Emmanuel Pierrat, avocat et écrivain,
Comment se passe l'application du droit moral au quotidien ?
Reprenons les cas de figure évoqués par Frédéric Pollaud-Dulian pour révéler la dichotomie et le décalage qui existent entre les possibilités offertes par la loi et ce que l'on nous inculque à la faculté de droit en omettant de nous signaler toutes ces possibilités, il faut bien le dire. Au bout d'un moment, à force de se spécialiser, on en oublie certains fondements de base dont on va voir qu'ils peuvent servir. La rédaction du code de la propriété intellectuelle, est, il vrai, assez obsolète, mal faite, avec des manques, puisqu'elle découle en réalité d'une rédaction de 1957 qui, elle-même, précède la Seconde Guerre mondiale, il me semble si je ne me trompe pas, et qui elle-même repose sur des rédactions empilées au cours du XIXe siècle. On est donc sur un texte constitué d'agrégats, pour ne pas dire le plus mal rédigé de tous les textes législatifs à notre disposition.
Ce code est très mal rédigé parce qu'il ne prévoit pas tout et envisage le sort du droit de divulgation sans parler de celui du droit au respect de l'oeuvre, il envisage certains points en en oubliant d'autres, etc. Il vise et donne des prérogatives à des gens qui ne se sont jamais souciés de savoir qu'ils étaient dans la loi, par exemple le Ministère de la Culture.
Que se passe-t-il donc en pratique ? Que peut-on utiliser comme batterie ? On peut utiliser très simplement, comme vous l'avez suggéré, des articles de base du code de procédure civile, sans même en recourir aux lois spécialisées sur le droit d'auteur ou axées sur le droit d'auteur. J'en veux pour preuve qu'il existe l'article 31 du nouveau code de procédure civile, qui nous dit qu'il est possible d'agir en justice à partir du moment où on a un intérêt à agir, et ce dans n'importe quel type de procès, dans n'importe quel cas de figure.
Avoir un intérêt à agir ne veut pas dire être nécessairement visé soi-même directement, en témoignant de son propre préjudice direct, c'est une chose un peu plus confuse, ou un peu plus diffuse, qu'il faut évidemment prouver mais qui n'est pas si difficile que ça, si j'en crois l'analyse jurisprudentielle que, pour ma part, j'ai faite des récents arrêts tombés, notamment Victor Hugo, puisque nous avons eu le plaisir de le gagner, la SGDL et les héritiers de Pierre Hugo de concert, en appel. Je dois dire que les magistrats ont été assez sensibles, peut-être pas tant dans la rédaction de leur arrêt, mais en tout cas à la barre, pendant l'audience, aux arguments qu'on a avancés, en disant : "Quand bien même on ne serait pas héritier, quand bien même on ne serait pas la SGDL, quand bien même nos statuts ne seraient pas à jour, etc., en tant qu'écrivains, en tant qu'auteurs, en tant que groupement d'auteurs, en tant que groupement d'écrivains nous pensons que l'intérêt collectif de notre communauté est mis en péril par l'opération mercantile qui avait lieu très précisément à cette occasion."
Cette disposition est celle qui a servi dans le procès Montherlant que vous avez évoqué tout à l'heure et non pas une des dispositions spécifiques au code de la propriété intellectuelle ou feue la loi du 11 mars 1957. Claude Gallimard, qui avait initié le procès qui n'a abouti qu'en 1982, avait attaqué sur le fondement de l'article 31 Pierre Sipriot pour la biographie en deux tomes de Montherlant chez Robert Laffont, donc chez un concurrent et il avait agi en considérant non pas qu'on lui volait une partie des oeuvres complètes à intégrer dans La Pléiade, mais que, effectivement, en tant qu'ami de Montherlant, il pensait que certains des écrits, en particulier les correspondances de Montherlant, n'avaient pas lieu d'être publiées et décortiquées alors qu'elles n'avaient jamais vu le jour et avaient été gardées de façon véritablement secrète et cachée, ouvertes seulement à quelques intéressés dans les papiers de l'écrivain.
Montherlant avait prévu des choses précises en ce qui concernait notamment la gestion de son oeuvre, l'organisation, ce qui restait à publier comme romans, comme bouts d'essai et il n'avait rien prévu pour la correspondance. Il n'avait pas interdit ni incité particulièrement à la correspondance. En revanche, cette correspondance, et on le savait de notoriété publique, et on l'apprend encore plus dans la biographie de Pierre Sipriot, révélait des aspects intimes de l'écrivain que Claude Gallimard, dans une certaine pudibonderie, ne souhaitait pas voir divulguer.
Se mêlaient donc différents aspects de la succession : l'absence de dispositions, l'existence d'une personne la plus à même de juger parmi les quelques survivants de la génération de Montherlant, de ce qu'elle considérait comme publiable ou non et, enfin, des écrits qui relevaient, de par leur caractère, d'une zone réservée de façon particulière pour ne jamais être publiée. Considérant cela les juridictions ont tranché.
