Christine Miller, auteur, ancienne présidente de la SACD
En préambule, je tiens à dire que la règle n'est pas, fort heureusement que le scénario d'un film soit dénaturé, même si, comme vous allez l'entendre, cela arrive. Cette question touche au rapport de l'auteur à son oeuvre, qui, quelle que soit l'oeuvre, est proche d'un rapport de maternité ou de paternité, selon qu'on est un homme ou une femme. Un auteur parle souvent de "son bébé" ce qui, même dit sur le ton de la légèreté, n'est jamais neutre. Ce n'est donc pas anodin ce qui se passe pour un auteur quand il y a dénaturation de cet enfant-là, symbolique, bien sûr.
Raphäele Billetdoux a parlé tout à l'heure de l'impression que Zulawski vampirisait en elle l'auteur pour l'être un peu plus lui-même.
Eh bien je pense que chaque fois qu'il se passe des affaires de dénaturation du droit moral de cette sorte, chaque fois, il y a derrière une structure de personnalité qui a besoin de s'accaparer l'oeuvre de l'autre, non pas pour faire le meilleur film possible, mais pour nier la réalité de l'auteur qui l'a précédé, comme si c'était dévalorisant et que ça rendait moins auteur de devoir s'appuyer sur l'ouvre préexistante d'un autre.
Je vais vous raconter une histoire personnelle qui est franchement caricaturale. Je l'ai choisie pour cela, et aussi parce qu'à l'époque, je débutais dans le métier.
L'avantage que l'écrivain qui a publié un livre a sur un scénariste est que son oeuvre préexiste en soi. Elle est éditée. On peut donc s'y référer, on peut en parler publiquement, on peut même saisir la presse de cette affaire-là surtout si le livre a eu du succès. Ce n'est pas du tout pareil pour un scénariste puisque son oeuvre, à part sur sa table de travail ou sur son ordinateur, personne ne peut la consulter. Il n'y a donc pas de référence facile à l'oeuvre d'origine.
A l'époque où cette histoire m'est arrivée, j'étais donc une toute jeune scénariste, c'était mon deuxième film et mon premier scénario pour le cinéma. Par l'intermédiaire d'un de mes amis, un ingénieur du son m'appelle et me dit à peu près : "Je rentre d'un reportage que je viens de faire en Afrique chez les Pygmées, j'ai envie de faire mon premier film, de le produire moi-même. Il s'agit d'un peuple qui est en voie de dénaturation et d'esclavagisation par des populations plus dominantes. Il y a donc certainement une histoire de fiction à écrire autour de ça pour parler de la résistance à la dévoration de sa propre culture. " Ce sujet évidemment m'a tout de suite intéressée d'autant plus qu'il m'a permis de partir trois semaines en Centrafrique, m'immerger dans le monde des Pygmées. Dans ma tête, il était bien question non pas de faire un film ethnologique, mais un film de fiction. Je me suis donc donner comme objectif d'inventer une histoire universelle qui pouvait tout à fait se comprendre par tous les peuples menacés du même sort et qui renvoyait aussi à la menace de dénaturation qu'individuellement, chacun d'entre nous peut ressentir dans sa propre vie, quotidiennement.
Comme les Pygmées parlaient un langage qu'il m'était difficile de retransmettre comme tel, je m'étais dit qu'il fallait que je trouve un équivalent de langage possible. J'ai pensé alors à Homère et j'ai inventé une sorte de langue métaphorique qui puisse évoquer une époque ancestrale. J'ai beaucoup travaillé sur le langage dans ce film. Quand j'ai terminé mon scénario, un petit miracle s'est produit. Pour l'anecdote, je dois dire avant, que j'ai dû appeler et supplier le metteur en scène pour qu'il vienne lire en cours d'écriture au moins la moitié de mon scénario pour voir si ça correspondait à ce qu'il souhaitait. Le scénario est présenté à l'avance sur recettes - pour ceux qui savent comment ça se passe, ce n'est franchement pas évident - et décroche en première lecture l'avance sur recettes qui a aussitôt permis de lancer la production de ce qui était son premier film.
Le tournage arrive. Avant de partir en Centrafrique, il me passe un coup de téléphone et me dit : "Je te préviens, un scénario, c'est fait pour être violé." Je reste tétanisée à l'autre bout du téléphone et la conversation s'arrête à peu près là. Il part et, bien sûr, il ne m'invite pas sur le tournage. Le temps passe. Je commence à entendre des gens qui me disent qu'ils ont vu le film. Je me demande alors pourquoi je ne suis pas invitée à le voir. Bref, je finis par aller consulter un avocat qui me fait écrire une lettre demandant à ce que je puisse voir le film avant qu'il ne sorte. La copie était déjà mixée, donc de toute façon tout retour en arrière était impossible.
