Guillaume Marsal, juriste de la Société des Gens de Lettres
L'environnement numérique a constitué dès ses premiers développements et aujourd'hui plus que jamais, une nouvelle fenêtre d'exploitation des droits d'auteur. Les procédés de numérisation permettent de réaliser une véritable fusion de textes, photos et musiques, sur un même support, facilitant ainsi la diffusion des oeuvres grâce aux systèmes de codage. Malheureusement, ce progrès technique a un revers. Force est de constater que les multiples reproductions et diffusion d'une oeuvre, notamment grâce aux logiciels de compression de données, engendrent rapidement une altération du contenu même de l'oeuvre.
Aussi, toute avancée technologique invite nécessairement à poser la question de l'encadrement juridique. Naturellement, il s'agit de rendre possible l'application de la législation existante à un ou plusieurs supports dont les évolutions futures ne sont pas connues à ce jour.
Il serait donc indispensable de se poser la question du droit moral de l'auteur dans l'environnement numérique ; à l'heure où les offres commerciales d'accès à Internet à haut débit se multiplient et lorsque les utilisateurs des réseaux mutualisés (dit pear to pear) se voient sanctionnés. Rechercher l'application d'un cadre juridique au numérique et plus particulièrement au réseau Internet amène inévitablement à prendre en compte la dimension internationale des nouveaux modes de diffusion.
Des volontés d'harmonisation peu enclines au droit moral
Jusqu'à présent, les volontés d'harmonisation tant au niveau mondial qu'européen ne se sont pas révélées très ambitieuses pour consacrer le droit moral dans l'environnement numérique, faisant trop souvent la part belle aux droits patrimoniaux, dans un intérêt commercial évident.
• Au plan mondial
Alors que le traité de l'OMPI (organisation mondiale de la propriété intellectuelle) du 20 décembre 1996 révèle une approche utilitariste et technique du droit d'auteur dans son application à Internet, on ne peut que déplorer le manque de considération accordé au droit moral. Ledit traité satisfait à bien des égards le droit américain puisque le Digital Millenium Copyright Act adopté en 1998 en est le reflet.
• Au plan européen
Quant à la directive européenne du 22 mai 2001 relative à l'harmonisation de certains aspects du droit d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information, directive qui devrait faire l'objet d'une loi de transposition en droit interne dans le courant de l'année 2005 ; on ne peut que se rallier à une doctrine majoritaire qui a vu dans le texte communautaire un échec de l'harmonisation.
En effet, le droit moral n'est pris en compte par aucune de ses dispositions. Et le texte a le mérite de ne pas être ambigu puisqu' à sa lecture on peut relever que "Le droit moral reste en dehors du champ d'application de la présente directive."
Rappelons tout de même que la vocation première de cette directive est d'apporter des réponses claires aux conséquences juridiques et sociales qui affectent le droit d'auteur, du fait des nouvelles formes d'appropriation de l'information mais aussi du fait des nouveaux rapports de force qui s'établissent entre les acteurs de l'information : auteurs, éditeurs, producteurs, diffuseurs.
• Critiques
Certains expliqueront avec cynisme que le droit moral ne représente qu'une prérogative attachée à la personne de l'auteur, correspondant ainsi à une vision personnaliste et individualiste de l'auteur. Cet argument tient évidemment compte du fait que la directive vise à harmoniser un "marché intérieur", celui constitué au sein de l'union européenne, et que le droit moral échappant aux lois du marché puisque attaché à la personne donc incessible en raison de son caractère inaliénable, à la différence des droits patrimoniaux, n'a pas à figurer dans le corps du texte de la Directive.
C'est bien là une vision mercantile du droit d'auteur et nous ne pouvons que le regretter avec force.
Considérer le droit moral dans l'environnement numérique : une question d'actualité
D'un point de vue pratique, la question visant à considérer le droit moral dans l'environnement numérique n'en demeure pas moins d'actualité.
Et avec elle revient à envisager le difficile problème de l'identification de l'auteur, dans la mesure où il va de soi que la désignation du nom de l'auteur doit être adaptée aux modes d'exploitation de son oeuvre. Si l'on remonte quelques années en arrière lorsque le numérique en était à ses balbutiements, on se souviendra que certains spécialistes de la question voyaient une atteinte au droit moral de l'auteur dans la seule numérisation de ses oeuvres. Sans doute était il formulé là une appréciation large du droit au respect de l'oeuvre.