D'autres auteurs prévoient les choses quand ils souhaitent que leur intimité soit éventuellement dévoilée. J'en veux pour preuve Alain Robbe-Grillet ces jours-ci qui a récemment déclaré dans Livres Hebdo qu'il souhaitait que sa femme Catherine publie le journal de leurs turpitudes communes de son vivant plutôt qu'elle ne soit accusée post mortem de bafouer sa mémoire. C'est une attitude.
Il y a d'autres attitudes qui existent, que l'on connaît. Paul Morand a pris des dispositions testamentaires qui visent à bloquer la publication de son oeuvre. C'était jusqu'en 2000 pour une partie de l'oeuvre, d'où le fait que le journal en grande partie à connotation antisémite est sorti pratiquement trente ans après son décès. Il en reste encore une partie qui n'est toujours pas publiable dans les dispositions testamentaires. Léautaud, je crois que c'est en 2030 qu'on pourra voir le tout, en tout cas la partie très spécifique du Journal de Léautaud : à l'intérieur, il y a le Journal particulier qui a été publié malgré tout et, à l'intérieur du Journal particulier, il y a une partie encore plus particulière qui est à la bibliothèque Doucet pour ceux qui ont l'occasion de soudoyer le conservateur et de l'examiner!
Il est donc possible d'agir au nom de l'article 31, tout simplement en affirmant: "J'ai un intérêt, je suis peut-être le mieux placé, ou peut-être que je suis celui qui a le mieux fait l'exégèse de l'oeuvre, qui connais le mieux les volontés de l'auteur, qui l'ai bien connu de son vivant. C'est ma parole contre la vôtre, mais j'ai des écrits, des échanges, des papiers". Il n'y a pas que le testament dans la vie, ou après la mort plutôt, il y a la correspondance, les journaux, les mémoires, les déclarations, cent mille choses, petites traces qui sont laissées par l'auteur et dont tout un chacun peut s'emparer en disant qu'il y a quelque chose qui se passe là qui le choque.
On est évidemment plus habilité ou mieux entendu quand on est constitué sous forme d'association des amisde, par exemple, ou d'une société de spécialistes, à condition qu'il n'y ait pas de concurrence entre plusieurs sociétés de spécialistes qui sont souvent en guerre les unes contre les autres. On est mieux armé lorsqu'on n'est pas le seul spécialiste universitaire d'un auteur, mais lorsqu'on constitue une petite armée chargée de défendre la mémoire d'un auteur, aussi bien dans la diffusion de ses écrits qu'éventuellement dans la rétention de ce qu'il a considéré de lui- même comme impubliable. Même s'il l'a gardé dans son tiroir à titre de brouillon, de nostalgie.
Je suis un peu perplexe de voir Le Cahier de Debord sortir avec les écrits d'enfance, (je ne suis pas persuadé par exemple que les notes de blanchisserie de Baudelaire soient dignes de figurer dans La Pléiade) mais c'est un choix éditorial. Alice Debord a pensé que c'était utile. La publication in extenso peut servir pour la génétique textuelle dans un institut de recherche, peut être utile à l'ITEM ou à l'IMEC mais de là à passer à la diffusion de ce qu'on appellera les "fonds de tiroir" en librairie, je n'en vois pas la nécessité, c'est un point de vue personnel.
Une association des amis d'auteur peut aussi se retrouver en désaccord avec des ayants droit. Puisque le droit moral post mortem n'est rien d'autre qu'une interprétation de la volonté de l'auteur. C'est traduire ce qu'il aurait voulu. Parfois, c'est simple, le testament dit clairement ce qu'il veut, ce qu'il ne veut pas, ce qu'il accepte ou pas, ou il nomme untel quand l'auteur le considère comme le mieux fondé à être exécuteur testamentaire. Parfois on a des traces, des fragments de choses qui permettent d'interpréter et, parfois on n'a rien du tout. C'est le pire.
Et il y a des cas de figure aussi où le temps joue, lorsque des modes d'exploitation apparaissent que l'auteur n'avait pas du tout envisagés. J'en veux pour preuve le cas de Victor Hugo où Pierre Hugo, arrière arrière-petit-fils s'interroge tous les jours parce qu'il est sollicité quotidiennement pour savoir si oui ou non Victor Hugo aurait accepté ou pas tel ou tel type d'exploitation. En ce qui concerne la comédie musicale de Luc Plamandon, par exemple, Pierre Hugo a entrepris une réflexion, il a cherché et il a appelé quatre ou cinq universitaires spécialistes de Victor Hugo, ceux qui avaient participé à l'établissement de La Pléiade. Il a vraiment réuni une sorte de concile informel pour savoir ce qu'il fallait faire et tout le monde lui a dit que Hugo adorait l'opérette.