Je me retrouve alors devant le film et je découvre tout d'abord, à la lecture du générique, qu'il avait cosigné la totalité de mon travail, puis ensuite que plus rien ne subsistait de tout le travail que j'avais fait sur le langage. Quant à l'histoire, elle était déformée pour une raison que j'ai appris alors. Lorsque qu'il n'avait pas le temps de terminer une journée de tournage, il ne rattrapait jamais ce qu'il n'avait pas achevé, il le coupait purement et simplement ! Autant dire qu'il n'avait pas menti, le viol annoncé était vraiment massif ; il y avait des trous dans la narration absolument terribles. C'était devenu une espèce de curiosité purement ethnologique parce que ce qui était intéressant, c'était de voir les Pygmées, mais pour le reste c'était une dénaturation totale du travail en question et du projet initial.
Le clou a été que quand le film est sorti, il y avait une double page dans Libération parce que, je le répète, c'était une curiosité, et là je lis, à ma grande stupéfaction, qu'il disait qu'il avait improvisé le scénario sur place avec les Pygmées.
Je suis retournée voir mon avocat qui m'a dit, presque gêné : "Qu'est-ce que tu vas faire un procès là-dessus. Tu vas te tailler une réputation d'emmerdeuse, tu démarres ta carrière, ce n'est pas le moment. Et puis qu'est-ce que tu vas obtenir ? De toute façon, ce film-là n'est plus ton film et tu ne pourras jamais faire exister le scénario que tu as écrit. Donc, oublie ça, mets ton mouchoir, un kilo par-dessus, et ce n'est pas plus grave que ça. "
Sur le coup, je l'ai très mal vécu. Mais ça a eu au moins le mérite de me faire devenir une militante de choc du droit d'auteur !
Quand on travaille pour la télévision, on n'est pas non plus à l'abri des problèmes. L'année dernière, j'ai demandé à la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) qu'à l'époque je présidais, d'éplucher tous les contrats de scénaristes qui transitaient par leurs services pour essayer de voir ce qui se passait. Au passage, j'en profite pour insister sur le fait qu'il ne faut pas signer n'importe quel contrat. On ne le dira jamais assez. Malheureusement il existe des situations où vous n'avez pas le rapport de forces en votre faveur et où vous vous sentez obligé de céder par peur de ne plus travailler.
Au hasard, j’ai pris un certain nombre d’exemples de clauses relevées par la SACD qui sont autant de négations radicales de ce fameux droit moral dont je vais expliquer ensuite pourquoi en pratique, il n’existe pas pour le scénariste.
Par exemple, dans certains contrats, il est écrit qu’on peut virer l’auteur à tout moment, sans justification, lui adjoindre ou lui substituer un autre auteur sans lui demander son avis sur la personnalité de l’auteur en question et, comble de tout, continuer à se servir de son travail refusé sans, au passage, le payer. Dans d’autres contrats, en fait pratiquement tous, l’auteur est dans l’obligation de procéder à toutes les modifications demandées à tous les stades par le producteur, le réalisateur, le diffuseur. Certaines modifications sont très justifiées, d’autres beaucoup moins. Il n’est pas rare d’ailleurs de voir un producteur demander à sa secrétaire son avis. Si la secrétaire a le malheur de ne pas aimer votre scénario, comme elle incarne l’absolue sagesse populaire aux yeux du producteur en question, ça devient indiscutable, et donc il faut s’empresser de le modifier.
Le clou – la litanie est trop longue pour que je vous embête avec ça –, mais le clou, c’est ce fameux rapport Kriegel sur la violence qui est apparu il n’y a pas très longtemps et qui, heureusement, n’a pas eu de suite. J’ai vu, dans certains contrats, apparaître l’obligation pour l’auteur d’avoir pris connaissance de ce rapport et de s’engager à s’y conformer.
J’ajoute, pour que le tableau soit complet, que la citation du nom des scénaristes est bafouée constamment. Vous lisez un programme de festival, c’est très rare d’y voir le nom des scénaristes ou bien il arrive qu’on le retrouve cité parmi les techniciens. Vous lisez un programme de télévision, qu’il s’agisse d’un film de cinéma ou de télévision, c’est très rare de voir le nom du scénariste. Vous lisez un article, une critique sur un film, les trois quarts du temps, vous disparaissez complètement comme si vous n’existiez plus dans le processus de création.
Les violations du droit à la paternité de l’oeuvre sont dans tous ces exemples manifestes et lorsqu’on s’adresse à la rédaction des journaux, la plupart du temps, la réponse polie qu’on reçoit est : “Vous comprenez, on manque de place.“
Alors pourquoi dans le pays qui se dit le pays du droit d’auteur ces atteintes là sontelles possibles ?
Tout simplement parce que la loi pour les scénaristes prévoit un système dérogatoire. Il est dérogatoire parce que l’oeuvre audiovisuelle est considérée comme une oeuvre de collaboration et que le droit moral du scénariste est suspendu jusqu’à l’achèvement de cette oeuvre de collaboration. Je vais vous lire deux alinéas de l’article 121-5. “L’oeuvre audiovisuelle est réputée achevée lorsque la version définitive a été établie d’un commun accord entre, d’une part, le réalisateur ou, éventuellement, les coauteurs, et d’autre part le producteur. Les droits propres des auteurs, tels que définis à l’article 121-1 – c’est-à-dire, entre autres, le droit moral – ne peuvent être exercés par eux que sur l’oeuvre audiovisuelle achevée.”
