Débats modérés par Juliette Joste
L’Europe est sans doute une des parties du monde où l’on traduit le plus mais il est moins sûr qu’il existe une Europe de la traduction. Que recoupe d’ailleurs cette notion ? S’agirait-il d’une Europe assez unifiée sur le plan éditorial pour que traduction et traducteurs y aient un statut similaire ? S’agirait-il, pour paraphraser Umberto Eco, d’une Europe dont la traduction serait la langue. Une Europe de la traduction est-elle d’ailleurs vraiment souhaitable ? Imaginer qu’il existe une forme d’identité culturelle européenne ne traduit-il pas un ethnocentrisme discutable ? Beaucoup de sujets dont nous allons essayer de débattre ce matin et qui sont, on le voit, éminemment politiques.
Née à Tunis, Leyla Dakhli est agrégée d'histoire, spécialiste de l'histoire des intellectuels et des médias arabes contemporains et auteure de plusieurs ouvrages sur le sujet. Elle enseigne à la Boston University à Paris et se consacre aussi au développement de la traduction littéraire en Europe par l’intermédiaire de la Société européenne des auteurs qu’elle a contribué à créer et dont elle va nous parler.
Jean-Yves Masson est français. C’est un écrivain aux multiples casquettes : poète, traducteur, directeur de collection, chroniqueur de poésie. Il traduit de l’anglais, de l’allemand et de l’italien, il se serait mis récemment au grec moderne et irait bien voir du côté du russe…
Traducteur littéraire et essayiste, Martin de Haan est néerlandais et il vit en France. Il a notamment traduit Milan Kundera, Denis Diderot, Marcel Proust, Jean Echenoz et Michel Houellebecq – qu’on a retrouvé récemment… Depuis 2009 il est président du Conseil européen des associations de traducteurs littéraires et comme tel coauteur d’une étude très impressionnante quoique assez effrayante sur la condition des traducteurs en Europe. Il connaît donc bien leurs différents statuts et va nous en parler.
Né en Allemagne et vivant également en France, Uli Wittmann est traducteur vers l’allemand de nombreux auteurs extrêmement prestigieux tels Breyten Breytenbach, Ben Okri, Victor Segalen, Sony Labou Tansi, Abdelhak Serhane, Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé, Jean-Luc Lagarce, Roland Topor, Hector Bianciotti, Philippe Djian, Noëlle Châtelet, J.M.G. Le Clézio et Michel Houellebecq – encore lui...
Les intervenants de la table ronde que j’ai animée hier étaient fort peu disciplinés et ne répondaient pas aux questions. Je me montrerai plus sévère aujourd’hui et je n’hésiterai pas à siffler les sorties de route…
J’aimerais, pour commencer, que l’on essaie de décrire un peu le paysage, que chacun nous donne sa vision de l’état des choses en Europe et nous dise comment il perçoit les pratiques en matière de traduction dans les différents espaces linguistiques qu’il parcourt.
Uli Wittman
Pour que nous ne soyons pas trop prisonniers de l'Europe je fais tout de suite une petite excursion afin de vous dire comment je suis arrivé à la traduction. Mon désir n'était absolument pas de devenir traducteur littéraire, j'ai fait des études de langue – anglais et français – puis d’ethnologie. Je suis devenu enseignant et j'ai fait un doctorat sur la littérature africaine anglophone. J'ai postulé pour un poste en Afrique, au Nigeria parce que j'avais travaillé sur la littérature de ce pays, et j’ai eu la chance que l'on crée un poste pour moi à Port-Harcourt.
Avant de partir en Afrique, j’ai lu un livre tellement magnifique qu’il m’a ébloui et que j'ai eu envie de le traduire et de trouver un éditeur. Il s'agissait de Ti-Jean L'Horizon de Simone Schwarz-Bart, publié en 1979, qui a failli avoir le prix Goncourt mais ne l'a pas eu parce que son mari André Schwarz-Bart l'avait eu avant elle pour Le dernier des justes et que le jury a pensé qu'il avait peut-être un peu collaboré à l'écriture du livre. Bref, cela été le premier choc. J'ai trouvé un éditeur, je suis parti au Nigeria avec ce livre dans les bagages et j'ai commencé à le traduire, ce qui tombait très bien puisque ça se jouait là-bas.
J'ai eu un autre choc avant de partir, à la Foire du livre de Francfort de 1980. Comme au Salon du livre en France, il y a toujours un pays invité et là il s'agissait même d'un continent, l'Afrique. Peu de temps auparavant, nous avions fondé la Société pour la promotion de la littérature de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique latine (Gesellschaft zur Förderung der Literatur aus Afrika, Asien und Lateinamerika e.V.) présidée par Peter Weidhaas qui dirigeait alors la Foire de Francfort. Cette association existe toujours sous l’appellation Litprom, elle est basée à Francfort et très proche de la Foire. En 1980 donc, elle a invité une trentaine d'auteurs africains et j’ai pu rencontrer ceux sur qui j’avais fait ma thèse, tels Wole Soyinka, Chinua Achebe, Tchicaya U Tam'si, etc. sans oublier Sony Labou Tansi, qui était quelqu'un d'extraordinaire.
Si je parle de tout cela, c'est parce que pour moi il faut abolir les frontières non pas en Europe mais surtout entre elle et le reste du monde et inviter ici l'Afrique et les Antilles. Je considère donc le traducteur comme un passeur de frontières.
Pour ma part, j'ai passé il y a quarante ans la frontière entre l'Allemagne et la France. Hier, Juan Goytisolo a fustigé la pureté. Quand on est né en Allemagne après la guerre, ce mot a bien sûr un sens particulier et on l’a en horreur. Ce qui m'a fasciné à mon arrivée en France, c'est l'existence de la francophonie et, au moins au début, je me suis moins intéressé aux écrivains français qu’aux auteurs francophones, notamment antillais et africains.
Voilà pour l'Europe… Quant à la question « existe-t-il une Europe de la traduction ? » Eh bien je n'en sais rien !
Juliette Joste
Voilà que l’on recule au lieu d'avancer…
Jean-Yves Masson, avant de vous donner la parole, j'aimerais citer une phrase de vous que je trouve très belle et instructive : « traduire c’est aller contre la malédiction qui fait que les hommes ne peuvent se comprendre sans effort de par leur naissance même au sein de langues différentes. C'est franchir aussi un interdit, c'est ne pas se résigner à laisser le texte exister dans une seule langue. C'est enfin considérer qu'il n'y a pas de langue sacrée, pas de langue supérieure par essence à une autre. Il y a seulement des littératures majeures et des littératures mineures, oui, mais toute langue a sa dignité et mérite d'être apprise ; toute langue peut traduire toute autre ; aucune ne nomme mieux le monde plus clairement qu'une autre. »
Jean-Yves Masson
Je ne sais plus où j’avais écrit ces mots, mais cela correspond assez bien à ce que j'essaie de faire dans mes travaux, puisque je suis devenu traductologue après avoir été traducteur.
Au cours de son histoire, la traduction a toujours été l'objet de refus très virulents, en particulier quand il s’est agi de traduire les textes sacrés. La traduction latine de Saint-Jérôme a été considérée par l’Eglise comme canonique, mais elle a tendu à être sacralisée à tel point qu’elle remplaçait le texte original, et qu’il était interdit de traduire dans les langues « vulgaire ». Accepter qu'elle soit traduite a été long et difficile : en Angleterre au début du XVIe siècle, on a brûlé William Tyndale deux ans avant que sa Bible soit enfin autorisée par Henri VIII et 80 ans avant que l’Angleterre ne se dote de la version dite « du roi Jacques » qui a marqué l’histoire de la langue anglaise. Aujourd'hui encore, traduire le Coran ne va pas de soi dans le monde musulman, où il est admis que le lire en traduction ne peut en aucun cas constituer un accès légitime à la parole divine. Fort heureusement, l’Occident est vraiment la civilisation de la traduction, car le trésor spirituel que représente l’Ancien testament, bien avant d’être traduit en latin par Jérôme, l’a été en grec par les Juifs eux-mêmes : par les 72 rabbins qui ont réalisé, à la demande du pharaon Ptolémée Philadelphe, la traduction dite « des Septante », au IIIe siècle avant J.-C. Bien que l’Eglise catholique ait freiné la traduction dans les langues vernaculaires, nous sommes les héritiers de ce mouvement de traduction auquel s’est ajouté celui de la traduction des classiques grecs en latin dans la Rome antique : le traité de Cicéron sur la traduction est en réalité la préface conservée d’une traduction qu’il avait faite de deux discours de grands orateurs grecs (les traductions de Cicéron sont perdues, hélas, mais sa préface nous est parvenue).
La tentation de sacraliser telle ou telle langue a été permanente tout au long de l'Histoire, soit parce que cette langue a été considérée comme la langue de la révélation religieuse – c’est la sacralité la plus difficile à franchir, tant on a du mal à accepter que la traduction puisse rendre compte d'un texte – soit parce que chaque peuple a naturellement tendance à sacraliser sa propre langue. C’est la tendance naturelle de tout locuteur que de considérer sa langue comme la plus belle du monde. Les Français ont d'ailleurs plus que d’autres développé des réflexions de ce type et on ne compte plus les discours sur la supériorité de la langue française (le plus connu étant celui de Rivarol, mais il y en eut bien d’autre). Or, faire l’expérience de la traduction, c'est apprendre qu'il n'y a pas une langue qui nomme mieux le monde qu'une autre ; que, par exemple, il n'y a pas de langue « claire » en soi : selon la pensée de celui qui s'exprime, un discours peut être clair ou non, mais toute langue dit adéquatement ce qu’elle a à dire, sans quoi il n'y aurait pas de communication possible. Toute langue remplit sa fonction.