Il passait son temps, chaque fois qu'on lui demandait à faire Notre-Dame de Paris ou Les Misérables en opérette à dire oui, à le jouer dans un cabaret. Ça ne lui posait aucun problème, il adorait ça. Donc, quand Luc Plamandon vient avec son idée de comédie musicale en disant qu'il ne déforme pas l'histoire - évidemment, il la malmène en ce sens qu'un roman d'Hugo, vu son épaisseur, ramené à une heure et demi au Palais des Sports, chanté par des gens qui n'avaient jamais lu Hugo, ça fait un résultat un peu différent et décalé - mais ça reste dans l'esprit de ce que Hugo aurait pu accepter.
En revanche, et c'était là l'enjeu de notre débat, pour ce qui était des suites apportées au roman de Victor Hugo, fondateur de la société qui nous accueille aujourd'hui, ayant participé à la réflexion pour l'élaboration des grands traités de la propriété littéraire et artistique internationale, ayant écrit de nombreux articles sur le droit d'auteur, sur ce qu'il pensait notamment de ce qui faisait son camarade Alexandre Dumas (qui, lui, avait une conception très différente du droit moral, pensant qu'on pouvait s'emparer de tout dans tous les sens, ayant d'ailleurs écrit qu'après sa mort, il s'en fichait, que l'intérêt c'était produire, produire, produire et s'enrichir pour mieux dépenser. C'était un mode de fonctionnement comme un autre et il passait son temps à vouloir piller les oeuvres du passé, entruffées de ses propres oeuvres et il a écrit délibérément que chacun pourrait écrire la suite des Trois Mousquetaires.
D'ailleurs, il l'a fait lui-même, il a écrit Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne, et si quelqu'un veut faire encore une Vicomtesse de quelque chose, c'est possible. Vous pouvez ajouter un Dumas sans difficulté et on ne trouverait pas de textes de Dumas s'opposant à cela), nous avons l'appréciation de Victor Hugo lui-même.
Cet amis de Dumas a précisé très expressément, dans sa préface à Notre-Dame de Paris, ne vouloir "ni greffon ni soudure". Il a théorisé en expliquant qu'il s'opposerait toujours à toute tentative romanesque de vouloir prolonger la vie de ses personnages. C'est-à-dire qu'une fois que Javer est tombé dans la Seine, il y est tombé pour de bon, et qu'il y reste.
Avant de contacter François Cérésa pour la suite des Misérables, la prospère VUP avait passé commande à plusieurs hugoliens qui avaient refusé les uns après les autres, arguant justement de la préface de Notre-Dame de Paris. Tous avaient refusé sur ce motif-là.
François Cérésa a accepté et, pour son malheur, il a démarré le roman. Javer est repêché au pont de Saint-Cloud et il s'en sort. Tout est changé, Cosette devient mère de famille au foyer, assez respectable, elle pourrait regarder TF1 aujourd'hui. Cela fait autant de pages que l'oeuvre de départ, sauf que, non seulement c'est une suite, ce que Hugo ne tolérait pas expressément, mais en plus c'est une suite qui malmène totalement le sens des personnages. Hugo avait théorisé longuement sur le destin qu'il attribuait à chacun des personnages, pas uniquement sur les péripéties que chacun vivait, mais sur le devenir de Javert, Jean Valjean, Cosette, les Thénardier, etc. Tout cela avait un sens quasi mystique, en l'occurrence, et ne pouvait pas être changé. Les uns et les autres ne pouvaient pas être ressuscités au gré des turpitudes d'un autre écrivain deux siècles plus tard.
C'est sur ce second fondement que nous avons agi en prenant cette fois-ci non plus l'article 31 mais l'article 331-1 du code de la propriété intellectuelle qui prévoit expressément qu'il est possible à tous les organismes habilités - je résume et je vulgarise - d'agir et d'ester en justice pour la défense des intérêts dont ils ont la charge.
C'est en ce sens que la SGDL a pu intervenir comme pourraient le faire certaines de ses consoeurs qui, comme le Ministère de la Culture, ont oublié depuis longtemps ce qui était dans leurs statuts.
J'ajoute qu'il existe une dernière possibilité qu'a évoquée également monsieur le professeur Pollaud-Dulian. En effet, les dispositions prévues à l'article L121-3 du C.I.P visent le cas d'abus notoire dans l'usage ou le non usage du droit de divulgation par les représentants de l'écrivain décédé. Ces dispositions légales ouvrant la possibilité au Tribunal de Grande Instance d'ordonner toute mesure appropriée lorsqu'il est saisi, notamment par le Ministère de la Culture.
La jurisprudence a tendance à considérer qu' aujourd'hui, le code ayant été mal rédigé, comme vous l'avez justement dit, on peut l'interpréter de façon un peu extensive pour cette partie-là. Heureusement qu'ils ont précisé "notamment", parce que si on était resté bloqué à certains Ministères de la Culture, on n'irait pas bien loin. Donc, le "notamment " permet d'envisager également l'ensemble des entités qu'on a visées précédemment, qu'elles soient habilitées expressément ou non, qu'il s'agisse d'amis, de disciples, de proches, d'exégètes, d'universitaires, etc, à condition de rapporter des preuves de violation du droit moral, de bondir en justice.
Voilà un tableau synoptique rapide de la totalité des enjeux.