Dans ce sens, on ne pourrait aujourd'hui considérer la validité de cette position qu'à travers l'exemple de la reproduction d'une oeuvre dans une résolution numérique si mauvaise qu'elle en détériorerait la qualité d'origine. Ainsi l'auteur pourrait y voir une atteinte à l'intégrité de son oeuvre.
La question du droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre
Actuellement, ne peut on pas considérer que le téléchargement d'une simple partie d'une oeuvre constitue une violation du droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre, lorsque cet extrait est postérieurement diffusé sur le réseau sans aucune mention des sources relatives à l'oeuvre d'origine ou intégré dans un ensemble où certaines composantes sont identifiables ?
Tel est le cas avec l'exemple des liens hypertextes. Par ce biais, il est possible de mettre à disposition du public une oeuvre dont l'utilisation qui en résultera ne sera, bien souvent, sans rapport avec le thème du site qui aurait reproduit légalement l'oeuvre.
Le contenu de l'oeuvre et son contexte
Et toujours dans le même sens, comment apprécier avec sérénité l'utilisation abusive du droit de citation qui, à certains égards, se révèle être une véritable dénaturation de l'oeuvre où son sens premier peut se voir fausser en raison de l'utilisation faite de
l'oeuvre dans un contexte inapproprié.
Comment réagit l'écrivain qui constate qu'un large extrait de ses textes est associé à un site dont le rapport n'est que très lointain voire même étranger au sujet de la l'oeuvre littéraire ? N'y aurait-il pas lieu dans cette situation de caractériser une telle violation du droit moral de l'auteur comme découlant d'une véritable atteinte à l'intégrité de son oeuvre. L'atteinte est parfois telle qu'il demeure impossible de connaître l'origine de l'oeuvre reproduite au mépris des droits de l'auteur. Ainsi et audelà de la question de l'exception relative au droit de citation, qui en principe n'est réservé qu'à l'oeuvre littéraire, se pose bien celle de l'identification de l'auteur.
L'environnement numérique fait appel à des procédés techniques selon lesquels l'oeuvre originale peut être amenée à supporter quelques aménagements, qui n'iront pas dans le sens d'une reproduction fidèle absolue.
Il n'en demeure pas moins que l'auteur doit être consulté par le cessionnaire de ses droits patrimoniaux dans le cas où ce dernier entendrait procéder à de tels aménagements, cela afin de définir contractuellement quelle latitude laissée à celui que l'on considérera comme l'adaptateur. Cette situation se retrouve fréquemment lorsque l'oeuvre littéraire fait l'objet d'une adaptation cinématographique. Le
numérique ne devrait pas échapper au respect de ce principe.
Réaffirmer le droit moral
C'est ainsi que sur le réseau Internet comme sur d'autres supports d'exploitation, l'exercice du droit moral de l'auteur doit pouvoir se réaliser pleinement. Il n'est pas inutile de le rappeler quand il y encore peu de temps on entendait certains parler de vide juridique.
Le droit moral de l'auteur n'est susceptible d'aucune cession, la cession des droits patrimoniaux n'entraînant pas la cession des droits moraux. Au regard de ces principes, le nom et qualité de l'auteur, mais aussi le respect de l'oeuvre doivent être considérés par tous comme des prérogatives fondamentales. Le tiers qui reproduit une oeuvre sur un site web ne peut apporter de sa propre initiative aucune modification, suppression ou adjonction à l'oeuvre.
Cela a été évoqué précédemment, le droit moral est une garantie pour l'auteur qui pourra s'opposer à toute dénaturation de son oeuvre mais également à ce que lui soit toujours reconnu un droit de paternité.
De par leur caractère perpétuel et inaliénable les droits moraux permettent à l'auteur de son vivant, mais également à ses héritiers après sa mort, de les revendiquer.
L'imprescriptibilité du droit moral doit donc être ici réaffirmée, le droit moral étant transmis aux héritiers à la mort de l'auteur, ces derniers demeurent toujours dans la situation de pouvoir agir contre une personne ayant dénaturé l'oeuvre, et ce quelqu'en soit le support de reproduction.