La traduction conduit à apprendre cette modestie, elle a même cette modestie pour condition de possibilité, et c'est bien pour cela qu'elle fait périodiquement l'objet de réticences, et que les critiques qui lui sont adressées sont devenues une série de lieux communs dépréciatifs dont le plus célèbre est la fameuse accusation de « traîtrise » (en italien : traduttore, traditore, jeu de mots stupide et rebattu). On voit très bien cette réticence à l’œuvre dans les tendances fondamentales que révèle l’évolution actuelle des programmes de l’enseignement secondaire – je commence ainsi à aborder le thème de l'Europe de la traduction : après une période où des efforts ont été faits, l’introduction d’œuvres traduites dans le programme de lectures des collégiens et lycéens ne va plus de soi et en ce moment. On insiste sur la nécessité de lire d'abord les auteurs de sa propre langue, on réaffirme qu'au lycée il faut lire La Fontaine, Molière, Hugo, Balzac. Mais qui dit le contraire ? Bien évidemment, il faut lire les classiques de sa langue. Mais on les comprend mieux quand on lit en même temps des auteurs d'autres langues. Hugo avec son William Shakespeare ou la préface de Cromwell est un des pères spirituels de la littérature comparée − la discipline que j’enseigne − en France ! Mais les universitaires qui, comme moi, essaient de travailler sur les interactions entre les cultures et les langues se heurtent à une réaction très forte de la part d'un grand nombre d'autorités pédagogiques opposées à cette idée. On est de la sorte en train d'expulser la littérature étrangère de l'enseignement secondaire après avoir expulsé la littérature de l’enseignement des langues étrangères, ce qui est un autre grand crime contre l’esprit.
Il faut donc faire attention : la traduction est un objet de polémiques parce qu'elle dérange toujours un peu. J'ai été très sensible à ce qu'elle dit Michael Cronin sur l'absence dans l'enseignement des traductions en tant qu'œuvres. J'ai lancé un programme d'étude pour essayer de compenser cela dans le domaine de l’histoire de la langue française : une « histoire des traductions en langue française » dont le premier volume paraîtra en 2012. Telle qu'on l'enseigne dans les lycées depuis toujours, l’histoire de la littérature française ne comporte pratiquement aucune allusion au rôle joué par les traductions, au fait que la parution de certaines traductions a pu être un événement littéraire, que les auteurs français ont pu être influencés par des auteurs qu’ils on découvert à travers le travail de certains traducteurs. On ne mentionne guère la traduction que dans les cas où le traducteur a été aussi un très grand auteur qui a traduit : ainsi, quand on parle de Baudelaire il serait tout de même très difficile de passer totalement sous silence le fait qu’il a traduit Poe. Mais, en dehors des cas de ce genre, les traducteurs sont totalement absents de l’histoire littéraire. Dans les milliers de pages de la très remarquable Histoire de l'édition française de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, qui fait autorité, c’est à peine si on rencontre le nom d’un traducteur ou de collections de littérature étrangère : si la traduction n’avait jamais existé en France, cette histoire serait presque exactement la même ! Or, selon moi, il est impossible de comprendre l'histoire de la littérature française si l'on ne tient pas compte du rôle joué par les traductions. Si par exemple la mode du fantastique apparaît en 1830, c’est parce que Hoffmann vient d'être traduit – de façon qui peut nous paraître scandaleuse quand on la regarde de près, avec une véritable manipulation de certains textes détachés de leur contexte ou redécoupés par Loève-Veimars, mais traduit.
On parle de plus en plus de la traduction, c’est vrai, mais les critiques littéraires ne s’en préoccupent que sporadiquement, sans véritable formation ni réflexion sur la question. Elle n’est pas présente dans l’enseignement autrement que comme exercice scolaire et c'est sans doutte pourquoi elle demeure, dans la perception commune de la littérature et de la culture européennes, une sorte de souvenir, un refoulé qui fait parfois retour à l'esprit mais que l'on oublie de nouveau, tout simplement parce qu'elle obligerait à penser autrement l'histoire de la culture et de la littérature.
Il me semble que la situation est identique dans tous les pays : aucun enseignement n'y accorde une juste place au rôle que les traductions ont joué dans l'histoire. C'est pour cela que, bien qu'elle puisse exister, l'Europe de la traduction n'existe pas encore.
Juliette Joste
Jean-Yves Masson parle de déficit de perception et de visibilité de la traduction. Leyla Dakhli, vous qui avez créé la Société européenne des auteurs, avez-vous identifié des lacunes encore plus concrètes ?
Leyla Dakhli
Pour pouvoir parler de l'histoire de la traduction, peut-être faut-il sortir de celle de la littérature, précisément parce que les histoires littéraires sont souvent extrêmement nationales et qu'il convient de les tirer vers d'autres histoires, sans doute postcoloniales et transnationales, pour essayer de comprendre comment tout cela circule.
Il n'y a pas d'Europe de la traduction – nous avons l'air à peu près tous d'accord sur ce point. Vous me demandez si nous avons identifié des lacunes. Nous sommes partis d'emblée d'un constat politique : à la Société européenne des auteurs il y a des traducteurs mais il n'y a pas que cela, il y a surtout les gens qui s'intéressent précisément à cette question de la circulation, du passage de frontières, éventuellement du piratage d'une culture nationale. Notre projet est parti de là plutôt que de l’identification technique d'un manque ou d'un problème. Nous avions davantage la volonté de porter quelque chose et de mettre la traduction au centre plutôt que l'identité et toutes les autres choses qui le sont habituellement.
L'une des démarches qui ont été les nôtres a consisté à demander à des gens qui appartiennent au monde littéraire – traducteurs, auteurs, etc. – d’identifier ce qu'ils considèrent comme de grandes lacunes en matière de traductions, c'est-à-dire des écrits qu'eux-mêmes ont lus dans leur langue et qu'ils voudraient tout simplement faire partager.
Nous ne sommes pas une société d'expertise, nous n'en avons pas les moyens et nous récoltons le travail que mènent fort bien pour cela par exemple les associations de traducteurs et les chercheurs ici présents. Nous cherchons plutôt des méthodes pour faire entendre quelque chose sur la traduction. Nous nous sommes dit que passer par des subjectivités était peut-être un bon moyen, d'où la publication de la liste Finnegan de titres donnés par des auteurs qui invitent à la traduction.
Dans mon travail sur les intellectuels arabes, j'ai étudié la période que l'on appelle la Renaissance arabe – la Nahda, le Réveil – qui, comme toutes les périodes de renaissance, a été une période d'intense traduction. Je l’ai fait dans un contexte particulier du point de vue du chercheur qui consiste à dire que l’on fait l’éloge de beaucoup de périodes de traductions de ce type mais que, dans l'histoire du monde arabe contemporain, quand on parle de la traduction dans le cadre la Nahda, on parle souvent d'emprunts et on se trouve de la sorte dans un système de domination. On considère en fait que ces traducteurs, qui ont fait la même chose que les autres, c'est-à-dire qui sont allés chercher partout et qui, en tant qu'intellectuels, ont fabriqué leurs propres réémergences, l'auraient fait en empruntant. On voit bien là qu'il faut remettre les choses dans un contexte qui n'est pas seulement celui de l'histoire littéraire mais celui de l'histoire globale mondiale dans laquelle, au moment qui nous intéresse, certaines régions du monde sont dominées et leur geste de traduction s’en trouve transformé : il n’est plus découverte, appropriation et enrichissement, il est devenu emprunt. C'est aussi à partir de là que l'on peut penser la question de la traduction dans le monde tel qu'il est aujourd'hui, avec des situations et des temps différents.
Juliette Joste
Martin de Haan, vous êtes ici l'expert des experts et il semble normal de terminer par vous ce premier tour de table. S'il s'agit de faire un constat de l'état des différents pays d'Europe en matière de traduction et de voir s'il y a ou non unité du statut des traducteurs et du rapport à la traduction, peut-être pouvez-vous, sans entrer dans le détail de l'étude très complète que vous avez conduite en 2007, tracer les grandes lignes de ce qui fait qu'il y a des disparités considérables entre les pays européens dans le domaine de la traduction.
Maritn de Haan
Je rejoins l'idée qu'il ne faut pas fermer l'Europe comme si c'était une entité que l'on peut étudier isolément : il y a toujours des relations avec d'autres pays. Cela m’amène d'ailleurs à faire état du grand projet « traduire en Méditerranée », créé par Transeuropéennes, qui consiste à dresser un état des lieux de la traduction dans la zone euroméditerranéenne. C’est incontestablement une ouverture puisque nous recueillons dans ce cadre des données sur l'Europe mais aussi sur les pays arabes, sur Israël, sur la Turquie. J’ajoute que le travail que nous avons effectué au sein du CEATL a été en grande partie déterminé par le fait que nous sommes une association d'associations : nos membres sont des associations de traducteurs littéraires européens, mais cela ne signifie en rien que notre idéologie consisterait à fermer l’Europe.
