Belinda Cannone, essaysite, romancière
Dans mon intervention, je tâcherai de livrer à la fois un témoignage sur ce que représente pour moi concrètement d'être écrivain, et quelques éléments de réflexion sur la notion de « métier d'écrivain ».
Justement, ces jours-ci, mon téléphone a sonné avec insistance : une personne de l'Insee voulait que je réponde à quelques questions concernant mon métier et mon emploi du temps.
Si à la question « Quel est votre métier ? » je fus tentée, par une sorte de réflexe administratif, de ne répondre que « Maître de conférences à l'université », en revanche, dès qu'elle a évoqué mon emploi du temps (« Combien de jours par semaine travaillez-vous ? Combien d'heures ? Le samedi aussi ? »), je ne pouvais pas ne pas évoquer ma deuxième activité, celle qui en fait commande largement la gestion de mon temps, écrivain. Curieuse disparité (intérieure) entre l'idée d'un «métier» d'où je sentais bien que j'aurais pu exclure l'écriture, et l'évidence d'un emploi du temps.
À la toute fin, elle m'a demandé : « Combien de semaines de vacances avez-vous ? » Un peu paniquée, j'ai réfléchi, puis j'ai répondu, en ajoutant que je n'étais pas sûre de mon chiffre. « En effet, m'a telle dit, ce n'est pas ça. Si j'en crois les autres cas, vous avez douze semaines de vacances. »
J'ai raccroché et la seconde suivante je me suis dit : « Voilà, finalement je me suis fait avoir quand même ! » Car évidemment, jamais dans ma vie je n'ai pris douze semaines de vacances puisque je ne cesse à peu près jamais d'écrire. Mais à la fin de l'entretien, j'avais quand même été rattrapée par l'idée qu'avoir une activité d'écriture, ce n'est pas du temps qu'on comptabilise, et j'avais beau m'être montrée vigilante quant à la description de mon emploi du temps réel, finalement, la notion de « semaines de vacances » m'avait fait tomber dans le piège quand même.
On aura donc compris que mon parti pris, depuis toujours et faute de rentes, a consisté à avoir, à côté de mon travail d'écrivain, une activité rémunérée régulièrement. Je n'ai pas franchement de théorie sur cette question : chacun agit au mieux de sa personnalité. Pour ma part, je sais que je ne pourrais pas écrire librement (l'esprit libre) si j'avais à me demander chaque jour comment manger ou payer mon loyer. Si je ne pouvais pas assurer ma vie matérielle, je serais en péril dans ma vie d'écrivain. Donc, au moins pour cette raison psychologique, j'ai toujours su qu'il me fallait des revenus stables. La deuxième raison de ce choix tient aussi à mon goût très développé pour la liberté, celle de ma plume cette fois : je ne veux pas être obligée d'écrire pour gagner de l'argent. Je me réserve la liberté d'écrire non pour mes besoins, mais selon mes désirs. Dans les deux cas, on le voit, ce qui prime est ma liberté.
Mon choix d'être prof est lié au fait que ce métier présente le double avantage de me permettre de travailler dans ma discipline (j'enseigne la littérature, ce qui signifie que je n'abandonne jamais vraiment mes préoccupations d'écrivain), et aussi, d'une certaine façon et puisque je reste dans mes domaines d'intérêt, de ne pas me donner l'impression de « perdre du temps » par rapport à l'écriture.
Car tout cela pour moi est une question de temps. La liberté première consiste à avoir du temps, or, c'est ce qui me semble le plus difficile pour un écrivain : se ménager du temps et qu'on vous accorde du temps. Les autres ont souvent tendance à penser que vous pourriez bien ne pas écrire ce jour-là, cette heure-là, et vous occuper un peu d'eux. Mais il est aussi tentant souvent de se dispenser soi-même d'écrire. Quand je travaille sur un roman, je n'ai pas d'échéances très contraignantes à respecter. Je l'apporte à l'éditeur une fois qu'il est terminé.
En revanche, j'ai des échéances pour toutes mes autres activités, enseignement, travaux d'écriture divers, direction de collection et vie quotidienne même. Donc, il est très facile de faire sauter la matinée d'écriture au profit de l'échéance quelconque. Et c'est très dangereux.
D'autant que je fais partie des écrivains « réguliers », et non de ceux qui réussissent à écrire un livre en quelques mois à marche forcée - et que j'envie souvent. Moi je travaille tous les jours, et plus exactement tous les matins (week-end et vacances inclus bien sûr). Ce sont des rites et des rythmes que je suis obligée de respecter, il me faut donc impérativement ménager ce temps et cette régularité-là.
Est-ce que, pour autant, écrire est un métier ? Qu'est-ce qu'un métier ? On évalue un métier soit au temps qu'on y passe (vous êtes payé en fonction du nombre d'heures travaillées), soit à la qualité du produit que vous avez produit.
Le nombre d'heures que travaille un écrivain dépend de données internes qui sont différentes pour chacun. D'ailleurs, la productivité est rarement une caractéristique de l'activité d'écrire. Que d'heures, parfois, pour pas grand-chose, et pourtant ces heures, il faut les passer. De même qu'il faut parfois tourner en vain une demi-journée autour du texte pour finalement être efficace une petite demi-heure. Mais il
fallait cette demi-journée pour aboutir à cette demi-heure. Donc, écrire est un travail qu'on ne peut quantifier en termes de temps passé.
Quant à la qualité du produit... voilà le luxe que je me suis offert en devenant prof : personne ne peut me contraindre à écrire autre chose que ce que je désire car je ne compte pas sur mes livres pour vivre et donc, pourvu qu'un éditeur me suive, je peux envisager de ne pas vendre beaucoup. En somme, je me laisse seul juge de la qualité du travail que je fournis - luxe suprême. Liberté encore.
Si donc je mets en doute la notion de métier d'écrivain, c'est que, contrairement à n'importe quel métier, l'évaluation en est impossible.
Un écrivain n'est payé qu'en fonction des livres vendus et non des livres écrits. Sur ce point d'ailleurs, il faut se montrer très ferme et j'étais plus que d'accord avec la SGDL quand elle a défendu le prêt public payé en bibliothèque : il n'est pas question qu'on prive les écrivains de ce qui leur revient pour chaque livre vendu, et si les gens ont le droit d'aller lire les livres, il faut qu'on me rende quelque chose sur le fait que
j'ai passé des années à les écrire.
Quant aux livres écrits, ils sont mon problème et mon risque. Etre auteur, selon moi, c'est s'autoriser de soi-même et non des autres.
Donc, je veux pouvoir écrire mes livres et n'en vendre que cinquante (c'est une image...). Cette liberté, je me la suis donnée en ayant une activité rémunérée par ailleurs.
Car la prise de risque de l'écrivain est considérable : elle consiste en ces nombreuses heures passées toute l'année à écrire. Il y a pourtant mille façons plus sûres de se faire plaisir, en jardinant ou en « faisant une carrière ». Moi, je revendique de pouvoir passer ma vie à la perdre (peut-être) en étant - qui sait ? - un écrivain médiocre. Mais personne ne peut m'en empêcher car, malheureusement, personne ne peut me dire la valeur de ce que j'écris. Risque - mais liberté de le prendre.