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Alain Absire Nous débutons cette seconde journée par une conversation entre Milad Doueihi historien de l'Occident moderne, philosophe, philologue, et Pierre Mounier, responsable du Pôle formation et usages de Cléo.
Milad Doueihi « Figures de l'auteur à l'ère du numérique », ce titre renvoie à des textes que vous connaissez tous et je n'ai besoin de rappeler ni Qu'est-ce qu'un auteur ? de Michel Foucault, ni Figures de l'auteur de Roger Chartier, qui est présent parmi nous. Pour ma part, je souhaite concentrer mon intervention sur la différence que la culture ou l'environnement numérique introduisent dans nos perceptions de l'auteur et, surtout, dans son déploiement dans les nouvelles plates-formes émergentes.
Depuis toujours, la figure de l'auteur a été impliquée dans un assemblage qui lie pratiques, technologies et institutions. Il ne faut ainsi prendre en considération pêle-mêle les supports matériels - papyrus, manuscrit ou objet imprimé ; les pratiques sociologiques de la lecture - on parle actuellement beaucoup de l'évolution de la lecture par écran ; l'institution juridique liée aux droits d'auteur et à la figure de l'auteur, sacralisée depuis le siècle des Lumières. Mais on ne saurait oublier, d'autant que le numérique joue là un rôle important, le « geste éditorial », c'est-à-dire l'intervention dans la chaîne de production du texte de l'intermédiaire qu'est l'éditeur, qui le transforme en livre pour le rendre accessible à un public et qui lui confère légitimité et crédibilité. Et, plus que l'auteur, c'est précisément ce geste éditorial conventionnel que le numérique me paraît déconcerter.
L'idée du copyright et de la propriété intellectuelle a toujours été ambiguë, voire ambivalente. Ainsi, le droit moral existe en France, mais pas aux Etats-Unis, où le copyright est inscrit dans la constitution. Mais il y a en fait une tension entre d'une part la nécessité affirmée de protéger la créativité de l'inventeur ou de l'auteur en leur donnant une certaine période pour être rémunérés ; d'autre part, l'exigence de faire circuler dans le domaine public les idées et les innovations pour favoriser le progrès des sciences et du savoir. Or, ce partage entre la dimension utilitaire et la dimension du savoir renvoie très exactement à la contradiction que nous vivons actuellement de manière très forte avec le numérique.
Pourquoi le numérique modifie-t-il la figure de l'auteur ? D'abord parce que le numérique lui-même a beaucoup évolué : depuis les années 1990, on est passé d'un environnement relativement stable et statique à un environnement dynamique. Cette évolution porte désormais le nom de Web 2.0, mais elle va au-delà. Elle est d'abord marquée par le surgissement radical du lecteur et de ses pouvoirs, ce qui a un effet sur le rôle même de l'auteur. Elle se traduit ensuite par une modification importante des formats et il faut donc s'intéresser de près aux technologies et à leur conception. Enfin, on est passé du moment où l'ordinateur individuel était la fenêtre vers le numérique à une perte de l'individualité du poste fixe, qui entraîne une perte d'une forme de l'individualité de la figure de l'auteur. En allant vers ce que l'on appelle aujourd'hui le cloud computing, c'est-à-dire que l'identité numérique elle-même est non plus inscrite sur un support stable mais partagée et accessible depuis tous les supports, la façon dont on construit la présence numérique est considérablement modifiée. Il me semble que l'identité numérique est liée à la transformation de la figure de l'auteur dans l'environnement numérique. Il faut donc se pencher sur les nouvelles manifestations - je dirais même les nouvelles incarnations - de l'auteur à travers ce qui est en train de se construire avec l'identité numérique. Autre dimension technologique, mais qui a également une grande portée intellectuelle : les interfaces. J'entends par là les métaphores déterminantes dans nos rapports avec le contenu du monde numérique. Le poste fixe est ainsi dominé par deux métaphores : le bureau et la souris. Elles nous ont énormément servi mais elles ont leurs limites et on est en train de les dépasser. Aujourd'hui, c'est le monde qui devient l'interface. Pour moi, la « réalité augmentée » que l'on a évoquée hier lie géolocalisation, données accessibles ouvertement sur le réseau, forme de présence de l'individu : vous vous trouvez au Louvre, le GPS de votre téléphone mobile vous fournit toutes les données que vous désirez sur ce lieu, mais en instituant votre avatar dans cette présence. En ce sens, la réalité partagée est la première articulation de ce mouvement qui fait du monde l'interface au numérique. La chaîne du livre, qui est essentielle pour l'auteur, était destinée à faire parvenir le livre au lecteur. Ce rapport est maintenant inversé et c'est là qu'apparaissent les enjeux de la nouvelle figure de l'auteur.