On parle de la situation de la traduction en Europe, pour ma part je connais surtout celle des traducteurs, mais pour les flux de traductions plusieurs problèmes majeurs se posent. Le premier est à mon sens qu’il y a beaucoup de traductions depuis l'anglais, qui représentent en moyenne 60 % de l'ensemble des traductions dans tous les pays. Il y a en revanche très peu de traductions vers l'anglais : on les estime souvent à 3 % mais c'est peut-être moins et il est difficile de le savoir puisqu’il n’y a même pas de statistiques en la matière… En outre, il y a fort peu de traductions depuis les « petites » langues vers d'autres « petites » langues. Il est très difficile de résoudre ce problème. Même les langues voisines ne se traduisent pas toujours entre elles et il est quand même étonnant que l'on passe pour cela par l'anglais. En fait, on s'intéresse surtout à un genre littéraire international et global de fiction et c'est pour moi un grand problème.
Je l’ai dit, le CEATL s'intéresse surtout aux traducteurs, pour lesquels il existe de grandes différences entre les pays. Pierre Assouline a souligné hier que la France est peut-être le paradis des traducteurs littéraires. Je n’en suis pas absolument sûr, mais cela vaut au moins en matière de contrat-type, même si d’autres pays comme les Pays-Bas et la Norvège en disposent également. Mais il y a aussi des pays où cela n’existe pas, où les traducteurs n’ont pratiquement pas de droits : on leur donne un forfait et c’est tout, l'éditeur s'arrogeant même le droit de modifier le texte. Aux termes par exemple de la loi italienne sur la propriété intellectuelle, le traducteur est considéré comme un auteur « sauf quand il est convenu autrement »… Dans la plupart des pays, les traducteurs n'ont droit à aucune participation sur les ventes. Dans notre rapport, nous avons dressé la liste de toutes ces différences entre les pays.
Les conditions de travail ont évidemment des conséquences directes sur la qualité de la traduction. Ainsi, la moyenne des pages traduites chaque année par les traducteurs en Espagne est sans doute trois fois plus élevée qu’en Hollande. Cela s'explique par le fait qu’aux Pays-Bas les traducteurs bénéficient de deux millions d'euros de soutien et que nous pouvons donc prendre le temps pour bien faire notre travail. La traduction bénéficie d'un soutien public dans un certain nombre de pays, en particulier aux Pays-Bas, au Danemark et en Norvège. Dans ce dernier pays – qui a aussi la chance d’avoir du pétrole – cela passe par le système du prêt en bibliothèques, les droits étant utilisés pour donner des bourses aux traducteurs.
Je m'intéresse beaucoup à la question de la visibilité des traducteurs et de la traduction, en particulier à tout ce qui a trait à la mention du nom du traducteur : figure-t-il sur la couverture du livre ? Les journaux en parlent-ils ? Est-il mentionné ou même invité à l'occasion d'émissions de radio ? En la matière aussi, il y a beaucoup de différences entre les pays.
Juliette Joste
Les questions de visibilité ne sont pas séparables des questions un peu techniques et rébarbatives, par exemple juridiques. Ainsi vous mentionnez dans le rapport la différence entre les durées de contrats : dans certains pays le traducteur a des droits pour toute la durée de propriété intellectuelle, dans d'autres pour une durée limitée. Cela peut paraître uniquement juridique, mais il y a un rapport très direct avec le droit moral qu’a le traducteur sur sa traduction et sur la façon dont il est rémunéré. Il est donc très important de prêter attention à tout cela.
Martin de Haan
C’est un cercle vicieux : quand le traducteur est mal payé il peut ne pas très bien faire son travail et c'est pour cela qu'il reste invisible, donc il est mal payé… Pour en sortir, la visibilité me paraît la clé : si le public arrive à se rendre compte de la présence d'un deuxième auteur, il est probable que le travail de celui-ci fasse peu à peu l'objet d'une reconnaissance à la fois symbolique et financière, et même temps que la qualité augmente.
La formation, on en a déjà parlé, est une autre clé. Il en existe différents types en Europe : la France dispose de formations spécifiques à la traduction littéraire tandis que dans d'autres pays on se contente de former à la traduction en général et que dans d'autres encore on ne forme pas du tout. Cela vaut d'ailleurs aussi pour les associations de traducteurs : certaines sont généralistes, d'autres comportent une section des traducteurs littéraires, il y a parfois des associations spécifiques, comme en France, ailleurs les traducteurs littéraires font partie de la société des écrivains. Cela en dit également beaucoup sur le statut du traducteur dans le pays considéré.
Uli Wittmann
Il y a aussi les syndicats : en Allemagne nous faisons partie d'un immense syndicat qui va au-delà des auteurs et des traducteurs puisqu'il rassemble également les journalistes la presse écrite, de la radio, de la télévision. Existant depuis très longtemps, il dispose d'importants moyens financiers qui lui permettent d'avoir un service juridique très fort, qui nous pousse même à faire des procès. Certes, il existe une loi qui a changé des choses mais, le syndicat des éditeurs refusant de se mettre autour d'une table avec l'association des traducteurs, c'est surtout à coups de procès que cette dernière, soutenue par le syndicat, a obtenu les principales avancées du statut des traducteurs. Tout ceci va en général jusqu’en appel, jusqu'à la plus haute juridiction allemande, le Bundesgerichtshof, la Cour fédérale de justice, et finit par constituer une jurisprudence.
Juliette Joste
Vous dites que tout ceci se fait plutôt au coup par coup, mais il y a deux ans, il y a eu une grande rébellion de l’association allemande des traducteurs…
Uli Wittmann
Il s’agissait d’un mouvement de rejet d’une proposition élaborée par des professeurs alors que fort peu de traducteurs professionnels le sont...
Mais le plus important a été la loi adoptée en 2002 qui d’une part donné au traducteur le statut juridique d’auteur, d’autre part a posé le principe que, puisqu’il est créateur d’œuvre littéraire, il doit participer « de manière adéquate » à la rémunération. Tout le problème réside bien évidemment dans la définition du mot adéquate et c’est cette ambiguïté qui a nourri les procès ultérieurs.
En 1996, ayant été informés que le Président de la République allemande s’intéressait à ces sujets, nous sommes parvenus à l’inviter à Straelen, qui est l’équivalent d’Arles pour nos traducteurs. Une vingtaine de traducteurs représentant de nombreuses langues ont pu lui faire part de leurs griefs. Cela n’a évidemment rien changé sur le moment, mais les retombées médiatiques ont été importantes et la visibilité des traducteurs s’en est trouvée accrue. Peut-être est-ce ce qui a permis d’aller ensuite vers la nouvelle loi sur la propriété littéraire que je viens d’évoquer.
Cette loi fait du traducteur un auteur au sens juridique du terme et elle rend les droits proportionnels obligatoires. Jusque là, une petite poignée de traducteurs avaient la chance de toucher une participation et gagnaient très bien leur vie parce qu’ils avaient négocié individuellement leurs droits proportionnels avec un éditeur. Mais de très nombreux traducteurs, notamment les jeunes, étaient exclus de ce dispositif. Seuls les plus anciens avaient pu négocier, à une époque économiquement plus facile, des droits intéressants – de ce point de vue, la France n’est sans doute pas le paradis des traducteurs… – qui ne sont peut-être pas très élevés – aux alentours de 1 % – mais qui se déclenchent dès 10 000 exemplaires. Ce que nous touchons pour la traduction du feuillet n’est ainsi pas considéré comme un à-valoir. En France, il est rare que l’on touche un pourcentage avant 50 000 exemplaires vendus. Ainsi, j’ai traduit le dernier Houellebecq, La carte et le territoire, qui s’est vendu en Allemagne à un peu plus de 100 000 exemplaires et je touche 1 % à partir du 10 000e exemplaire vendu, donc probablement sur 90 000 exemplaires. Pour quelques heureux la situation n’est donc pas si difficile que cela. En revanche, elle est catastrophique pour les jeunes, d’où l’importance de la loi et des procès pour la généralisation de ce système. Deux modèles sont alors possibles : le modèle français avec 2 % mais où la rémunération du feuillet est considérée comme un à-valoir, ou 0,8 % à partir de 5000 exemplaires et 0,4 % pour les poches. Tels sont les deux grands modèles qui sont en discussion mais qui ne sont hélas pas vraiment appliqués puisque les éditeurs se mettent dans l’illégalité et nous disent que nous n’avons qu’à leur faire un procès. Certes, c’est de plus en plus fréquent, mais il est quand même difficile de faire un procès à un éditeur, au risque de ne pas se voir établir ensuite de contrat…
Leyla Dakhli
Quand on entend cela, on se dit qu’il est difficile de se battre mais aussi que le faire sur la rémunération et le type de contrat ne suffit pas. Il est bien évidemment indispensable que les traducteurs puissent faire leur métier correctement, ce qui suppose aussi d’empêcher des logiques de mise en concurrence par les éditeurs qui, en tant qu’entrepreneurs, cherchent bien sûr à payer moins. Dans ces conditions, la traduction suit le marché du livre et tend à traduire surtout la littérature « globale » qu’on voit partout, dont les droits s’achètent à des prix mirobolants avec la garantie de vendre 10 000 voire 50 000 exemplaires et de toucher des droits.
