Catherine Borgella, auteur, scénariste
L'Avenir du Droit Moral des auteurs écrivains pourrait bien, à ce qu'il semble, dépendre de son présent... En ce qui concerne notamment les écrivains-scénaristes, le professeur Gaudrat a amplement démontré dans le chapitre 3 d'un rapport oublié à quel point l'exercice de ce droit était aujourd'hui entravé, pour ne pas dire impossible à exercer.
Le droit moral des scénaristes gêne aux entournures les exploitants de nos oeuvres, considéré qu'il est par eux comme un obstacle, une limite imposée à leurs objectifs industriels et commerciaux, qui s'arrangeraient mieux d'une assimilation de l'oeuvre à une marchandise de divertissement. Le droit moral des scénaristes gêne aux entournures les éditeurs de programmes, considéré qu'il est par eux comme un obstacle, une limite imposée à leurs objectifs de maîtrise très stricte des contenus, destinés à rendre les "cerveaux humains disponibles".
Le droit moral tel qu'il est défini dans notre Loi nationale se voit menacé de restrictions par les directives communautaires européennes, qui veulent protéger l'essor de cette industrie et de ce commerce contre la concurrence venue d'ailleurs (point de vue qui a son intérêt mais ce n'est pas le sujet de ce jour).
Mais ici aussi, le droit moral est bafoué, ou dissous dans le "coauteurage" à tout va (cette forme avilie de la collaboration) devenue pratique courante, qui affaiblit le pouvoir des auteurs sur l'oeuvre en le (ce pouvoir), et la (l'oeuvre), fragmentant. La division du travail est encore utilisée comme un outil patronal oppressif.
Insidieusement, l'auteur écrivain subit la dévalorisation de son rôle d'artiste créateur. C'est pourquoi le fait d'être placé par le droit d'auteur au centre de gravité du dispositif création - divulgation - exploitation reste aujourd'hui pour les auteurs le dernier bastion-refuge. Mais contre cela, il doit subir :
- la dilution galopante de la notion d'oeuvre qui pourrait aboutir à nier l'oeuvre, (si tout est oeuvre, rien n'est oeuvre...) et conséquemment à pulvériser l'auteur, ce réfractaire - libertaire, ontologiquement subversif... Sur ce point, c'est de politique et d'éthique qu'il faudrait parler.
- Les coups de bélier répétés sous forme de dérogations diverses, supposées améliorer la libre circulation des oeuvres.
- Et les nouveaux modes d'exploitation, qui ont là-dessus des effets pervers dépassant les seuls intérêts patrimoniaux : par exemple toute licence légale, sur l'utilisation par extraits, notamment, met fin aux demandes d'autorisation préalable et rend possible toutes les dénaturations... Contre lesquelles l'auteur n'a pas d'autre recours que l'action en justice (aléas, coût, délais, difficulté de faire apprécier le préjudice). Il en va de même pour le contrôle du droit au "respect du nom et de la qualité", par la citation de la source et de l'auteur, pourtant prescrite par la loi : ce contrôle est devenu dans la pratique impossible.
En renonçant à son droit moral, l'auteur renoncerait donc à sa liberté d'expression, il renoncerait à son oeuvre.
Alors les questions pour l'avenir pourraient se formuler ainsi :
- L'avenir du droit moral ne passerait-t-il pas - à court terme - par une réforme ponctuelle de certains articles de la loi, du code de la propriété intellectuelle ? Pour tenir compte de l'évolution des modes de création et des modes d'exploitation ?
- La loi de 1957 a été réformée en 1985. Ne pourrait-elle être révisée à nouveau ?
- En feuilletant le CPI on est impressionné par l'importance du corpus d'arrêts rendus en interprétation spécifiques de cas variés soumis au jugement des tribunaux. Cela traduit aussi le nombre d'imprécisions qui subsistent dans la loi, lacunes ou mailles trop larges dans le filet, brèches introduites par des usages déviants progressifs et non redressés...
En particulier :
- N'y aurait-il pas lieu de (re)définir certaines notions fondamentales : il est fait référence en permanence à l'originalité, du fond et de la forme, constitutive de l'oeuvre... Or l'appréciation de cette originalité n'est-elle pas terriblement subjective, faute de quelques critères ?
- L'actuelle confusion qui se fait jour entre oeuvre et produit, en matière de programmes audiovisuels, ne contribue-t-elle pas à l'anéantissement du droit moral ?