Une autre dimension est liée à cette nouvelle manifestation de l'interface du numérique. C'est ce que j'ai appelé la fragmentation : il me semble qu'avec la sociabilité numérique, tout texte est destiné à être cité, mais en fragments, et à circuler à nouveau. Cela emporte bien évidemment certains risques au regard de l'intégrité de l'œuvre et de son destin, mais cela transforme tout lecteur en auteur. On le voit avec des outils comme Wikipedia, mais aussi ailleurs. Emerge ainsi une nouvelle figure de l'auteur qui est liée à la collectivité.
Un historien sociologue des sciences des années 1930-1940, Ludwig Fleck, s'est demandé à quel moment et selon quel processus survenaient les découvertes dans les laboratoires de biologie. Il s'est rapidement rendu compte qu'elles tenaient essentiellement à l'échange, à la libre circulation des idées et, surtout, à l'interactivité. Il me semble que cela pourrait être appliqué aux communautés que l'on voit aujourd'hui héberger avec le Web social. Ce modèle d'hyperactivité, que l'on trouve parfois anarchique, permet la transformation de lecteurs jusque-là passifs en auteurs collectifs. Dès lors, on peut se demander où se situe le geste éditorial et qui en est le responsable. Répondre suppose de s'intéresser de près aux métaphores et, surtout, aux modèles d'abstraction qui sont mis en place par les plates-formes. Ainsi, les plates-formes du Web 2.0, ce que l'on appelle le « communautaire », le « collaboratif », le « participatif », peuvent être interprétées comme des plates-formes vides mais avec des contraintes déterminantes. Quand vous vous rendez sur Facebook ou sur Flickr, il n'y a rien : c'est vous, en tant qu'utilisateur, qui remplissez par vos données, mais avec certaines contraintes. L'essentiel est alors le jeu avec les contraintes et leurs déplacements. On entre aussi là dans le domaine des licences : l'essentiel du succès du Web social réside dans le déploiement des licences soi-disant libres ou du Creative Commons. C'est-à-dire que l'on maintient l'identité de l'auteur mais aussi la liberté de circulation, y compris la liberté de citation, sans nier l'individualité dans ce monde collectif. Comment conserver une certaine forme de la distinction individuelle dans un cadre de plus en plus collectif ? C'est aujourd'hui une question essentielle, surtout au regard de la problématique des auteurs. Ce « collectif de pensée » dont a parlé Fleck ne nie pas l'individualité de l'auteur mais l'inscrit dans une dynamique de groupe. Or, le Web social est en train de créer des groupes entre lesquels il y a beaucoup d'intersections, d'échanges horizontaux, qui encouragent la circulation mais qui posent aussi, faute d'une stabilité et d'une pérennité des bases, le problème de la « citabilité ». C'est un problème important pour les données les plus simples et, surtout, dans le monde scientifique.
J'en viens à la dimension spatiale et à ses rapports avec la figure de l'auteur. L'homme est un être spatial : on construit, on habite, on investit l'espace. Or, avec l'ère numérique, on bâtit ce que j'appelle un urbanisme virtuel, c'est-à-dire un espace hybride qui fait jouer la présence réelle avec une présence virtuelle, liée à la polyphonie des identités numériques - on pense bien sûr aux pseudos. Comment garantir une certaine continuité et une certaine crédibilité tout en permettant les usages ludiques et importants dans cet espace virtuel ? Il nous faut réfléchir à cette question, surtout au regard des droits d'auteur. Cet espace virtuel me paraît beaucoup plus prometteur que dangereux. Certains sont d'avis opposé, craignant que ne soit ainsi avalée l'identité individuelle de l'auteur comme de l'éditeur, au risque de les faire disparaître.