Mais se battre contre tout cela ne suffit pas à faire une politique de la traduction. Certes, la Norvège a du pétrole, mais elle mène une politique publique de la traduction, une partie des droits de prêt étant reversée à cette dernière. La traduction est ainsi insérée dans la politique du livre, c’est sans doute ce à quoi il faut tendre.
Juliette Joste
Il existe quand même un certain nombre de programmes d’aide à la traduction, sous des formes différents selon les pays. Que pouvez-vous nous dire de cette diversité ?
Martin de Haan
Le soutien aux traducteurs n’existe que dans une minorité de pays. C’est aussi une affaire de vision politique : les hommes politiques pensent toujours que donner de l’argent à la traduction – c'est-à-dire aux éditeurs – suffit à régler le problème. Partout, les programmes de soutien à la traduction sont destinés à encourager l’exportation de la littérature nationale, donc on donne de l’argent aux éditeurs dans les autres pays et on pense que de la sorte la traduction marche bien.
Mais les traducteurs eux-mêmes n’en profitent absolument pas. L’idée même d’exportation de la littérature nationale me paraît très suspecte alors que l’on veut précisément casser l’idée même de littérature nationale.
Leyla Dakhli
Surtout, cela ne se fait pas du tout à l’échelle européenne, voilà qui nous ramène à « l’Europe de la traduction »…
Juliette Joste
N’existe-t-il pas un fonds européens de 17 millions d’euros ?
Jean-Yves Masson
En matière de politique culturelle, l’Europe a très longtemps appliqué une règle qui n’était sans doute pas mauvaise mais qui convient mal à la littérature, c’est qu’il fallait la collaboration de trois pays, ce qui est rarement le cas en matière de traduction. Par conséquent, les subventions européennes pour traduire des livres sont rares et compliquées à obtenir.
Martin de Haan
Il existe quand même au sein du programme européen « Culture (2007 – 2013) » un volet 1.2.2 : Projets de traduction littéraire (Strand 1.2.2 Literary translation Projects) doté chaque année de 2 millions d’euros et qui concerne en moyenne environ 500 ouvrages.
Juliette Joste
Je lis dans le rapport de Pierre Assouline – qui est ma bible ce matin – que « le programme culture comporte un volet d’aide à la traduction littéraire de 17 millions d’euros ».
Martin de Haan
Mais la partie qui va vraiment aux livres est de deux ou trois millions.
Juliette Joste
Quoi qu’il en soit, un fonds n’est pas une politique !
Uli Wittmann
Il faut aussi se livrer à une petite critique du capitalisme… Ces vingt dernières années, la politique des maisons d’édition a changé considérablement. À l’époque, lorsqu’un éditeur savait qu’un auteur comme John Le Carré ou Gabriel Garcia Marquez allait bien se vendre, il acceptait de publier un auteur inconnu, dont il savait qu’il n’allait pas se vendre, mais c’était une forme d’investissement dans la qualité littéraire. C’est ce qu’on appelle en allemand « eine Mischkalkulation », un calcul mixte, dans lequel les livres qui rapportaient beaucoup finançaient un auteur inconnu. C’est dans ces conditions que j’ai à l’époque réussi à placer des livres d’auteurs africains ou antillais totalement inconnus comme Sony Labou Tansi.
Tout ceci est bien fini. Désormais, ce sont les petites maisons d’édition qui prennent des risques et qui sont les découvreurs des premiers romans d’auteurs inconnus. Le hic, c’est que si jamais cet auteur se vend, son deuxième livre sortira chez un grand éditeur, qui l’aura acheté à un prix hors d’atteinte du petit éditeur.
Juliette Joste
Jean-Yves Masson, vous traduisez depuis plusieurs langues européennes, vous considérez-vous comme un passeur ou, au-delà, comme un médiateur entre les langues ?
Jean-Yves Masson
J’ai longuement critiqué dans mes travaux et mes séminaires la métaphore du « passeur » qui est devenue très courante, qui est un cliché très à la mode, mais qui, sous une apparence faussement poétique et flatteuse, rend assez mal compte de ce qu’est la traduction. Vous montez dans la barque du passeur : il vous fait passer sur l’autre rive, oui, mais c’est le même personnage qui débarque de l’autre côté, et une fois le fleuve franchi, le processus a pris fin, le travail est fait, il n’y a pas à y revenir. Le passeur est donc un intermédiaire, mais au-delà du passage son rôle est terminé. La traduction, ce n’est pas du tout cela, ce n’est pas transmettre un texte qui passerait tel quel d’une rive à l’autre : il est métamorphosé par le traducteur. Le traducteur fait « passer » l’œuvre si l’on veut d’une langue à l’autre mais, du fait qu’elle passe, ce n’est justement pas la même œuvre, elle a subi une métamorphose qui est justement le passage d’une langue à l’autre, avec tout ce que cela implique de transformations phonétiques, grammaticales, syntaxiques, etc. La métaphore du passeur ne fonctionne donc pas et il faut la critiquer, car c’est encore une façon de traiter le traducteur comme un subalterne qui accomplit une tâche de type mécanique : or ce n'est pas vrai, le traducteur réécrit entièrement l'œuvre. Quand vous lisez une traduction vous lisez les mots du traducteur, pas les mots que l’auteur a écrits. Il faut donc rendre au traducteur le statut d'auteur : le traducteur est un réécrivain, donc un écrivain.
Uli Wittmann
Pour ma part j'utilise l'image du pont.
Jean-Yves Masson
L'histoire des métaphores sur la traduction est très longue, aucune n'est vraiment adaptée à ce qu’elle tente de décrire. C’est cela qui est passionnant, bien sûr, mais doit aussi inciter à les utiliser avec une certaine prudence.
Pour ma part, je me considère comme un militant de la littérature étrangère, peut-être d'ailleurs plus encore en tant qu'éditeur, ce qui est maintenant mon métier principal car j'ai moins de temps qu’autrefois pour traduire. Je constate la difficulté de faire lire les traductions : il est bon qu'elles existent, c'est déjà une première chose, mais il est extrêmement difficile de leur trouver des lecteurs. En tant que traducteur je suis comblé quand je travaille sur la poésie et le théâtre, mais cela concerne très peu de lecteurs, et c'est dommage.
Force est de constater que les chiffres de vente en littérature étrangère sont très faibles. Pour moi cela tient d'une part à l'éducation, dont j’ai parlé, et d'autre part à l'état présent de la critique littéraire. Il n'y a plus en France de critiques spécialisés dans la littérature étrangère comme ont pu l’être Nicole Zand ou Claude Michel Cluny, encore moins de critiques spécialistes d’une aire culturelle ou linguistique précise. Rares sont dans la presse française les critiques professionnels qui peuvent dire qu'ils connaissent bien une littérature donnée et qui savent situer un auteur lorsqu'un livre est traduit. Cela tient à un fait qui recoupe les raisons pour lesquelles il y a peu de lecteurs : c'est que l'enseignement des langues est en France dans un état assez lamentable et que la formation intellectuelle en souffre.
En effet, l'anglais a absolument tout écrasé et la diversité linguistique n’est plus aucunement défendue. À force de rencontrer des lecteurs dans des salons du livre, des librairies ou des débats publics, l’expérience m’a montré que, quand on lit des livres d’une certaine littérature en traduction, c'est qu'on a quand même au moins un peu étudié la langue en question. Par exemple, ceux qui lisent la littérature allemande ou italienne n'arriveraient peut-être pas à lire des romans italiens ou allemands dans la langue originale, et c'est bien pour cela qu'ils ont besoin de traductions, mais ils ont quand même une idée de la littérature italienne ou de la littérature allemande et plus encore des pays de langue allemande ou de l’Italie : ils ont étudié l’allemand ou l’italen dans le secondaire, ou au moins ils sont allés dans les pays en question, car c'est souvent à l’occasion d’un voyage que l'on commence à s'intéresser à une littérature. Et plus on le fait jeune, mieux c'est. Malheureusement, des langues aussi importantes pour la culture européenne que l’allemand et l’italien, sans parler des autres, sont aujourd’hui devenues des langues rares, des langues dont on a, par une politique assez méthodique, réduit l'enseignement le plus possible dans le secondaire, ce qui est extrêmement inquiétant. Et c'est bien le fruit d'une volonté politique. Cela s'explique par des considérations de pédagogie qui sont, à mon avis, de très, très mauvais aloi, et qui même visent à la destruction de la vie intellectuelle en France.
C'est pour cela que les traductions de l'anglais représentent plus de 60 % de ce qui se publie aujourd’hui en matière de traductions. En fait, il s'agit surtout de traductions de l'américain ! On parle de littérature européenne : mais ce qui nous inonde, c'est la littérature américaine, dans des proportions qui sont évidemment sans aucun rapport avec le talent réel des auteurs, avec l’importance réelle de cette littérature. Il faut quand même dire la vérité : on nous vend chaque mois un auteur nouveau comme le « romancier du siècle ».
