de dépassement de ce mouvement, à travers son œuvre de romancier, d’essayiste, d’historien d’art, de directeur de revues, et surtout de créateur. Ses romans d’aventures mentales, comme ses nouvelles, imbibées de poésie, sont de véritables mythes modernes écrits en autohypnose. Toutes ses fictions sont fondées sur le principe de la métaphore en action. Les Terres fortunées du songe (Galilée, 1980), est considéré comme le chef-d’œuvre de sa création, et comme l’une des plus hautes cimes de la prose surréaliste. Il s’agit d’un roman mythique absolument inclassable, ni science-fiction, ni allégorie, ni récit fantastique traditionnel, ni satire d’humour noir, mais tenant de tout cela ensemble.

Au sein de son œuvre, qui totalise près d’une cinquantaine de livres, tous genres confondus, Le Surréalisme et le rêve (Gallimard, 1974), Le Socialisme romantique (Le Seuil, 1979), et L’Histoire de la philosophie occulte (éd. Seghers, 1983. Rééd. Payot, 1994), qui ont connu un succès international, forment une trilogie à la gloire des pouvoirs réels de l’imagination et de l’intuition. Le premier livre montre comment l’imaginaire absolu peut féconder la poésie écrite et vécue ; le second, comment il est capable d’édifier de grands systèmes sociaux ; le troisième établit une synthèse de la philosophie et de la religion pour trouver le sens de l’inconnu, l’invisible, l’infini. La pensée d’Alexandrian n’a jamais eu d’œillères et s’est nourrit aussi bien de la pensée d’André Breton, le poète insoumis du surréel, que de celles de Charles Fourier, le maître d’Harmonie, de Aleister Crowley, le maître de la Haute magie sexuelle, ou de celle de Cornelius Agrippa, modèle de l’humanisme de tous les temps. Le surréalisme, la psychanalyse, le socialisme romantique, la philosophie occulte, l’humanisme libertin, sont autant de goûts intellectuels que cet écrivain contracta dans sa jeunesse, sans jamais en déroger.
Un des titres auquel il tenait par-dessus tout aura été d’avoir animé, de 1995 à 2009, en vingt-neuf numéros, la revue d’avant-garde "Supérieur Inconnu", au sein de laquelle, conscient de faire partie d’une minorité, Alexandrian eût toujours à cœur de réagir contre la dégénérescence de l’esprit moderne.

 
Sarane pensait que c’était un tort de méconnaître le pouvoir d’influence d’un groupe d’hommes et de femmes animés par le même idéal émancipateur, car c’est toujours une minorité, plus ou moins combattue ou dédaignée, qui a réussi à modifier les règles du jeu intellectuel. L’histoire, il est vrai, en fournie d’innombrables exemples. La fin du XXe siècle lui apparaissait comme l’époque des faux-monnayeurs de l’intelligence. De tous côtés (mais cela a-t-il changé ?), on mettait en circulation des fausses idées nouvelles, des fausses valeurs morales, des fausses notions de la littérature, de l’art, de l’amour et de l’univers, si bien que furent dédaignées ou passèrent même inaperçues les créations et les expériences qui se voulaient authentiques. Or, la connaissance du monde et de la vie doit être considérée comme un trésor collectif à constituer, fait d’opinions finement raisonnés, d’intuitions justes, de recherches sans parti pris de la vérité, où chacun peut puiser pour établir ses certitudes et fonder ses admirations.

 
Alexandrian était révolté par le fait que l’on puisse falsifier « cette monnaie d’échange entre les individus, qui est fluide et transformiste, quand on la fige en des théories officielles, et quand on dévalue des êtres et des choses parce qu’ils ne sont pas conformes à cette légitimité factice. » Ces faux-monnayeurs de l’intelligence que Voltaire désignait par une terrible expression : « la canaille littéraire », Sarane Alexandrian n’a jamais cessé de les dénoncer et de les combattre. C’est dans cet état d’esprit rebelle, combatif, et sans jamais négliger l’humour ou l’autodérision, qu’il a vécu et écrit. Sa dernière publication aura été Les Peintres surréalistes (Hanna Graham, New-York, 2009), somme dans laquelle il démontre qu’il est l’un des meilleurs connaisseurs de l’art surréaliste.