Il me semble par ailleurs que l'on a un peu peur de regarder de près comment le numérique se construit. Or, il se construit par un discours, par un texte, parfois difficile d'accès, mais lisible. J'ai plaidé dans d'autres enceintes en faveur d'une compétence numérique qui aille au-delà du simple usage et qui permette à tout utilisateur de devenir non plus un lecteur passif mais un auteur actif, et à un auteur actif d'intervenir sur le code. D'où l'importance des licences libres que j'évoquais précédemment, qui supposent que tout utilisateur est également un codeur. Dès lors se pose le problème de la convergence entre la technologie et d'autres techniques qui étaient celles de l'auteur comme de l'éditeur. Je conteste l'idée des « digital natives » : peut-être ont-ils certains privilèges dans les usages mais si l'on regarde de près, seule une petite minorité de bidouilleurs sont véritablement doués pour le code et il ne faut donc pas surestimer leur maîtrise du numérique. On assiste à une mutation de la figure de l'auteur vers ce que j'appelle des « fragments de personnalité », qui circulent à travers des textes. Pour autant, il faut essayer de maintenir des traces d'une identité numérique stable et pérenne. C'est une question technologique mais surtout culturelle et il faut éviter de laisser les deux aspects diverger.
Pierre Mounier Merci beaucoup. Dans votre présentation, j'ai repéré quatre grands thèmes :
- L'évolution de la position de l'auteur par rapport à l'éditeur, ce que vous appelez le « geste éditorial » ; - La relation entre le mode de présence dans l'univers virtuel, dans le cyberespace, et le geste créateur de l'auteur ; - La relation entre l'individuel et le collectif ; - La relation entre la production de textes et la production de codes, donc de programmes, qui impliquent des positions différentes.
Je vous propose que nous en débattions en essayant de leur donner chair à partir d'exemples concrets. S'agissant de l'évolution de la position de l'auteur, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous pour braquer le projecteur sur l'éditeur. Il me semble que l'on parle déjà beaucoup du devenir de la position de l'éditeur à l'ère numérique et fort peu de celle de l'auteur, qui subit des transformations profondes en passant de l'imprimé au numérique. À partir de sa position classique dans la chaîne du livre lorsque l'on bascule vers le numérique, l'auteur sort de son orbite.
Il le fait tout d'abord par une prise de pouvoir, en devenant beaucoup plus fort que l'éditeur. On trouve là les figures de ce que l'on commence à appeler « l'auteur marque », qui capitalise sur son propre nom une audience, une réputation mais aussi des revenus économiques. Un auteur de science-fiction américain que j'aime beaucoup, Cory Doctorow, en est l'exemple parfait : il écrit des romans, fait des conférences, tient un blog, écrit des papiers dans des magazines. Il déploie ainsi une activité de production intellectuelle multiple qu'il concentre autour de son nom. Je dirai, de façon un peu provocatrice, qu'il s'« indépendantise » par rapport à l'éditeur : le recours à ce dernier pour publier des livres devient pour lui une commodité dans un type de production particulier, mais il peut également s'en passer dans ses autres activités. De fait, la plupart des textes qu'il publie le sont sous licence creative commons, forme qui donne à l'auteur un pouvoir à l'intérieur du droit de propriété intellectuelle et une maîtrise des usages qui sont faits de son œuvre.
Mais l'auteur peut aussi sortir de son orbite à travers un affaiblissement de sa position. Ce qui nous frappe dans l'univers numérique, c'est que l'auteur a l'impression de perdre la main, de perdre le contrôle des contenus culturels ou intellectuels qu'il produit. En effet, ces contenus sont produits et transmis dans des dispositifs informatiques qui les transforment nécessairement. Ces transformations sont multiples et très rapides et l'auteur de risque de ne plus reconnaître sa production une fois qu'elle est passée d'un ordinateur à un autre, dans des réseaux, sur des plates-formes de type Web 2.0. Jill Walker, professeur de littérature à l'université de Bergen, qui s'est beaucoup intéressée aux blogs, aux productions hypertextuelles de fiction dans les réseaux numériques et qui se préoccupe désormais davantage de l'identité numérique et des jeux en réseaux, a écrit un texte tout à fait passionnant sur The feral hypertext, feral qualifiant en anglais des animaux domestiques retournés à l'état sauvage... Son idée est que des technologies et des pratiques font que le texte que l'on croyait domestiqué par la production de l'auteur, lorsqu'il est projeté dans des univers numériques, retourne à l'état sauvage et échappe complètement à la volonté de qui que ce soit, non seulement de l'éditeur, ce dont nous sommes tous convaincus, mais aussi de l'auteur et de ses lecteurs : il vit d'une certaine manière sa vie propre. Toutes les pratiques de copié-collé font que le texte est éparpillé, réutilisé dans d'autres contextes, d'une façon tellement démultipliée que cela n'a plus rien à voir avec la pratique de la citation que l'on connaît depuis toujours. Jill Walker constate ce qu'elle appelle les folksonomies, c'est-à-dire des pratiques populaires d'indexation par mots-clés sur des contenus : des livres, des textes, des articles, des images, des vidéos sont indexés par tout le monde puisque cette capacité est ouverte à tous par le Web 2.0. On assiste de la sorte à une activité éditoriale exercée par des lecteurs qui rapprochent des contenus qui n'avaient a priori rien à voir et qui font ainsi, par des usages que les auteurs n'avaient en rien prévus, « exploser » les œuvres préexistantes. Il y a de nombreux exemples d'hypertextes « ensauvagés », ou « farouches » pour reprendre la traduction de feral que m'a suggérée René Audet.