Juliette Joste
On le vend et on l'achète…
Jean-Yves Masson
Cela tient aux enjeux économiques, au savoir-faire des agents littéraires mais aussi à l'intérêt que la culture américaine suscite logiquement : puisqu'elle nous domine, nous essayons de la comprendre.
Mais c'en est trop ! Au-delà d’un certain point, ces « parts de marché » excessives ne sont plus justifiées. Et surtout, ce raz-de-marée permanent des auteurs américains est extrêmement dommageable pour des pays d'Europe dont les littératures devraient être connues et ne le sont pas. Combien de traductions par an pour le hongrois, le grec moderne, le néerlandais, le suédois, le danois ? C'est cela qui est vraiment inquiétant et c'est ce qui fait que l'on ne perçoit pas, en France, l'identité culturelle de l'Europe.
Je pense que la situation est identique dans les autres pays. On évoquait la traduction d'une petite langue vers une petite langue, mais cela vaut aussi d'une petite langue vers une grande, en dépit du travail admirable de certains traducteurs. Certes, on observe aussi certains effets de mode, comme l'engouement actuel pour les romans policiers d'Europe du Nord. Mais cela ne suffit pas car ces modes ont des effets éditoriaux très ponctuels, et la curiosité n'est pas entretenue par les médias. Tout est fait par exemple pour ne pas inviter d'auteurs étrangers dans les émissions littéraires : on ne les invite pas du tout s’ils ne parlent pas le français, et on n’accepte la traduction simultanée que pour les auteurs américains.
Il faut donc aussi changer les habitudes des médias, et on ne peut qu'être assez pessimiste vis-à-vis de l'état présent des choses. Pour qu’elles changent, il faut une volonté politique qui passe par l'enseignement.
Juliette Joste
Vous soulignez la nécessité de rééquilibrer les échanges pour l'instant très peu harmonieux.
Uli et Martin ont déjà critiqué la notion d'Europe de la traduction et souhaité insister davantage sur la littérature universelle. J'aimerais que l'on approfondisse cette notion, notamment avec Leyla car, en créant la Société européenne des auteurs, elle a clairement adopté un positionnement européen.
Leyla Dakhli
Bien évidemment, c'est la littérature universelle qu'il faut défendre, je n'ai absolument aucun doute à ce propos et je n'entrerai donc pas dans ce faux débat.
De la même façon qu'il y a des associations de traducteurs européens, nous sommes une association « en Europe ». L'Europe est un continent où arrivent et à partir duquel repartent un certain nombre de littératures mondiales. On peut s'en désoler car c'est le résultat d'un rapport de forces, mais c'est aussi un héritage. C'est vrai aussi dans l'apprentissage des langues : il ne faut pas aborder la question du point de vue seulement du mode d'enseignement et de la raréfaction d'un certain nombre de langues, mais aussi de la valorisation des langues parlées sur le continent européen, en particulier sur le sol français puisque c'est là que nous nous trouvons. Je pense notamment aux immigrés qui arrivent en parlant une langue et à qui on dit qu'il faut tout de suite l'oublier pour mieux s'intégrer, au lieu de valoriser la traduction en tant que telle et le maintien de ces langues comme richesse nationale. Il ne faut jamais oublier cet aspect lorsque l'on parle de l'Europe, car c'est aussi et peut-être surtout se qui fait son intérêt.
Pour notre part nous nous efforçons de faire des propositions dont nous savons pertinemment qu'elles ne peuvent régler tous les problèmes, mais qui s'inscrivent dans une certaine dynamique. Il a été dit tout à l'heure que l'une des transformations qui affectent la traduction, c'est le temps et le mode de circulation de l'information lié à internet, en particulier au web 2.0. On retrouve cela dans l'une des propositions que nous sommes en train d'élaborer. Pour créer une communauté, pour instituer une forme de coopération entre des gens qui s'intéressent à la traduction et qui veulent la promouvoir, il ne faut pas subir ce nouvel état des choses mais plutôt l'utiliser. Si l'on s'intéresse aux nouveaux objets liés au 2.0, à un certain nombre d'expérimentations et pas simplement à la manière dont on lit mais aussi à la manière dont on peut relire, il est possible de créer des communautés afin de mettre des lectures à la disposition des traducteurs qui ne sont pas assez importants pour avoir à la fois des scouts et l'argent pour payer les droits. Nous proposons de créer une plateforme pour la traduction, une sorte de Facebook du livre. L'idée est à la fois de préserver les droits et de faire monter les standards des contrats en protégeant le métier de traducteur mais aussi d'ouvrir des contributions à toute la richesse qui peut être proposée : notes de lecture, conseils de traductions, etc. Cela se ferait au sein d'une communauté fermée qui réunirait les gens du livre au sens large – traducteurs, auteurs, éditeurs – et cela permettrait d'économiser sur un certain nombre de choses et de mettre en commun, de se reconnaître. Certes, il n'y a pas de traduction d'une petite langue vers une petite langue, mais il n’y a pas non plus, en tout cas moins qu'il y a 30 ou 40 ans, d'affinités entre petits éditeurs qui pourraient savoir qu'ils traduisent le même type d'ouvrages qui pourraient s'échanger gratuitement les droits sur des livres pour pouvoir les traduire. Il s'agit donc d'utiliser cette nouvelle communication, de la vider de sa signification commerciale et de mettre à profit ce qu'elle permet techniquement pour partager plus facilement.
Toutes les propositions que nous faisons ne peuvent effacer ce que j'ai dit précédemment : pour nous, si cette plate-forme doit exister, c'est aussi parce qu'elle doit créer une communauté forte, qui sert à pousser une politique du livre. Si les gens se mettent à travailler ensemble et à construire de petites choses, sans nourrir obligatoirement de très grandes ambitions, cela peut inciter à ce que les aides à la traduction soient davantage attribuées à des travaux de petite langue à petite langue. Si l'on veut qu'il y ait des priorités politiques, il faut aussi se mettre en capacité de les faire émerger.
Uli Wittmann
Je veux vous raconter une histoire assez banale mais qui se déroule sur une période de 25 ans. Il y a 25 ans, j'ai rencontré une éditrice que je connaissais très bien qui m'a demandé si je pouvais lui conseiller un bon auteur français, non seulement pour un livre mais pour en assurer le suivi. Je venais de lire Désert de Le Clézio, j’étais absolument enthousiasmé et je lui ai donc conseillé de commencer par Désert. J'ai ensuite traduit une dizaine de livres de Le Clézio et ce compagnonnage a duré jusqu'en 2006. Mais les ventes étaient de moins en moins bonnes et l'éditeur qui perdait de l'argent se demandait chaque fois s'il n'allait pas arrêter. Je lui répondais à chaque fois que cela serait une erreur qu'il regretterait le jour où Le Clézio aurait le prix Nobel. C'était une plaisanterie, mais à moitié seulement car je savais que chaque année la SGDL proposait sa candidature au Nobel. Pourtant, l'éditeur a arrêté en 2006, après que j'ai traduit Révolutions, pavé de 550 pages.
Continuant à considérer Le Clézio comme un auteur majeur, j'ai regretté qu'il ne soit plus traduit en Allemagne et je suis allé voir un autre éditeur. Malheureusement, Le Clézio venait de publier Ourania, qui n'est sans doute pas son meilleur ouvrage, et il était difficile d'arriver chez un nouvel auteur avec un tel roman. J'ai donc suggéré que l'on commence par L’Africain, petit livre magnifique qu'il avait écrit auparavant en hommage à son père – sujet qu'il avait précédemment abordé sous forme romanesque dans Onitsha – dont les droits n'avaient pas été vendus en Allemagne. C'est donc cette excellente maison littéraire de Munich qui a acheté les droits et L’Africain est sorti en septembre 2008.
En octobre 2008, Le Clézio obtient le prix Nobel… Stupéfaction en Allemagne. Celui que l'on appelle le « pape littéraire », Marcel Reich-Ranicki, vieux monsieur qui faisait la pluie et le beau temps déclara alors qu'il ne l'avait pas lu et une critique très influente écrivit que « l’œuvre de le Clézio suinte l’ennui »… On s'efforça alors de trouver d'autres critiques littéraires qui auraient quelque chose à dire. L’un d’entre eux, qui parlait un peu le français, se souvenait que Le Clézio travaillait sur des mythes « hindous ». Cela tenait à un problème de langue car Le Clézio a travaillé au Mexique, il est allé dans les «pueblos» où il a recueilli de la littérature orale « indienne »… Or, si en français le mot « indien » recouvre aussi bien les indiens d'Amérique latine que d’Inde, il existe en allemand deux mots différents – Inder et Indianer. On retrouva pourtant ensuite cette phrase dans les commentaires de tous les critiques parce que personne ne connaissait Le Clézio et parce que personne ne pouvait lire quoi que ce soit de lui à l'exception de L'Africain, seul ouvrage disponible parce qu'il venait de sortir tandis que tous les autres étaient épuisés…
C'était l'époque de la Foire du livre de Francfort et j'ai reçu un appel de la maison d'édition qui avait arrêté après Révolutions qui m’annonçait que tous les livres précédents allaient ressortir en poche en moins d'une semaine et tel a bien été le cas avant même la fin de la Foire. Ensuite, les deux éditeurs se sont battus pour avoir les droits de Ritournelle de la faim, le roman que Le Clézio avait publié entre-temps.
