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En clôture du Colloque «La Révolution numérique de l'auteur»
Monsieur Frédéric Mitterrand

 

 











Monsieur le Président de la Société des Gens de Lettres, cher Alain ABSIRE,
Mesdames et Messieurs, Chers amis,

Vous connaissez sans doute cette saillie désabusée de VOLTAIRE : « Le grand malheur d'un homme de lettres, disait-il, est ordinairement de ne tenir à rien. Un bourgeois achète un petit office, et le voilà soutenu par ses confrères. Si on lui fait une injustice, il trouve aussitôt des défenseurs. L'homme de lettres est sans secours ». Et VOLTAIRE ajoute, avec son style imagé et caustique : « l'homme de lettres ressemble aux poissons volants : s'il s'élève un peu, les oiseaux le dévorent ; s'il plonge, les poissons le mangent ».

C'est d'abord au nom de ce constat, celui de la fragilité sociale de l'homme de lettres, que les écrivains des Lumières, à commencer par BEAUMARCHAIS, ont promu l'idée qui vous anime depuis 1838 : les gens de lettres doivent s'unir pour former société.  Ils  avaient  d'ailleurs  déjà  constitué,  des  siècles  durant,  une    « République des Lettres » qui leur a permis de résister aux intempéries politiques  et économiques et de tenir le choc des révolutions de la technique.

C'est dire si votre idée est pertinente, non seulement d'associer des auteurs comme vous le faites depuis l'origine, avec BALZAC alors comme premier de vos Présidents, mais aussi de les réunir aujourd'hui pour réfléchir ensemble sur leur avenir devant le grand bouleversement occasionné par la « révolution numérique ». Cette idée d'ailleurs s'inscrit directement dans la lignée des Lumières, qui sont aussi, vous le savez, à l'origine de la notion fondamentale de droit d'auteur.

Je veux donc d'abord et avant tout remercier Alain ABSIRE, au nom des auteurs, mais aussi au nom des publics dont mon ministère a la charge, le soin et le souci, et le féliciter chaleureusement d'avoir organisé ces journées de réflexion collective autour de la « révolution numérique de l'auteur ».

On emploie souvent un peu à tort et à travers, ce terme de « révolution ». Comme si la chute des utopies révolutionnaires avait entraîné une inflation de vraies fausses « révolutions » un peu partout, dans tous les domaines... « Une vraie révolution dans votre comportement, dans votre appartement, une vraie révolution dans votre cuisine... » : j'en passe et des meilleures... Mais dans ce cas précis, le mot n'est pas trop fort et je prends pleinement la mesure du bouleversement technologique actuel, qui est à l'image des révolutions techniques qui ont transformé la situation de l'écrit au moment de l'invention de l'imprimerie ou, peut-être même, de sa découverte même dont PLATON nous dit aussi les travers dans le Phèdre (avec le mythe de Theuth). Le titre de votre colloque me paraît, à cet égard, particulièrement pertinent : « la révolution numérique de l'auteur » entre en interférence des mutations aussi profondes que « la révolution copernicienne du sujet ».

C'est la raison pour laquelle j'ai clairement affirmé dès mon arrivée au ministère de la Culture et de la Communication que la  « révolution numérique » serait l'un des chantiers prioritaires de ma réflexion et de mon action.

Une priorité de ma réflexion d'abord, parce que, face à un bouleversement de cet ordre et de cette ampleur, face à l'inventivité passionnante et parfois aussi inquiétante de la technique, dont nul ne peut prétendre avoir la clef, il faut « d'abord comprendre », comme disait Anatole FRANCE. Et j'ajoute : « beaucoup apprendre ». De beaucoup observer pour beaucoup anticiper. C'est ce que nous faisons au ministère de la Culture et de la Communication, ce que j'essaye de faire avec mes collaborateurs, et c'est aussi et surtout le travail effectué dans nos murs par l'excellent Département des études, de la prospective et des statistiques (le DEPS). Vous savez que ses chercheurs viennent de publier, à la signature du sociologue Olivier DONNAT, leur Enquête - décennale, toujours très attendue et très révélatrice - , sur les pratiques culturelles des Français.  Or, comme vous, la prospective de notre ministère s'interroge justement  sur   « les pratiques culturelles à l'ère numérique ».