- La revendication - devenue générale ! - d'une propriété intellectuelle sur des éléments constitutifs du réel, ne devient-elle pas, faute d'un bornage plus précis entre "l'invention créatrice" et la "transcription brute du vécu", un obstacle démesuré à la création documentaire ? Ou même à la création de fiction (c'est le cas de Laissez-Passer, film de Bertrand Tavernier, scénario de Jean Cosmos : ma vie est-elle mon oeuvre, en suis-je l'auteur ? Ou bien la compilation d'archives, et leur synthèse pour les besoins d'une thèse de doctorat d'Histoire, peut-elle être qualifiée d' "oeuvre première" au regard d'un scénario de fiction, dont l'auteur a consulté ladite thèse comme base de documentation ? ou encore le cas d' Être & Avoir, documentaire de Nicolas Philibert, heureusement conclus par un arrêt qui a refusé la qualité de coauteur à l'instituteur filmé avec sa classe dans l'exercice de sa fonction.)
Empêchements à l'exercice du droit moral pour les écrivains de l'audiovisuel et du cinéma
- N'y a-t-il pas cette suspension jusqu'à l'achèvement de l'oeuvre, achèvement décidé le plus souvent sans l'agrément du scénariste, en raison de l'utilisation malencontreuse - et peut-être même incongrue voire incorrecte - d'un certain
adverbe ? - L'article L 121 - 5 stipule que "L'oeuvre audiovisuelle est réputée achevée lorsque la version définitive a été établie d'un commun accord entre, d'une part, le réalisateur ou, éventuellement, les coauteurs et, d'autre part, le producteur. Cet éventuellement qui prive irrémédiablement le scénariste de toute possibilité de recours contre les altérations, mutilations, retouches et autres initiatives intempestives qui seraient le fait du réalisateur, apparaît comme une absurdité : où a-t-on jamais vu en Droit que l'exécution d'une obligation (celle faite au producteur et au réalisateur de décider de la version définitive d'un commun accord) puisse s'étendre ou non à des tiers, de manière facultative ou laissée à leur seule bonne volonté ? Non ! Cet "éventuellement", qui mal interprété exclut le scénariste d'une décision qui emporte la possibilité d'exercice d'un droit personnel, inaliénable, et perpétuel, prévoit seulement que le réalisateur pourrait ne pas être le SEUL auteur, dans le cas d'une collaboration. Éventuellement, c'est à dire "dans l'éventualité où il existerait des coauteurs...", un ou des scénaristes par exemple... Mais cet "éventuellement" est toujours interprété tant par les producteurs que par les réalisateurs et même les magistrats, dans son acception erronée, "de manière facultative".
- n'y-t-il pas aussi cette auto proclamation de fait du réalisateur comme auteur principal du film, - ce qui ne figure nulle part dans le texte de la loi - qui se traduit par l'usage de la mention au générique "un film de...", renvoyant le scénario au rôle de simple contribution écrite à la seule oeuvre constituée, le film... - Qu'est-ce donc qui s'opposerait - hors la puissance de feu d'un groupe d'auteurs dont le mérite artistique n'est pas ici en question- à ce que le scénario soit doté d'un "statut" identique à celui d'autres oeuvres de fiction dramatique, comme la pièce de théâtre ? Le scénario serait ainsi autrement protégé des dénaturations, et le scénariste recouvrerait l'exercice de son droit au respect de l'oeuvre en dehors de la réalisation. De même que la pièce (OEuvre à part entière) se distingue du spectacle que le metteur en scène (Auteur à part entière) rend jouable et exploitable, pourquoi le scénario (OEuvre en soi, et à ce titre prétendue "protégée"...) ne serait-il pas distinct du film, (OEuvre du réalisateur) qui en est tiré ? Pour le plus grand bien de tous et la concorde dans les collaborations...
- Pourquoi, dans le cas d'une adaptation effectuée à partir d'un ouvrage édité préexistant, le droit moral de l'auteur de l'oeuvre première serait-il opérant quand il s'agit d'édition, et suspendu quand il s'agit de son assimilation à un coauteur de collaboration au film ? La séparation des oeuvres écrites/filmées, là encore, restituerait la possibilité d'exercer le droit moral tout au long de l'élaboration de l'oeuvre scénario et de l'oeuvre film...