Milad Doueihi Effectivement, Cory Doctorow représente l'émergence sur le réseau d'un auteur qui n'a plus besoin de l'éditeur. Mais il me paraît la manifestation ultime d'une nouvelle problématique, celle de la réputation et de la distinction qui sont en train de s'installer sur le réseau. J'ai beaucoup d'admiration pour lui. Il est l'une des personnalités qui sont devenues des « nœuds » grâce à ce qu'il fait mais grâce aussi au blog collectif BoingBoing et à son activisme vis-à-vis du logiciel libre. Mais seule une minorité de personnes atteint ce remarquable stade d'autonomie qui leur permet de publier sous forme à la fois numérique et papier. Pour autant, il n'est pas évident de passer à une autre échelle. Si le réseau offre cette possibilité, on voit bien qu'il est extrêmement difficile de constituer un nœud de légitimité et de visibilité : dans l'histoire du réseau, on ne compte guère plus d'une douzaine d'émergences de ces nœuds imprévisibles. Google, Facebook, Flicker en sont les illustrations. Mais aucun des services parallèles similaires ne parvient au même stade de succès public.
De plus en plus, des logiciels font des calculs, introduisent des coefficients pour aller vers ce que les Anglo-Saxons appellent the reputation framework, la réputation sur le réseau. On verra bien ce que cela donnera mais je suis quelque peu sceptique quant à une capacité de développement à grande échelle.
Je suis entièrement d'accord avec la notion de « feral ». La folksonomie horizontale qui introduit une multiplicité de perspective quant aux données, aux fragments, aux anthologies, à tout le copié-collé, à tout ce que l'on retransmet et reconfigure, est une forme de la fonction d'auteur au second degré, qui est rendue possible par des plates-formes, surtout par celles qui indexent et qui permettent de taguer. Il y a actuellement une forme de rivalités entre la folksonomie, populaire par essence, et les anthologies ou le Web sémantique, qui veulent introduire des métadonnées, prétendument plus savantes, dérivées des disciplines et des méthodes. Il y aura soit convergence soit divergence entre des modes d'accès différents aux mêmes données, aux mêmes textes. Je note par ailleurs que la dimension « farouche » de la libre circulation du texte a déjà existé, sous une autre forme, dans la textualité classique : René Char ne dit-il pas en substance, dans Feuillets d'hypnose, « tu peux te relire mais tu ne peux plus signer »...
Pierre Mounier Sur le premier point, je crois qu'il faut aussi prendre en considération les questions d'échelle et de sous-communautés : si les nœuds sont effectivement peu nombreux au niveau global, certains individus ont la possibilité de devenir des nœuds au sein de leur communauté.
Milad Doueihi S'agissant des micros communauté, oui.
Pierre Mounier Je vais essayer de formuler à ma manière un autre point que vous avez souligné qu'il me paraît tout à fait essentiel. Une des propriétés qui caractérisent le cyberespace - ce que vous appelez l'espace virtuel -, tient au fait que, contrairement à l'espace physique, on ne peut pas y être présent ou y exister sans produire quelque chose, sans dire, sans saisir, sans agir d'une manière ou d'une autre. Dans l'espace physique, nous sommes présents et nous n'avons pas besoin de faire quelque chose pour cela. Dans le cyberespace, si vous voulez être présent au sein d'une communauté virtuelle ou sur un forum, vous devez faire quelque chose. Du coup, le fait d'exister passe par un geste créateur, par la nécessité de donner un contenu, quel qu'il soit, ou d'interagir.