Cette enquête consacre votre diagnostic et votre analyse ; elle entérine l'idée de bon sens du triomphe d'une culture de l'écran. Mais attention, malgré toutes les métamorphoses que cette révolution nous prépare - je pense, par exemple, à l'influence croissante de l'image animée qui peut s'insérer, comme autrefois l'image fixe, dans nos parcours de lecteurs -, la culture de l'écran ne signifie pas nécessairement l'abandon ou la relégation de la culture de l'écrit. Malgré, sans doute, une certaine montée en puissance des images animées sur Internet, la Toile est demeurée une espace de l'écrit.

Ces réflexions sont indispensables, et nous continuerons de les mener en tissant des liens plus étroits avec la recherche, car vous savez que le portefeuille du ministre de la Culture et de la Communication contient ce qu'on appelle la « recherche culturelle » et la « culture scientifique ». Je pense notamment à nos accords avec le CNRS, avec qui mettons en place une sorte de « supercentre de recherche », un « Groupement d'Intérêt Scientifique » consacré précisément aux liens entre la culture et le numérique.

Toutes ces réflexions ne sont pas des tergiversations ni des atermoiements, mais la nécessaire délibération qui précède une action raisonnée et informée.

Cette action répondra, quoi qu'il arrive, à des principes fermes. Le premier principe est le caractère central de l'auteur dans la nouvelle chaîne de l'écrit.

Jusqu'à présent, les réflexions et les inquiétudes suscitées par Internet ont semblé surtout se concentrer sur l'effacement annoncé des intermédiaires et sur la question de ce que l'on appelle d'un mot un peu barbare la « désintermédiation ». Et c'est vrai que le Ministère consent des efforts conséquents tant pour les librairies que pour les éditeurs ou, plus généralement, la presse.

Mais il serait tout à fait dommageable et dangereux de ne pas associer les auteurs à ces réflexions nécessaires, comme il serait naïf de croire que ce phénomène de « désintermédiation » marquerait de manière univoque et massive une sorte de triomphe de l'Auteur, et qu'Internet signerait une réponse ironique de l'histoire à « la mort de l'auteur » chantée dans les années 1960... Chacun voit que le bouillonnement des expressions de soi et le pullulement des signatures sur Internet auxquels il nous est donné d'assister ne correspondent pas toujours à ce qu'est et doit être un « auteur » véritable, c'est-à-dire, en latin, un « garant » et une « source » de savoir et de talent qui seule peut faire, au sens noble du terme, « autorité ».

La nouvelle et parfois insoutenable légèreté des textes dont les frontières sont de plus en plus flottantes et floues rappelle cette nouvelle marquante de BORGES, « le Livre de Sable », cet ouvrage sans délimitations, dont « le nombre de pages est exactement infini. Aucune n'est la première, aucune n'est la dernière ». Cette abolition des limites du texte génialement anticipée par l'écrivain argentin, à laquelle s'ajoute le retour, sur le mode des créations interactives, à des œuvres collectives, semble presque devenue réalité à l'ère numérique. Dans ce nouveau contexte à la fois complexe et grisant, il est évident que l'auteur doit être aidé et encouragé aussi à trouver de nouveaux repères. Une partie de la chaîne du livre, le rôle des maisons d'édition et de leurs comités de lecture, tout notre système construisait les garanties qui faisaient « un auteur », une série d'adoubements qui est désormais mise en demeure de s'adapter. L'auteur lui-même, avec les nouvelles possibilités techniques qui s'offrent à lui, notamment l'autoédition et l'autodiffusion, ne risque-t-il pas de s'estomper considérablement, alors même qu'il aurait pu croire qu'il devenait enfin pleinement maître chez lui ? Ces transformations dans les pratiques ne sont pas négligeables car elles peuvent, à terme, avoir des conséquences importantes sur le statut positif de la profession. Nous y sommes particulièrement attentifs au Ministère avec l'appui et le concours la Direction du Livre et de la Lecture.