Autrement dit, quand vous avez rendu votre scénario, et même si vous savez qu'il est en train d'être dénaturé, vous ne pouvez rien faire. Il faut que vous attendiez la fin de la réalisation du film pour qu'on considère alors qu'il fait partie de l'oeuvre globale qui s'appelle le film et retrouver le droit d'agir. De plus la rédaction du premier alinéa est extraordinairement ambiguë, - c'est l'équivalent du fameux final cut - puisqu'il est dit que la version définitive d'un film, est établi "d'un commun accord, entre le réalisateur, ou éventuellement les coauteurs et d'autre part le producteur." Ce "éventuellement les coauteurs" fait que dans la pratique l'avis des scénaristes est très rarement requis. Il nous arrive même de découvrir le film au moment de sa sortie ...
Il faudrait déjà au moins obtenir un changement de la législation pour que le commun accord sur la version définitive d'un film soit formelle et non seulement éventuelle entre le réalisateur, les coauteurs et le producteur.
C'est le rapport de forces économiques dans un film qui fait que le droit moral du scénariste aujourd'hui est bafoué. Dès lors que son droit moral est suspendu jusqu'à l'achèvement du film, vous imaginez sa situation lorsqu'il arrive, au moment où le film s'apprête à sortir ou à être diffusé et que des sommes considérables ont été investies, en disant : "Mon scénario, le voilà. Au nom de ce scénario, je vais vous empêcher de sortir le film car je considère que vous avez tronqué l'oeuvre, etc." Il y a une seule chose qu'à coup sûr, il ou elle va gagner c'est le droit de changer de métier !
On sait qu'une action en justice est l'expression d'un rapport de forces et qu'une loi juste dans un pays démocratique doit donner précisément la possibilité de rétablir l'équilibre des forces du plus faible vis-à-vis du plus fort. Aujourd'hui, la loi ne rétablit absolument pas l'équilibre pour le scénariste, particulièrement parce qu'il est un auteur qui est considéré comme n'ayant pas d'oeuvre achevée jusqu'à l'arrivée d'une oeuvre qui n'est plus seulement la sienne et qu'à ce moment là il se trouve confronté à des forces économiques qui le dépassent.
Si on pouvait agir au préalable, c'est-à-dire considérer que le scénario est une oeuvre, même en voie d'achèvement, mais sur laquelle il y aurait un droit moral qui pourrait s'exercer d'un commun accord avec le réalisateur (et le producteur), et seulement en cas de violations manifestes et non de broutilles, parce que, bien évidemment, il ne faut pas bloquer le réalisateur dans son processus de création, on pourrait permettre la réalité d'un droit moral beaucoup plus fort que d'être obligé de détruire le film à la sortie. De toute façon aujourd'hui, aucun tribunal ne vous suivra là-dessus. D'ailleurs, je ne connais pas de jurisprudence où un scénariste se soit hasardé à faire un tel procès parce qu'il connaît déjà la réponse.
Dans ces conditions, le risque à terme, et je vais m'arrêter là, c'est que les sirènes du copyright retentissent aux oreilles des scénaristes. Mais ce serait là une grave erreur parce que ce qui est protecteur aux États-Unis, ce n'est pas le copyright, c'est la force qu'ont toutes ces guildes, que ce soit des guildes de scénaristes ou des guildes de réalisateurs, qui les protègent parce que ça maintient un ordre et que, hors de cet ordre, point de salut. Malheureusement pour des raisons que je n'ai pas le temps de développer ici, il est aujourd'hui irréaliste d'imaginer avoir des guildes ici d'une telle force. Mais dans l'avenir, qui sait ? La combinaison de la force de ces guildes avec un droit d'auteur à la française renforcé aussi bien pour les réalisateurs que pour les scénaristes... on peut toujours rêver. En attendant, la clef reste le dialogue. Quand le film est réussi c'est souvent qu'il y a eu à la base, une entente entre le scénariste, le réalisateur et le producteur. C'est cela qu'il faut déjà apprendre à privilégier.
François Taillandier :
Merci beaucoup. Vous avez magnifiquement dessiné le paradoxe du métier de scénariste : il est coauteur et quand il s'agirait d'intervenir, le film étant fini, et la loi garantissant que l'oeuvre finie est le film, il y a une espèce de paradoxe et d'effet de tenaille qui s'exercent. J'espère qu'on pourra y revenir et peut-être dégager les points sur lesquels on pourrait faire changer ce système, même si, fondamentalement, il est très difficile de le mettre en question.
En attendant, poursuivons et arrivons-en au cas particulier du traducteur. Particulier parce que l'apport du traducteur à une oeuvre est immense. Chacun le sait puisque c'est grâce à lui qu'elle pourra être lue dans une autre langue. Le traducteur met sa marque, il participe à l'oeuvre et lui aussi a le droit à ce que son travail soit pris en compte et respecté.