Cela renvoie au phénomène d'écrasement entre d'un côté le mode d'existence et de l'autre le geste créateur. Nous devons donc nous interroger sur ce qui distingue, dans le cyberespace, le geste créateur constitutif d'un auteur de toutes les actions nécessaires pour exister. C'est un domaine qui est exploré par les netartistes, qui utilisent les plates-formes Web 2.0, des plates-formes de micro-blogging comme Tweeter ou les forums de discussion pour intervenir et qui interrogent en permanence cette séparation qui paraît ne plus exister entre le geste créateur de l'auteur et le geste de production de contenu que fait tout un chacun pour exister dans le cyberespace.
Milad Doueihi Il y a toujours eu un voyeurisme très puissant dans le monde numérique. Je crois en effet que l'on peut-être puissant mais silencieux. Créer un pseudo est le premier geste créateur, même si l'on veut être anonyme et être présent seulement comme témoin, sans participer. En la matière, depuis Usenet jusqu'à aujourd'hui, les plates-formes ont institué un certain nombre de contraintes, de protocoles guidant le comportement.
Mais ce qui détermine la créativité du geste, c'est l'information. Avec le numérique, et c'est sans doute l'évolution radicale, tout est information. Notre identité, notre interaction se ramènent à une forme d'information. Qui peut avoir accès à cette information et comment, c'est ce qui devient essentiel. L'acte de présence et de participation, c'est d'abord de s'identifier, puis d'échanger, d'accepter d'entrer dans cette structure communicationnelle. Même dans les réseaux sociaux, le voyeurisme demeure très puissant : malgré toute la facilité que l'on a pour écrire, pour produire, pour poster, un nombre important de personnes choisissent de regarder le monde à travers ce filtre.
Pierre Mounier Justin Hall, un des premiers blogueurs, a commencé, en 1994, par publier sur un site son journal, ou plus exactement par y rendre compte de sa vie quotidienne. Puis son site Web s'est transformé. Si à l'origine son intention n'était pas d'être un auteur, il s'est mis à faire du live blogging, c'est-à-dire qu'il agit, qu'il vit et que sa vie laisse des traces. Petit à petit, le blog lui-même le met en position d'auteur, parce qu'un public se constitue. Il devient ainsi un de ceux que j'appelle « les auteurs malgré eux ».
Milad Doueihi Moi, je crois qu'il a toujours été auteur : à partir du moment où il a décidé de dire ce qu'il voulait dire, il s'est constitué en tant qu'auteur.
Pierre Mounier Donc, on est auteur à partir du moment où on fait quelque chose.
Milad Doueihi Surtout à partir du moment où on publie : il n'a pas seulement constitué un cadre, il a écrit et publié des textes pour alimenter son site. Certes, son statut d'auteur a ensuite évolué, lorsque le public s'est constitué. Il est d'ailleurs très intéressant de suivre cette évolution : à ses débuts, il avait des problèmes personnels assez graves, puis il est allé vers le jeu, il a transformé son site en plate-forme pour autre chose. Le public l'a accompagné et l'a peut-être aussi orienté, mais pour moi il a toujours été auteur.
Pierre Mounier J'ai un compte sur Twitter, plate-forme de microblogging. J'y transmets de l'information, par exemple sur les sites Web que j'ai trouvé intéressants, j'y envoie des petits commentaires, etc. Suis-je un auteur ?
Milad Doueihi Pourquoi pas ? Tout dépend de la définition. Quand ce que vous dites sur Twitter est reproduit, quand vous êtes cité comme la source de ce renvoi, dans le geste vous êtes constitué comme auteur. Si vous partagez uniquement « je suis à l'aéroport », ce n'est peut-être pas un geste d'auteur au sens le plus noble du terme, mais, on l'a dit, c'est la circulation et l'appropriation par l'autre qui fait de vous un auteur. Le micro format est intéressant, la restriction à 140 caractères rendant peut-être le fragment plus riche. Pour moi il s'agit de la forme ultime de la fragmentation, mais avec des contraintes et d'autres spécificités, comme les réducteurs de liens. De la sorte, on arrive à une forme de mise en abîme. Mais, je le répète, dès lors que vous êtes repris par les followers, vous devenez un auteur « malgré vous ». C'est donc bien le dispositif qui vous « transforme » en auteur.