Le sens de toutes ces considérations est de vous dire à quel point il me semble nécessaire que les auteurs prennent toute leur part dans les réflexions sur la reconfiguration du paysage du livre à l'heure numérique.

Le second principe, qui découle naturellement de cette mise en lumière des auteurs, est la réaffirmation du droit d'auteur à la française qui est, à mes yeux, avec le prix unique du livre (loi de 1981), l'un des deux piliers d'une création et édition régulé et civilisé.

Le droit des auteurs à l'ère numérique, je l'ai défendu d'abord par une loi assez controversée, mais que je crois efficace et juste, la loi dite HADOPI, récemment adoptée par le Parlement. Cette loi, qui a été caricaturée jusqu'à l'absurde, se veut avant tout non pas un texte de répression, mais une loi de régulation ainsi que de pédagogie. J'ai même souhaité y ajouter un volet consacré à l'offre légale : là encore, étant donné la complexité de la question, je n'ai pas voulu agir sans avoir d'abord beaucoup réfléchi et consulté et j'ai donc confié à MM. ZELNIK, TOUBON et CERRUTTI une mission « Création et Internet » dont les premières propositions de mesures concrètes doivent m'être remises d'ici la mi-novembre. Ce travail concernera le livre aussi bien que la musique et, au cœur du livre, les auteurs et leurs droits.

Je suis attaché au droit d'auteur à la française, parce que, c'est sa force, il est chevillé d'une manière que je dirais presque viscérale, à la personnalité de l'auteur, au contraire du copyright anglo-saxon qui protège d'abord et avant tout l'investissement économique du producteur.

Un moment clef de notre préservation du droit d'auteur s'est évidemment fait jour dans ce que l'on a appelé « l'affaire Google ». J'ai pris très vite la parole sur cette affaire afin de préciser les termes du débat et j'ai dit fermement que c'est là, typiquement, un domaine où les pouvoirs publics doivent jouer pleinement leur rôle, car il s'agit d'une mission de l'Etat à laquelle aucune officine ne saurait se substituer. Je le dis sans rodomontade et sans parodie de grandeur et si cette posture peut sembler gaullienne, c'est un gaullisme européen dont il faudrait parler peut-être, puisque, vous le savez, nombre de nos partenaires, l'Allemagne en particulier, nous ont emboîté le pas dans la légitime défense des droits d'auteur face à Google.

Le principe du « fair use », comme on parle de « fair play », c'est-à-dire de l'usage loyal (je suis le ministre de la langue française !) dont argue le géant californien pour justifier la numérisation de millions d'auteurs sans autorisation des auteurs, est, à mes yeux, un leurre juridique sans valeur.

Certes, je ne doute pas que Google puisse aider à la notoriété des auteurs, notamment de sciences humaines et sociales, mais beaucoup d'exemples nous montrent aussi que ces numérisations « en vrac » ne se font pas sans dommages collatéraux. Tel héritier découvre, comme la fille de Richard WRIGHT, que les œuvres de son père ont été entièrement numérisées, sans même qu'elle en ait été informée, alors qu'elle consacrait sa vie à la mémoire de son père écrivain... Elle a dit sa détresse en des termes non seulement touchants, mais significatifs, lors de l'audition européenne sur Google en septembre dernier.

C'est pourquoi la défense du droit d'auteur reste au fondement de notre action auprès du juge américain et c'est le sens de notre intervention auprès de la Commission européenne.

Le projet d'accord proposé par Google ne respecte pas le droit de la propriété intellectuelle. Il n'est, par ailleurs, pas conforme au droit de la concurrence et constitue, à mes yeux, une menace réelle pour la diversité culturelle.