Sarane Alexandrian est décédé le 11 septembre 2009, à l’âge de 82 ans, des suites d’une leucémie. Sarane Alexandrian était un homme hors norme qui avait parfaitement intégré les quatre valeurs cardinales désignées par le jeu de cartes des surréalistes : le rêve (astre du ciel intérieur) ; l’amour (feu de l’esprit et du corps) ; la connaissance (scrutant même l’inconnaissable); et la révolution (roue à aubes du destin, inscrivant le désir du meilleur dans les faits).
L’Homme des lointains (Flammarion, 1960), incarnait le surréel enfin assouvi.

L’attribution en 2010, de la première « Bourse Sarane Alexandrian de la création d’avant-garde », par la Société des Gens de Lettres, a permis, deux ans après la disparition de Sarane, la publication par Les Hommes sans Epaules, en 2011, d’un trentième et dernier numéro de la revue "Supérieur Inconnu" ; un numéro spécial Sarane Alexandrian. Deux livres inédits de Sarane Alexandrian ont pu également paraître, toujours avec le soutien de la SGDL : L'Impossible est un jeu, Histoires extraordinaires, (coédition Editinter/Rafael de Surtis, 2012) et Les Leçons de la Haute-Magie (collection Grimoires, Rafael de Surtis, 2012).
 
C’est dans un état d’esprit rebelle et combatif, mais axé sur l’humour ou l’autodérision, que Sarane Alexandrian, à écrit les onze histoires extraordinaires de L'Impossible est un jeu. Ainsi, par exemple, Les Consultations du docteur Frangomate, qui l’une des nouvelles les plus savoureuse du livre.

L’aventure de Frangomate débute lorsque les riverains de la rue Raymond Queneau, à Paris, remarquent un matin, à l’entrée d’un immeuble, une plaque portant, en lettres dorées sur fond noir, l’inscription suivante : Docteur Gildas Frangomate. Spécialiste de la lectothérapie. Ancien interné de l’hôpital Saint-Glinglin de Landerneau. Ne reçoit que la nuit sur rendez-vous. La plaque provoque assez vite les interrogations et les commentaires des habitants comme des commerçants. Au bout de plusieurs semaines, en raison de l’absence de son médecin traitant, le marchand de tabac de la rue, se décide à consulter l’étrange médecin. Rendez-vous lui est donné le lendemain à minuit vingt-cinq. Le buraliste se plaint de migraines continuelles qui résistent à tous les sédatifs. – « Vous avez une cervicopathie myriadaire », conclut Frangomate, avant de poursuivre, comme vous avez un cerveau mille-pattes, il vous faut lire des vers qui ont une grande variété de pieds ou pas de pied du tout. » - « Est-ce grave ? » lui demande le  patient. – « Evidemment. Mais rassurez-vous : une bonne lectothérapie vous guérira », lui répond le médecin qui rédige une ordonnance peu conventionnelle : lire chaque matin un poème des Quatre vents de l’esprit de Victor Hugo et chaque soir au coucher un poème de La Vie dans les plis d’Henri Michaux. Le docteur Frangomate ne soigne pas avec des médicaments. La lectothérapie étant un traitement fondé sur la lecture. Il suffit de faire lire au malade des livres exactement approprié à son cas pour le guérir. La littérature doit être jugée en fonction de la santé. Il y a des livres, voire des pages ou des phrases, qui rendent malades et d’autres qui guérissent. Rentré chez lui, avec les livres prêtés par Frangomate, le buraliste commence son « traitement ». Le lendemain, il était guéri. Rapidement, la réputation de Frangomate dépasse le quartier pour gagner tout Paris et ses banlieues, au point que certaines personnes commencent à redouter les effets d’un livre sur la santé. Au bon docteur de les mettre en garde : « Attention ! Avec le dernier prix Gongourd vous risquer d’attraper une « épatite spirale», car l’auteur fait de l’épate comme d’autres font de la neurasthénie. Le dernier prix Fait-minus, par son style anémique et son héros débile, vous flanquera la « petitude », maladie de la décroissance mentale qui fait rapetisser le cerveau. » A une patiente terrorisée parce que son mari vient de lire le prix Fait-minus, Frangomate s’écrie : « Vite, vite, qu’il lise entièrement l’Idée fixe de Paul Valéry, sinon la petitude va réduire son cerveau à la taille d’une noix. » Les aventures de Frangomates se poursuivent de plus belle, sur un ton qui allie satire et humour.