Mathias Lair-Liaudet Je suis auteur. Le flou conceptuel, l'embrouillamini des notions créent aussi la confusion. Vous nous dites ainsi que « produire c'est créer ». Vous faites d'« individu », « auteur » et « créateur » des synonymes. Vous évoquez le « collectif », mais pour moi il s'agit plutôt d'un « magma », car c'est dans la conception néolibérale que l'embrouillamini des échanges est considéré comme constituant un collectif. Autre exemple, ce que vous appelez la « citation » n'est pour moi rien d'autre que du piratage. Quant à la « libre circulation du texte », j'y vois une fragmentation farouche, qui fait précisément que ce n'est plus le texte qui circule. Il y a, à la base de tout ce discours, de graves confusions conceptuelles qui font que l'on ne débouche pas sur grand-chose.
Milad Doueihi Nos conceptions diffèrent. Je ne suis absolument pas néolibéral, mais je crois que le collectif existe bel et bien, même si l'on peut débattre de sa légitimité.
Mathias Lair-Liaudet Mais le collectif n'est pas une addition d'individus !
Milad Doueihi Ce n'est pas ce que j'ai dit. Observer les pratiques ne signifie pas qu'on les approuve, mais on ne peut quand même pas accuser toutes les personnes en question d'être des pirates ! Ce serait ramener la créativité et l'innovation, qui sont à la fois réelles et potentielles dans ce monde-là, à une rigidité et à un contrôle qui seraient en contradiction avec ce qui se passe dans le numérique. Pour autant, loin de moi l'idée qu'il faille tout laisser faire, mais il faut imaginer des solutions assez souples pour ne pas bloquer les usages « normaux » dans ce monde en construction.
Pierre Mounier La position de Milad Doueihi, que je partage, est de considérer que, dans cette « révolution numérique », on change radicalement d'environnement. Dès lors, les mots et les concepts que l'on utilise sont fortement remis en cause et l'on se demande à quelles réalités concrètes ils renvoient. Si nous en avions le temps, je vous montrerai que, dans un univers numérique, je ne sais plus ce qu'est un individu. Il y a deux manières de considérer les choses : soit on plaque sur le nouvel environnement ses définitions préexistantes, soit on admet, même si cela est source de confusion, la nécessité de redéfinir les termes. C'est ce que nous avons essayé de faire depuis début de cette discussion en cherchant quelle est la différence, dans un univers numérique, entre la production de contenus et le geste créateur de l'auteur. La réponse n'est pas simple, mais il est bien nécessaire de passer par une déconstruction des termes pour essayer d'y voir un peu plus clair.
Mathias Lair-Liaudet Mais il y a bien confusion quand on utilise un terme ancien pour désigner sans le dire une réalité nouvelle.
Olivier Lefèvre Je suis auteur numérique depuis assez longtemps. Vous avez pointé du doigt une vraie problématique qui tient au fait que les outils cognitifs, intellectuels et conceptuels ne sont pas directement adaptés à une description précise et fine de ce que l'on est en train d'observer. Le glissement dans l'emploi de certains termes peut effectivement produire cet effet de brouillard que viens de décrire Mathias Lair-Liaudet et rend très difficile de retrouver les fondamentaux conceptuels.
Je trouve pour ma part que les deux animateurs de cette discussion ont été extrêmement brillants pour décrire un certain nombre de réalités profondes. Je souhaite d'ailleurs rebondir sur l'idée que les structures sont déterminantes. Chacun sait que, sur un profil Facebook, le niveau d'intervention minimum consiste à cliquer sur le bouton « j'aime », mais vous aurez tous remarqué que le bouton « je n'aime pas » n'existe pas... Cela montre que les producteurs de cette plate-forme ont sciemment la volonté de créer un consensus affinitaire et absolument pas d'ouvrir les discussions foisonnantes que nous avons connues dans les forums.