Je souhaite d'ailleurs que ces sujets soient inscrits à l'ordre du jour de l'une des toutes prochaines sessions du Conseil des ministres européens de la culture.

Mais les pouvoirs publics ne sont pas seuls.

Je m'appuierai, d'une part, sur une Commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques dont j'ai confié la semaine dernière la présidence à Marc TESSIER. Elle me rendra ses conclusions à la mi décembre. Autre rendez-vous à marquer dans vos agendas !

Mais surtout, l'action du Gouvernement français sera d'autant plus efficace que les initiatives des acteurs économiques de la filière du livre viendront l'accompagner et la compléter. Je pense notamment à la création d'un véritable marché, unifié et homogène, du livre numérique, dont la conception doit être concertée et partagée avec tous les acteurs du monde du livre.

Vous savez que le livre numérique progresse, tant aux Etats-Unis qu'au Japon et que les plus grandes firmes préparent son entrée en force sur le marché. Bien des auteurs, Stephen KING ou encore François BON et Didier VAN CAUVELAERT essaient déjà de nouvelles formes littéraires adaptées à ces nouveaux supports techniques. Si nous voulons que la jeune génération, la génération de l'écran, reste une génération de l'écrit, nous devons repenser notre apport en termes de médiation, de repères, de contenus.

C'est pourquoi il convient désormais d'aller très vite et de réunir tous les moyens économiques, juridiques et politiques, pour qu'une offre légale de livres numériques puisse voir le jour rapidement en France. Cette offre devra être riche, simple techniquement et accessible économiquement. Elle devra enfin, c'en est, pour moi, une condition, garantir une rémunération juste et proportionnelle des auteurs.

J'ai dit, à cet égard, tout mon intérêt pour la création d'une plateforme de diffusion unique. Pour ce faire, partir de ce qui existe et qui a fait ses preuves, en l'occurrence la base ELECTRE, me semble le plus judicieux.

J'aurais souhaité vous parler de tout ce que m'a inspiré la Foire de Francfort, évoquer avec vous l'épineuse question des œuvres orphelines, suivie au ministère par la Direction du Livre et de la Lecture, mais j'ai déjà été bien long et je voudrais pour finir vous dire quelques mots sur des questions qui vous préoccupent personnellement, et ne sont pas sans lien avec ce qui précède, celles de votre statut social et fiscal.

C'est, là aussi, une question cruciale. C'est pourquoi, dans la continuité de la création d'un régime de retraite complémentaire spécifique pour les écrivains et traducteurs, puis de son extension récente aux illustrateurs, j'ai demandé au Directeur du livre et de la lecture de me faire des propositions visant à améliorer la situation des auteurs.

Le travail entamé sur les revenus accessoires des auteurs doit être mené à son terme le plus rapidement et le plus sérieusement possible, car il en va pour certains de la possibilité même d'exercer le métier d'écrivain.

Dans ce cadre, je souhaite qu'une étude soit menée dans les prochains mois sur les résidences d'écrivain, afin de développer des partenariats entre les auteurs et les collectivités ou les institutions, dans un juste équilibre entre création et médiation.

Je souhaite également que soient mises à l'étude la possibilité, pour les auteurs de l'écrit, de bénéficier de franchises fiscales, à l'instar de ce qui existe aujourd'hui pour les artistes plasticiens, les musiciens ou les journalistes.

Le Salon du Livre de 2010 sera exceptionnellement, pour célébrer ses trente ans, consacré non pas à un pays étranger, mais aux auteurs français. Ce sera donc votre salon et il me semblerait bien normal qu'il soit aussi, autant que possible, le lieu de restitution de nos travaux, non pas « sur auteurs », mais tout au moins sur, et pour les auteurs.

Car je reste persuadé qu'à l'heure de la révolution numérique, la culture de l'écrit est encore le premier garant de notre ouverture sur la complexité du monde et que, pour parodier le Livre, « au commencement - c'est-à-dire à la base de tout - était l'auteur ».