Dans le deuxième livre, Les Leçons de la Haute-Magie, qui regroupe des essais, Sarane entend nous aider à mieux connaître l’Homme, ses désirs, les bons comme les mauvais, et toutes ses possibilités, les meilleures et les pires, au regard de l’ésotérisme (la transmission du savoir secret des premiers âges), de l’hermétisme (l’ensemble des croyances et des pratiques se rapportant à l’alchimie, qui se réfère aux préceptes de la Table d’Hermès) et de l’occultisme (la mise en pratique des moyens de contrôle de la réalité par la magie).

 
ŒUVRES DE SARANE ALEXANDRIAN        www.sarane-alexandrian.com

Romans et nouvelles : L’Homme des lointains, 1960, Flammarion ; Danger de vie, 1964, Denoël ; L’Œuf du monde, 1975, Filipacchi ; Les Terres fortunées du songe, 1980, avec seize dessins de Jacques Hérold, Galilée ; Le Déconcerto, 1980, Galilée ; Le Grand Astrosophe, 1984, Joëlle Losfeld ; Soixante sujets de romans au goût du jour et de la nuit, 2000, Fayard ; L'Impossible est un jeu, Histoires extraordinaires, préface de Christophe Dauphin, (Editinter/Rafael de Surtis, 2012).

Théâtre : Socrate m'a dit, texte inédit, 2006. Création par la Compagnie Erinna, en 2008, à la Maison de la Poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines

Essais littérairesAndré Breton par lui-même, 1971, Le Seuil ; Le Surréalisme et le rêve, 1974, Gallimard ; Les Libérateurs de l’amour, 1977, Le Seuil ; Le Socialisme romantique, 1979, Le Seuil ; Georges Henein, 1981, Seghers ; L’Érotisme au XIXe siècle, 1993, Lattès ; Histoire de la philosophie occulte, 1983, Seghers, rééd. Payot, 1994 ; Histoire de la littérature érotique, 1989, Seghers, rééd. Payot, 1995 ; L’Aventure en soi, 1990, Le Mercure de France ; Le Doctrinal des jouissances amoureuses, 1997, Filipacchi ; La Magie sexuelle, 2000, La Musardine ; La Sexualité de Narcisse, 2003, Le Jardin des livres ; L'Évolution de Gherasim Luca à Paris, 2006, Éditions Vinea/Icare, Bucarest ; Les Leçons de la Haute-Magie, préface de Christophe Dauphin, (collection Grimoires, Rafael de Surtis, 2012).

Essais sur l'art : Victor Brauner l’illuminateur, 1954, Les Cahiers d’Art ; Les Dessins magiques de Victor Brauner, 1965, Denoël ; Bruegel, 1969, Flammarion ; L’Art surréaliste, 1969, Hazan ; Dali, peintures, 1969, Hazan ; Les Maîtres de la lumière, 1969, Hatier ; La Peinture en Europe au XVIIIe siècle, 1970, Hatier ; Hans Bellmer, 1971, Filipacchi ; Max Ernst, 1971, Filipacchi ; Dictionnaire de la peinture surréaliste, 1972, Filipacchi ; Panorama de la peinture impressionniste, 1973, Filipacchi ; L’Univers de Gustave Moreau, 1975, Screpel ; Création Récréation, curiosités esthétiques, 1976, Denoël ; Panorama du cubisme, 1976, Filipacchi ; Man Ray, 1976, Filipacchi ; Marcel Duchamp, 1976, Flammarion ; Dalí et les poètes, 1977, Filipacchi ; Seurat, 1980, Flammarion ; Max Ernst, 1986, Somogy ; Madeleine Novarina, 1992, L’Amateur ; Jacques Hérold, 1995, Fall ; Ljuba, 2003, Le Cercle d’art ; Victor Brauner, 2004, Oxus ; Le Centenaire de Victor Brauner, 2006, Éditions Vinea/Icare, Bucarest ; Les Peintres surréalistes, 2009, Hanna Graham, New York/Paris.

A consulter : Christophe Dauphin, Sarane Alexandrian ou le grand défi de l'imaginaire, essai, 2006, Lausanne, L'Âge d'Homme, coll. « Bibliothèque Mélusine » ; Supérieur Inconnu n°5, 3ème série, « numéro spécial Sarane Alexandrian », 2011, Ecouen, Les Hommes sans Épaules.

Sgdl juin 2012