Cette histoire rocambolesque est révélatrice de l'état de la critique qui peut laisser tomber un auteur considéré comme majeur dans le pays voisin et même au-delà puisqu'il reçoit le prix Nobel.
Juliette Joste
Peut-être aurons-nous l'occasion de revenir sur la critique, mais j'aimerais que l'on parle des besoins et des préconisations.
De nombreuses discussions sont en cours au niveau européen. Je veux simplement citer, parce que l'on parle moins ici de sciences humaines que de littérature, l’appel qu’a lancé en 2009 un collectif de chercheurs « pour une édition en sciences humaines réellement européenne ». On y recense le besoin d'un observatoire pour identifier les manques en matière de traduction, la nécessité de la reconnaissance du travail du traducteur, le projet de publication de livres en commun entre éditeurs européens, la question du financement de cette politique par le programme « Culture » de l'Union.
Peut-être Jean-Yves Masson pourrait-il revenir sur l'idée de bourses à destination des critiques littéraires afin de favoriser la promotion des littératures étrangères. Cette piste paraît-elle intéressante ?
Jean-Yves Masson
Oui, permettre à des critiques de séjourner à l'étranger serait une bonne chose.
Mais il y a beaucoup à faire dans l'enseignement, dans la formation des enseignants aussi bien que dans les programmes. Je pense bien sûr à la question de l’apprentissage des langues étrangères, où une offre diversifiée doit être maintenue ou plutôt restaurée, mais aussi à la sensibilisation des élèves à l'importance de la traduction et à la formation des professeurs de français au traitement des œuvres lues en traduction. Nous avons essayé avec mon collègue Yves Chevrel de faire des propositions en ce sens et de proposer des sessions de formation au ministère de l’Education Nationale, mais c'est extrêmement difficile. Quand un professeur fait son cours en se servant d'une traduction, les processus d’étude du texte ne peuvent pas être les mêmes qu'avec un texte original. C'est une des caractéristiques de la traduction : quand vous la lisez, vous savez que vous lisez une traduction, même si vous l'oubliez – et Dieu sait que les critiques l'oublient.
Il y avait naguère à l'Unesco un programme extrêmement intéressant qui portait sur les « œuvres représentatives » de chaque culture. Ce programme a disparu, mais il a eu beaucoup d'effets visibles dans l'édition, il en reste un riche patrimoine culturel. Pourquoi ne pas lancer quelque chose de similaire au niveau européen, chaque pays étant ainsi amené à dresser la liste des œuvres représentatives de sa culture et à les faire traduire dans les autres langues lorsqu’elles ne l’ont pas encore été ? Bien sûr, de telles listes peuvent concerner les écrivains contemporains, mais il faut aussi viser les œuvres classiques.
Pour l’instant, chaque pays fait ce qu'il peut. Ainsi, en France, le Centre national du livre a publié des « listes de lacunes » avec le concours des commissions successives chargées de la littérature étrangère, et c’était une bonne chose, mais une coordination européenne de telles initiatives serait sans doute profitable. Si cela n'est pas fait, cela tient peut-être aussi à une certaine opacité des institutions européennes : il est très difficile de savoir où se fait telle ou telle chose et les procédures me paraissent extrêmement compliquées.
Martin de Haan
Les procédures pour les traductions ont quand même changé depuis 2008. L'Agence exécutive utilise maintenant un e-formulaire très facile à remplir, et des taux fixes (« flat rates ») par pays permettant d'éviter les procédures administratives compliquées.
Jean-Yves Masson
J’avoue que je m'y étais intéressé avant cette date. J’avais été tellement découragé que je n'ai plus regardé depuis lors.
Martin de Haan
Le grand problème est que, dans le programme « Culture » de l'Union européenne, il faut toujours que le projet concerne trois pays ou bien sept et cela ne fonctionne pas pour des traductions. C'est pour cela qu'un volet spécifique a été créé. Mais deux millions d'euros pour toute l'Europe, c'est bien peu !
Juliette Joste
Peut-être pourriez-vous nous dire un mot de Petra.
Martin de Haan
C’est un congrès qui sera organisé à Bruxelles du 1er au 3 décembre sur le thème de la traduction littéraire et des traducteurs en Europe et qui traitera donc de toutes ces questions : formation, visibilité, conditions de travail, philosophie et politique de la traduction.
Juliette Joste
Avec l'ambition de le faire au niveau européen.
Leyla Dakhli
Ainsi que de publier un livre blanc et de mettre en commun toutes les expertises.
Martin de Haan
On appelle cela « a plea for change » (un plaidoyer pour le changement), mais on ignore ce qu’il faut changer…
Juliette Joste
Il s'agit de dresser une liste de besoins et de revendications, mais aussi de créer quelque chose…
Martin de Haan
L’idée est non pas de créer une structure mais d'écrire une sorte de pamphlet qui agisse dans le contexte européen et national. Ce projet a bénéficié d'une subvention européenne, c'est très bien, mais ce financement n’est que ponctuel.
Leyla Dakhli
Un des gros problèmes des politiques européennes est en effet la non pérennité d'un certain nombre de postes budgétaires. L'énergie que tout le monde consacre à demander et à redemander des subventions à l'Europe pourrait être employée ailleurs.
Martin de Haan
J’ai quand même une bonne nouvelle même si ce n'est pas encore officiel : la Commission propose une hausse de 37 % du programme pour la culture ce qui est énorme : la politique européenne semble commencer à comprendre que la culture est essentielle pour le projet européen lui-même. Il appartient maintenant aux États membres de se prononcer et les choses vont être difficiles…
Leyla Dakhli
On ne peut pas obtenir d'aide européenne à la traduction dans le domaine des sciences sociales et humaines, ce qui pose quand même problème.
S'agissant de la spécificité de la recherche, de la circulation du savoir et de la possibilité de traduire, il existe un certain nombre d’effets pervers que l'on ne peut balayer en se contentant de dire qu'il faut davantage d'argent. Si on sonde le monde universitaire et celui des revues, par exemple en France, on s'aperçoit que la demande est souvent d'être traduit en anglais. Cela tient tout simplement au fait que les politiques d'évaluation de la recherche reposent sur le référencement dans des revues américaines ou anglaises, donc sur la publication en anglais. On ne peut faire abstraction de telles logiques et il convient de se demander si l'on est capable de recevoir des articles dans des langues mineures et de les traduire avant pour les faire expertiser. Ce sont des questions que l'on aborde qu'à la marge en ce qui concerne par exemple les revues alors qu'elles sont au cœur des problématiques non pas simplement dans l'échange littéraire mais dans l'échange des savoirs.
On peut se demander si, en dehors même des sciences humaines, la notion d'Europe de la traduction a à voir avec la lutte contre l'hégémonie de l'anglais.
Jean-Yves Masson
Je ne suis pas ennemi de l'anglais puisque je le traduis et que je l’aime. Je dirais exactement la même chose du français si l'on était encore au XVIIIe siècle et s’il était hégémonique ! Mais vous avez parfaitement raison : c'est l'hégémonie en soi et la domination absolue d’une langue sur les autres qui sont mauvaises. On peut comprendre que les scientifiques aient besoin d'une langue commune, et l'anglais joue aujourd'hui pour eux le rôle qui était celui du latin à l’âge classique. C'est probablement inévitable pour la transmission des sciences exactes, mais ce n’est peut-être pas définitif, et surtout cela ne se justifie que dans les sciences où la langue est un pur outil fonctionnel (si tant est qu’elle puisse jamais n’être vraiment que cela). Ces sciences sont assez rares.
En revanche, dans le domaine de la littérature, où la langue est la chose la plus importante – tout comme d'ailleurs dans les autres domaines de la pensée : la philosophie, les sciences humaines – il est évident que la domination d'une seule langue est un appauvrissement terrible. L'idée même que nous acceptions qu’au sein de l'université des critères d'évaluation qui valent pour les sciences exactes soient transposés sans aucune modification aux sciences humaines représente une catastrophe intellectuelle et institutionnelle aux conséquences gigantesques. Nous sommes en proie à la dictature d’une « évaluation » permanente qui valorise sciemment celui qui recourt à la langue anglaise. Cela vaut aussi pour la formation intellectuelle en général et, en fait, pour toutes les sortes d’évaluation : ceux qui travaillent en littérature comme en sciences humaines se sont laissé piéger par le modèle des sciences exactes, et c'est une calamité.
Juliette Joste
Je n’aimerais pas que nous terminions sur ce mot…
Martin de Haan
Mais c'est une calamité contre laquelle on pourrait lutter : on peut quand même dire que le vocabulaire de la recherche ne convient pas à ce que nous faisons, le mot recherche lui-même ne convient pas !
Juliette Joste
Essayons de regarder l'avenir de façon plus positive. Pensez-vous que la condition des traducteurs en Europe et que les échanges vont dans le bon sens ? Que montrent de ce point de vue les travaux que vous avez menés depuis 2007 ?
Martin de Haan
La prédiction est un art difficile...