- Mais peut-être la création de telles obligations de respect - visant à empêcher les "initiatives intempestives" ou le préjudice par "exécution de mauvaise qualité" (qui existent pour d'autres catégories des oeuvres de l'esprit) sont-elles trop redoutables dans un système d'exploitation qui tend à privilégier les intérêts de l'industrie au détriment de la liberté de créer ?
- Et dans ce domaine, n'est-il pas clair que le patrimonial pèse sur le moral de manière parfois excessive ? Il en est ainsi pour l'utilisation, commode, mais parfois abusive, dans certains contrats de cession de droits d'exploitation, de l‘Art 131-4-4, qui prévoit une dérogation à la règle de rémunération proportionnelle si "la contribution de l'auteur ne constitue pas un des éléments essentiels de la création intellectuelle de l'oeuvre". Cela affaiblit, jusqu'à la nullité, la possibilité pour cet auteur-là de faire valoir un droit moral sur l'oeuvre en question ! Or, il est fréquent que dans certaines séries de dessins animés, ou de fictions produites avec des méthodes très poussées de rationalisation des moyens, le travail d'écriture soit si fragmenté que chaque fragment n'est jamais, à lui seul, "un des éléments essentiels de la création intellectuelle de l'oeuvre "...
- Dans un autre ordre d'idée, ne serait-il pas salutaire de dépoussiérer la terminologie, pour rapprocher les mots utilisés de leur signification la plus simple et la plus couramment acceptée ? C'est ainsi que, pour tous les artisans du cinéma et de l'audiovisuel, le mot scénario désigne la continuité descriptive de l'action de personnages mis en situations, augmentée des didascalies et des dialogues. "Scénario" est devenu un terme générique, qui inclut toutes les opérations d'écriture préalables à la réalisation du film. Le terme adaptation ne devrait-il pas être réservé à la "transposition" d'une oeuvre première aux fins de son exploitation par des moyens et sur un support auxquels cette oeuvre n'était pas initialement destinée ? Car l'utilisation diffuse de cette notion d'adaptation aboutit le plus souvent à couvrir toutes sortes d'interventions plus ou moins tolérables ou licites sur le scénario par des coauteurs "de fait".
Le terme dialogues, et l'art de les écrire, sont consubstantiels à la conception des personnages et à leur mise en situations dramatiques : tout traitement particulier appliqué à cette partie de l'écriture de scénario tend à accréditer l'existence d ‘un "métier" distinct, confié à un auteur spécialisé... Et de ce fait, tend à diluer le droit moral, alors que le dialoguiste est clairement un
scénariste comme les autres !
Enfin, et puisqu'un droit moral se manifeste aussi dans la reconnaissance de la paternité de l‘oeuvre, qui donnera aux scénaristes les outils nécessaires pour obliger - puisque la persuasion n'y suffit plus...
- les organes de presse ou autres, publiant programmes ou commentaires, à citer les scénaristes au même titre que les autres coauteurs de collaboration ayant contribué aux films, notamment les réalisateurs ?
Et de faire pression sur ceux-ci en arguant que la mention "de..." suivie de leur seul nom, constitue une forme d'usurpation, que la loi condamne, et qui cause à leurs coauteurs scénaristes un préjudice ?
Quelques exemples :
- la critique récente dans Télérama du téléfilm Clochemerle, très élogieuse pour la qualité des dialogues, ignorait purement et simplement le nom du scénariste auteur de l'adaptation du roman de Gabriel Chevallier, Philippe Madral auteur de tous les dialogues.
- toujours Télérama, dans le Guide du Cinéma chez soi, 12.000 fiches de films dans lesquelles ne figurent aucun scénariste, ni Jean Aurenche, ni Jean Cosmos, sans parler d'autres de mérite reconnu, et pas même Jacques Prévert pour Les Enfants du paradis, considéré comme le plus beau film de l'histoire du cinéma.
- Enfin le ravissant catalogue des 15 ans de Eurimages, organisme issu du programme Média, système d'aides à la coproduction européenne : 150 fiches de films, pas un seul nom de scénariste.
L'avenir du droit moral en cinéma et audiovisuel se jouera peut-être sur ces menues révisions.
Afin que l'auteur écrivain, et notamment le scénariste, retrouve, ou conserve, sa dignité d'artiste, et la conscience de la valeur de son oeuvre, à travers le renforcement - ou la restauration complète - de l'obligation de respect imposée à tous, coauteurs et exploitants.