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Jacques-Alain Miller, psychanalyste, directeur du département de psychanalyse à l'Université de Paris VIII


Je vais vous rapporter ici plutôt un bulletin d'une victoire judiciaire qui a éteint en moi tout ressentiment à l'égard de ceux que j'avais dû poursuivre, chez eux aussi, puisque nous sommes maintenant de bons amis.

L'oeuvre de Lacan a donné lieu à un procès qui s'est conclu par un jugement du tribunal de grande instance de Paris en date du 11 décembre 1985. J'étais partie prenante de ce procès comme demandeur - c'est moi qui avais déclenché la procédure -, en tant qu'exécuteur testamentaire de Lacan et chargé explicitement par lui d'exercer, je cite, "toute prérogative attachée au droit moral selon la loi du 11 mars 1957 - celle que vous nous avez présentée -, et ce concernant, disait-il explicitement, son oeuvre publiée et non publiée." C'est donc à ce titre que je m'exprime devant vous.

Vous savez sans doute que Lacan a tenu pendant trente ans, de 1951 à 1980, un séminaire qui consistait essentiellement dans des cours qui furent d'abord donnés à son domicile pendant deux ans, de 1951 à 1953, puis à l'hôpital Sainte-Anne, ensuite à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, où j'ai pu l'entendre pour la première fois, enfin à la faculté de droit de la rue Saint-Jacques. À partir de 1953, ces cours furent publics et une sténographie en fut prise dont le texte était régulièrement remis à sa secrétaire. Comme on faisait à l'époque. C'était un texte avec quelques copies par stencil. D'autre part, il y avait des gens qui prenaient des notes et qui, parfois, les mettaient au clair. Et il y a eu les magnétophones quand ils ont commencé à se répandre. En tant que tels, du point de vue juridique, en tout cas, c'est ce que comporte la loi et ce qu'a jugé le tribunal, ces cours constituent une oeuvre, exactement une oeuvre orale, une oeuvre de l'esprit sur laquelle son auteur possède un droit exclusif qui est protégé par la loi de 1957.

Les défendeurs, que j'avais poursuivis, avaient mis en circulation la transcription qu'ils avaient réalisée de l'un de ces cours agrémenté de notes et commentaires divers. Ils l'avaient fait sans aucune autorisation et estimaient que l'oeuvre avait été déjà divulguée par le seul fait qu'elle avait été communiquée oralement et que, de plus, des transcriptions de ces cours avaient circulé déjà du vivant de Lacan.
Le tribunal en a jugé autrement. Le raisonnement est assez intéressant. Le tribunal a jugé que, en effet, c'était une oeuvre, mais que la forme orale prise par une conférence ne constitue pas à proprement parler une divulgation de l'oeuvre. En effet, sauf intention contraire expresse, l'auteur d'une conférence ne consent qu'à l'audition directe en dehors de toute reproduction. Nous qui parlons ici, ceux qui éventuellement poseront des questions, consentent à ce que ce soit entendu par les gens qui sont ici.
Si vous souhaitez prendre des notes et reproduire cela comme étant l'oeuvre de l'un ou de l'autre, il faut une autorisation expresse. Ça ne s'applique pas à des comptes rendus, des résumés, mais vous ne pouvez pas, en sortant d'ici, faire un volume qui serait le forum tenu à la Société des Gens de lettres sans avoir l'autorisation de chacun.

Le prononcé d'une conférence, a dit le tribunal, rencontre volontairement un nombre limité de personnes alors que la publication de l'oeuvre, en même temps qu'elle donne à celle-ci un caractère définitif, l'ouvre à un large public. L'auteur peut avoir le désir de l'améliorer avant de la livrer au public sous forme écrite.