Je pense qu'il y a quand même une tendance positive à l'heure actuelle, par exemple pour la visibilité du traducteur : dans certains pays les éditeurs eux-mêmes commencent à proposer de mettre le nom du traducteur sur la couverture, ce qui est étonnant. Je me suis battu pendant des années pour cela aux Pays-Bas et cette demande a été satisfaite cette année sans aucun problème. On enregistre donc quelques petits progrès.
Il y a aussi des effets négatifs, par exemple de Google translate : à l'occasion d'une foire du livre à Amsterdam, le public est venu sur le stand des traducteurs littéraires en demandant si cela ne se faisait pas tout simplement par ordinateur… Et il a fallu expliquer que « non, cela se fait à la main et c'est moi le traducteur »… Tout ce qui passe par internet apparaissant comme automatique, les gens ne comprennent plus du tout ce qu’est la traduction littéraire et cela a aussi des effets négatifs sur nos conditions de travail : on attend que l'on produise vite un texte, qu'il soit bon ou pas.
Au total je ne sais donc pas du tout s’il faut être positif ou négatif…
Leyla Dakhli
Je suis extrêmement positive par nature, ce qui ne signifie pas être aveugle mais prendre acte d'un certain nombre de contraintes et de difficultés spécifiques.
Avec le développement de la traduction automatique, ceux qui sont le plus à plaindre sont sans doute les traducteurs pragmatiques. Mais pour nous, traducteurs littéraires, cela peut être l'occasion de retrouver notre cœur de métier. C'est ce que je dis souvent à des éditeurs lorsque nous parlons des nouvelles formes de livres : un imprimeur est-il un éditeur ? Les nouvelles formes du livre ne nous permettent-elles pas de travailler sur l'essentiel, c'est-à-dire le texte, ainsi que sur la façon dont on peut le faire lire. Pour un traducteur littéraire, le fait qu'une partie de la traduction s'automatise n’est-elle pas l'occasion de faire valoir ce qui fait la différence, donc de travailler de manière encore plus résolue sur les aspects humains, y compris en utilisant la technique ? Tout n’est donc pas négatif dans ce phénomène, il y a aussi des choses positives à en tirer.
Martin de Haan
Je ne suis pas opposé à la technique, dont je me sers beaucoup. Mais la question est celle de la compréhension par le public.
Juliette Joste
Uli, un dernier mot : faudrait-il un ministère européen de la culture ?
Uli Wittmann
Euh… Je ne sais pas si cela résoudrait vraiment les problèmes.
Pour revenir sur un autre sujet, je pense qu'il ne faut pas forcément multiplier les traducteurs car la moitié de ceux qui arrivent chaque année sur le marché vont être au chômage. Il faut donc insister sur la qualité mais pas sur le nombre.
Juliette Joste
Y a-t-il des questions ?
Jörn Cambreleng
Je partage pleinement le diagnostic de Jean-Yves Masson en ce qui concerne l'enseignement des langues en France : on assiste à une régression terrible qui a des conséquences sur la réception des traductions. Si l'on veut élargir la question au niveau européen, il y a sans doute une action à mener. On peut aussi agir sur la formation des enseignants, notamment sur la façon d'enseigner la littérature : si les enseignants ne sont pas sensibilisés eux-mêmes aux questions de traduction comment pourraient-ils remplir leur rôle de transmission ? L'enseignement des langues est donc le premier maillon sur lequel on pourrait espérer agir.
S'agissant de la politique européenne proprement dite, début 2009, à la première réunion de RECIT (Réseau européen des collèges de traducteurs littéraires), j'ai trouvé un certain nombre de partenaires très démobilisés après que deux demandes de subventions au titre du programme « Culture » avaient été refusées en 2008. Après réflexion et diagnostic et surtout après avoir appris qu'il y avait une autre possibilité, non pas dans le programme « Culture » mais dans le programme « Éducation et formation tout au long de la vie », nous avons décidé de monter un autre dossier autour d'un projet de formation des traducteurs qui rejoint celui de la Fabrique des traducteurs. Celui-ci a obtenu la quasi-totalité de la subvention demandée, le rapport d'expertise ayant souligné que le dossier incluait les langues turque et arabe. La Commission semble donc consciente de la nécessité d'intégrer les langues de migrants et du fait qu'il s'agit de langues européennes puisqu'elles sont parlées en Europe. C'est plutôt un signe positif.
J'ai toutefois appris hier que cet aspect du programme européen ne serait pas reconduit. Même si l'on observe une certaine prise de conscience au sein de la Commission, que confirme la demande aux États membres d'augmenter de 37 % le budget du programme « Culture », même si la nécessité de soutenir la traduction est de mieux en mieux comprise, il faut pousser pour que tout ceci se traduise en actes. Je crois que c’est l’endroit où nous en sommes.
Esther Allen
Le New York Times a récemment publié sur Google translate un article dans lequel il était très bien expliqué qu’il s’agit d’un moteur de recherche, c’est-à-dire qu’il va chercher en ligne tous les exemples antérieurs de traduction d’une phrase donnée. Dans le même article figurait le récit d’une expérience avec Google translate à partir de la première ligne de romans très connus : il était très facile au moteur de recherche d’aller chercher la première ligne des traductions du Petit prince ou de Cent ans de solitude. Et le nom du traducteur n’apparaissait même pas : il était simplement le « Human translator »... La machine procédait donc à un plagiat pur et simple du travail d’un être humain…
J’ai immédiatement réagi auprès de l’éditeur mais mon courrier n’a jamais été publié. En revanche, le New York Times m’a contactée pour me demander d’écrire un article sur le thème « l’avenir de la littérature est assuré parce que Google translate va nous révéler tous les petits romans de toutes les petites langues que nous ne pouvions pas lire jusqu’ici » ! J’étais tellement hors de moi que cela m’était impossible et j’ai demandé à David Bellos de le faire. Il a écrit un très bon article très diplomatique expliquant que Google translate est très bien si vous êtes coincé avec votre téléphone cellulaire en dessous d’un immeuble qui s’est écrasé sur vous en Haïti : dans ce cas, disposer d’une traduction mécanique pour communiquer avec les sauveteurs peut être utile. Mais pour un roman, ça ne marche pas !
S’agissant du numérique et de l’informatique en général, cela peut paraître étonnant dans le contexte français mais ces derniers temps, la nouvelle source considérable d’appui financier à la traduction, c’est Amazon… Ayant décidé qu’elle pouvait gagner de l’argent en publiant des traductions à l’anglais, l’entreprise a créé la série Amazoncrossing qui publie uniquement des ouvrages numériques. En outre, quand un livre a du succès, il peut être imprimé. Amazon a versé de l’argent à des organisations de traducteurs, aidé a établir des prix pour les traducteurs : ils ont fait beaucoup, à coups de donations de 20 000 dollars, pour renforcer le petit monde de la traduction.
Enfin, je suis enseignante à la City University of New York, université des immigrés qui arrivent de tous les pays et parlent 150 langues. Or, nous avons appris la semaine dernière que l’on y supprimait tout simplement l’obligation d’étudier les langues étrangères : la politique poursuivie est désormais « English only » !
Pierre Janin, Inspecteur général de l'action cultruelle, chargé de mission pour le plurilinguisme, DGLFLF
Je suis ici avec plusieurs casquettes mais je veux tout d'abord mettre celle de mon travail d'expert sur le plurilinguisme et la traduction à la délégation à la langue fraçaise et aux langes de France du Ministère de la Culutre.
Je souhaite apporter quelques nuances à des choses qui ont été dites. On a beaucoup parlé du rôle de l’Europe de la traduction. L’Union européenne, c’est un objet encore non identifié sur le plan politique ; c’est un club d’États membres qui fonctionne sur le principe de la mise en commun dans un certain nombre de petits domaines et de subsidiarités dans beaucoup d’autres. Dans les traités, la culture ne fait pas encore partie de quoi que ce soit qui soit mis en commun. Il y a là un obstacle fondamental.
Il se trouve que je suis un des destinataires réguliers en France de ce que l’on appelle des « non-papiers » (rédigés en anglais), auxquels il faut réagir en général très rapidement… C’est à ce titre que je dispose de quelques informations quant à l’augmentation de 37 % du programme « Culture ». C’est effectivement ce que la Commission a proposé mais elle escompte obtenir environ 10 % tandis que la Troïka – c’est à dire la présidence actuelle, la précédente et la suivante – cherche à ne pas aller au-delà de 5 %... Et tout ceci porte sur l’ensemble du programme « Culture et médias » qui couvre énormément de sujets, au sein desquels la traduction n’est qu’une petite goutte d’eau et la traduction littéraire une goutte d’eau de la goutte d’eau… Je suis désolé d’être porteur d’une mauvaise nouvelle.
Juliette Joste
En effet : pour la note positive, c’est raté !
Pierre Janin
J’ai conscience d’être « schizophrène » en disant cela, mais je milite pour un plurilinguisme européen, pour une égalité des langues, pour des transferts faits par les traductions – j’ai moi-même été longtemps traducteur, c’est un métier que je connais et que j’aime. Je veux dire qu’il n’y a pas de politique explicite du « tout-anglais » : on n’oblige personne à s’assimiler et à oublier sa propre langue. Les moyens sont infiniment plus retors.
Leyla Dakhli
Ce n’est pas vrai : dans le fameux rapport sur la délinquance à moins de trois ans, sur le graphique, on voit bien que l’un des critères qui font que vous devenez plus facilement délinquant que d’autres, c’est précisément que votre langue maternelle n’est pas le français. Il y a donc bien une politique en la matière.
Pierre Janin
Cette partie du rapport a été invalidée, à notre demande, par le Conseil d’État.
Leyla Dakhli
Encore heureux !
Pierre Janin
Il faut s’intéresser plus encore que ne l’a proposé Jean-Yves Masson à la question de l’éducation au sein de cette construction nouvelle, decet OVNI qu’est l’Europe, qui n’est ni fédéraliste ni confédéraliste ni une sorte de club, mais quelque chose qui se cherche. En Europe comme partout l’éducation doit lutter contre des idées reçues et des idéologies. Or, avec la subsidiarité, les éducations restent nationales et l’on y éradique l’autre au motif qu’il est étrange parce qu’étranger, y compris en Europe. Il faudrait placer les langues au cœur de l’éducation par toute une série d’approches diverses et parfaitement complémentaires : éveiller à la diversité par l’éveil aux langues, donner des cours en deux ou trois langues sur le modèle des classes européennes ou « bilangues », qui fonctionnent de mieux en mieux mais qui ne sont pas encore totalement entrées dans les mœurs. Il ne faut pas que les réductions budgétaires conduisent à ne garder que des professeurs d’anglais quand bien même la demande des parents porte prioritairement sur cette langue.
Jean-Yves Masson
C’est faux ! On voit très bien comment on a tué l’enseignement de l’allemand en France : il y avait une demande très forte, on a refusé d’y répondre, on a divisé par deux puis par trois le nombre de places au CAPES et à l’agrégation. Il est ensuite facile de dire aux parents que l’on n’a pas de professeur et qu’il vaut mieux faire un autre choix… Actuellement, il y a en France plus d’enfants qui apprennent le chinois que l’allemand. C’est quand même hallucinant alors que l’Allemagne est notre premier partenaire économique ! On ne doit guère s’étonner dès lors que les choses ne fonctionnent pas et que les hommes politiques disent des bêtises quand ils parlent de l’Allemagne. On fait comme si la culture et la culture littéraire étaient des choses éthérées, dépourvues de rapport avec la réalité, comme d’il s’agissait d’une nourriture pour l’esprit. Quand on veut comprendre un peuple il faut lire sa littérature : nos hommes politiques ne la connaissent pas, c’est pour cela qu’ils disent des bêtises...
Le problème, c’est la coïncidence entre la culture et l’enseignement. Vous savez bien que le ministère dont vous faites partie et celui de l’éducation nationale ne s’entendent pas très bien et qu’il n’y a pas entre eux de coordination des politiques.
Pierre Janin
Pire, il y a une opposition et une fin de non-recevoir.
Pour compléter ce que vous dites sur la culture, je vous informe qu’il y a actuellement en Allemagne des centaines, voire des milliers de postes d’ingénieurs ou de responsables prêts à être pourvus et pour lesquels les entreprises transnationales demandent des francophone qui soient aussi germanophones ! On ne trouve pas 2000 ingénieurs français capables d’exercer normalement leur métier en allemand et voilà 2000 chômeurs de plus !
Jean-Yves Masson
J’ajoute qu’en France, dès lors que l’on parle couramment une langue étrangère, il est impossible de se trouver au chômage. On connaît donc le remède au chômage : c’est de faire apprendre des langues aux gens ! Pourquoi ne l’applique-t-on pas ?
Pierre Janin
Pas seulement, c’est aussi d’apprendre certaines compétences, par exemple à recevoir les langues. Le travail asymétrique du traducteur est là très important.
Une intervenante
On peut faire un parallèle entre ce qui nous a été dit à propos de Le Clézio et la stupéfaction des critiques français lorsque Imre Kertész a eu le Prix Nobel : « mais qui est ce total inconnu ? » se sont-ils demandé. Les éditions Actes Sud avaient pourtant fait un travail de découvreur, mais personne ne l’avait lu !
S’agissant de littérature hongroise, je vous recommande la lecture de la très jolie nouvelle de Dezsö Kosztolanyi traduite sous le titre Le traducteur cleptomane.
Jean-Yves Masson
C’est un texte que je connais bien.
Quand Tomas Tranströmer a eu le Prix Nobel tout récemment, la stupéfaction des journalistes a aussi été totale alors qu’il est disponible en poche dans la collection Poésie/Gallimard. Mais, du moment que ce n’est pas un auteur que les critiques connaissent déjà ou un anglophone, c’est comme s’il n’existait pas ; ils se demandent ce qui a bien pu passer par la tête du jury. Certains journalistes ont même osé reprocher aux Suédois de donner trop souvent le prix Nobel à des Suédois, alors que depuis toujours c’est justement le contraire qui s’est produit, le palmarès du Nobel ne comporte qu’un nombre infime d’auteurs suédois…
Jean Sarzana
Je souhaite ajouter deux petites observations à propos de l’Europe.
Ayant été quelques années expert à Bruxelles, un peu contre mon gré, je crois que ce que l’on ne voit pas très bien du point de vue littéraire, car il s’agit quand même d’une sphère un peu à part par rapport au monde politique, c’est qu’à Bruxelles les langues sont des ennemies. Pour les instances politiques qui tiennent l’Europe, la simplicité c’est l’anglais et le principe est de n’avoir que ce dernier comme langue de travail, le français ayant perdu depuis longtemps ce statut pourtant garanti par les traités. Mais plus personne n’en parle et, surtout, ne le défend. Comment dès lors demander aux dirigeants européens de traduire en actes la diversité culturelle, qui nous concerne d’ailleurs moins en tant que Français car, soit dit sans chauvinisme, notre langue conserve un certain poids. Mais défendre d’autres langues moins importantes quand on est Français, cela ne se fait pas spontanément. Et, comme le système n’y concourt pas, personne ne s’y attache. L’exemple politique n’est donc pas bon du tout et le poisson pourrit par la tête.
Je pense par ailleurs que créer un ministère européen de la culture serait une profonde absurdité. Nous avons, en France et dans quelques pays d’Europe la chance de disposer d’une politique nationale, globale, du livre et de l’écrit. Nombre de voisins nous envient, en particulier, ce que fait le CNTL sur la traduction. Tous les pays n’ont pas cette chance mais, s’il y a un ministre européen, nous subirons tous le sort des voyageurs attiques que Procuste étendait sur son lit : il étirait les petits, coupait les jambes des gros et tout le monde avait la même taille… Les autorités de Bruxelles n’ont par exemple jamais compris ce qu’était le prix fixe du livre. Plusieurs pays s’y sont essayés au-delà des frontières mais parce que la langue était la même, par exemple entre les Flamands de Belgique et les Néerlandais – en dépit de tout ce qui les oppose – ; entre les Autrichiens et les Allemands, entre les Irlandais et les Anglais ; la Commission a dit « non, vous parlez la même langue, ce n’est pas mon problème ; les pays sont différents, c’est transfrontalier, c’est communautaire, c’est contraire à la concurrence. Nous vivons toujours sur ce raisonnement parfaitement imbécile. Sans faire d’anti européanisme, je crois qu’il faut garder ses valeurs nationales. La diversité culturelle, ce n’est pas seulement fait pour les Bororos ou les Tamouls, ça commence chez soi. Mais si nous arrivions à faire parler nos langues en Europe et à le faire accepter à nos dirigeants, ce serait déjà quelque chose.
Véronique Bourlon
Quand j’entends exposer tous les obstacles que l’on rencontre au niveau européen pour travailler sur cette diversité culturelle, je me dis qu’il faut véritablement aller vers une inter-culturalité et ne pas rester sur les acquis de la langue française.
Peut-être nous, acteurs privés, devons-nous saisir notre chance. Je dirige le Festival du premier roman de Chambéry et je travaille donc avec des auteurs inconnus, notamment avec des auteurs de premiers romans étrangers : italiens, espagnols, allemands, anglais, roumains. La spécificité géniale de ce festival est de travailler en langue originale, sur des premiers romans non encore traduits.
Nous avons aussi pour singularité de travailler avec un grand réseau de lecteurs, en France et en Europe, qui tous lisent dans le texte original. Nous avons donc en France des personnes qui lisent des premiers romans d’auteurs inconnus en espagnol, en allemand, etc.
Nous faisons la même chose avec les jeunes – voilà qui nous ramène au thème de l’éducation. Nous ne travaillons pas seulement avec des enseignants en lettres mais aussi avec des professeurs de langue. Nous faisons travailler les jeunes sur des textes contemporains, dans la langue originale. Au moment du Festival, ils rencontrent les auteurs qu’ils ont lus et ils participent à des ateliers de traduction. Ils découvrent ainsi sur place ce qu’est un traducteur, comment il travaille, l’auteur étant lui aussi présent.
Je ne dis pas cela pour faire la promotion du Festival mais pour montrer que même en ces temps de difficulté, l’on peut saisir des opportunités pour montrer que l’on peut faire autre chose et aller contre la pensée dominante.
Juliette Joste
Enfin une note positive !
Merci à tous.