En l'occasion, Lacan lui-même considérait que ces cours, et même la diffusion des transcriptions - il lui arrivait de prêter ces transcriptions à l'un ou à l'autre en demandant qu'on les lui rende au plus vite, c'était des gens de son entourage - ne constituaient pas une publication. Il entendait limiter à un cercle relativement restreint l'usage de ces documents sténographiques. De plus, il m'avait chargé d'établir le texte de son séminaire, cinq volumes étaient ainsi parus de son vivant et nous avions passé un contrat avec les éditions du Seuil où m'était reconnue la qualité de coauteur des volumes publiés. En me conférant la qualité d'exécuteur testamentaire et les prérogatives du droit moral, il entendait poursuivre post mortem la divulgation écrite de son oeuvre orale de la même manière et à l'exclusion de toute autre forme.

Les défendeurs réunis en association virent donc leur édition tenue pour contrefaisante par le tribunal et furent condamnés à payer des dommages et intérêts. Ce qui est intéressant concernant le droit moral, c'est que ce jugement fut acquis sur ma seule action en justice, servie par Maître Charrière-Bournazel. Ce résultat a été acquis sans intervention en justice d'aucun des détenteurs des droits patrimoniaux. Je suis allé au tribunal, et j'ai voulu y aller seulement sur la base du droit moral, alors que j'aurais pu être accompagné, dans cette action, de la légataire universelle de Lacan, mon épouse ici présente, voire d'autres enfants de Lacan. Je n'ai pas voulu être accompagné des représentants des droits patrimoniaux, pas non plus des éditions du Seuil, j'y suis allé exclusivement au nom du droit moral et le tribunal m'a donné satisfaction. Il n'a pas été fait appel et c'est devenu définitif.

Il n'est pas douteux à mes yeux que ce jugement respectait la volonté constante de Lacan. Pendant vingt ans, de 1953 à 1973, il s'était refusé à toute édition de ses séminaires, jusqu'à ce que ma façon de rédiger son séminaire intitulé Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse en 1973, entraîne son adhésion, qu'il en autorise pour la première fois la publication en livre et me charge de publier de même l'ensemble de ses séminaires.

J'ai donc pu agir en justice au double titre de titulaire du droit moral de l'oeuvre et de coauteur des séminaires sous leur forme écrite.

L'intérêt du public est certainement de voir publiée la totalité de l'oeuvre orale de Lacan sous une forme écrite, mais le droit moral exige que cette publication soit réalisée de manière conforme à la volonté de l'auteur. C'est la conception que je me suis employé jadis à faire valider par le tribunal et c'est la même pensée de fidélité qui m'inspire quand je poursuis encore aujourd'hui la publication et l'édition de ce qu'on appelle Le Séminaire de Jacques Lacan.

Un volume est paru en mai, un autre va paraître en mars, des petits volumes de conférences seront en janvier prochain déjà en librairie.
J'ai évoqué ici mon expérience. Les progrès de la technologie feront immanquablement surgir des questions nouvelles sur lesquelles j'attends des lumières de ce colloque.

La volonté de l'auteur, spécialement post mortem, est un élément fragile, confronté aux pressions du public et à celles des intérêts commerciaux. Il est vraiment admirable que le droit français ait créé une notion qui soustrait la volonté de l'auteur au circuit des échanges économiques, et même à son existence d'être vivant. Il soustrait la volonté de l'auteur au temps qui passe, si je puis dire. C'est d'autant plus troublant qu'il ne s'agit même pas exactement de la volonté de la personne, puisque la protection de l'oeuvre peut prévaloir sur les cessions, même celles faites par l'auteur. Par exemple, si l'auteur s'est engagé à produire des oeuvres sur un certain rythme, le tribunal peut considérer qu'il ne peut pas faire cette cession parce qu'elle nuirait à l'oeuvre elle-même. Il y a un cas de jurisprudence là-dessus. Donc c'est comme si le droit moral protégeait la volonté de l'oeuvre elle-même, de son esprit ou de son sujet.

La notion typiquement française du droit moral ne passera pas facilement dans un monde qui est, pour l'instant, dominé par le concept anglo-américain du copyright. Il est certainement souhaitable que tous ceux qui peuvent se dire auteurs s'affirment solidaires de ce droit moral. C'est une fiction, mais non pas romanesque, une fiction juridique qui protège la création. C'est dans cet esprit que je participe à ce forum et que je remercie la Société des Gens de Lettres de l'avoir organisé.