J'aimerais aussi réagir au grand débat manichéen sur l'expertise des foules, sur la folksonomie, sur la capacité qu'aurait un groupe d'individus d'être plus puissant qu'un expert. On a d'un côté, à l'exemple de Wikipedia, des gens qui considèrent que la sagesse de la foule est extraordinaire et qu'elle dépassera toujours celle de l'expert ; de l'autre des intellectuels qui prétendent qu'il s'agit de « bolchevisme 2.0 », que la sagesse populaire ne remplacera jamais celle de l'expert, qui sera d'autant plus déterminante que le sujet sera pointu. Je n'insisterai pas sur le fait que, à partir des nœuds de légitimité, on pourrait aller vers la théorie des hypercordes : à un moment donné, la capacité d'être un plus gros résonateur qu'un autre sera déterminante dans le réseau. Je préfère revenir sur le thème qui nous occupe, celui de la fonction ou de la posture de l'auteur. De ce point de vue, on a ici la vision de producteurs de textes, mais les photographes, les vidéastes, les plasticiens, etc. sont également dans une logique d'expression, voire ont une volonté artistique. Ce peut être aussi le cas des codeurs qui construisent des dispositifs strictement informatifs, par exemple qui republient tout ce que vous avez fait sur Google au cours du mois précédent. Ces derniers ne sont pas producteurs de textes autrement que par le code qui génère une sorte d'effet de miroir : « regardez ce que nous pouvons savoir de vous ». Finalement, dans ce monde du 2.0 où chacun est devenu émetteur ou réémetteur - c'est une posture que nous partageons tous dès que nous créons notre pseudonyme - n'est-ce pas tout simplement l'intention qui fait l'auteur, c'est-à-dire le simple fait de mettre en ligne quelque chose auquel moi, auteur, j'accorde une importance plus grande qu'un simple « je me suis lavé les dents ce matin », en prenant le risque que les gens considèrent que ce que j'ai produit est totalement inintéressant ?
Pierre Mounier En fait, on s'intéresse trop et pas assez à Wikipedia : on insiste beaucoup sur ce phénomène mais peu sur ce qu'il a d'intéressant : non pas la qualité des textes, ni l'organisation intellectuelle du site, mais la machinerie politique qui se trouve au cœur de son fonctionnement, c'est-à-dire par exemple la manière dont sont résolus les conflits d'édition, la manière dont l'action des différents auteurs est organisée, la manière dont les textes qu'ils ont écrits sont transformés, « wikifiés », automatiquement par des robots. J'ai édité sur un site que j'anime, Homo-numericus, le mémoire d'un étudiant en sciences politiques à propos de cette machinerie politique. Je peux vous assurer que Wikipedia est un exemple du fait que, dans le cyberespace, les collectifs ne sont jamais des magmas, que les rapports entre les hypers individus et les contenus qu'ils coproduisent à travers des plates-formes sont déterminés par des dispositifs techno politiques qui organise des relations de pouvoir.
Milad Doueihi Je suis entièrement d'accord avec ce qui vient d'être dit sur Wikipedia ou sur d'autres plates-formes du même type et avec le fait que les modèles sociaux répondent à certains autres modèles. On a donné l'exemple du bouton « j'aime ». Pour ma part, j'ai travaillé sur le modèle de l'amitié : pourquoi peut-on avoir un « contact », un « parent » ou un « ami » ? Pourquoi a-t-on choisi l'amitié comme modèle central de relations pour créer le réseau social ? Dans son dialogue sur L'amitié, Cicéron nous montre qu'elle consiste à ouvrir son corps pour le partager avec un autre : c'est un geste de visibilité qui donne à voir quelque chose d'intime, qui est en principe invisible. On retrouve cette problématique avec le rôle de l'image, important dans les réseaux sociaux. La dimension culturelle et sociologique de tout cela mérite d'être étudiée de près également parce qu'elle implique des fonctions d'auteur, avec des pièges et des difficultés, mais aussi avec des promesses.
Alain Pierrot J'aime assez que vous ne parliez plus simplement d'auteur mais aussi d'émetteur. Pour avancer un peu, je crois qu'il faudrait parvenir à clarifier les notions de public et de publication : un public peut être témoin d'une émission sans qu'il y ait forcément auteur et édition. Milad Doueihi a d'ailleurs pris la précaution de parler de « geste éditorial ». Je pense qu'il y a beaucoup de gestes éditoriaux chez Cory Doctorow, mais quel est l'œuvre qu'il produit ? Il y a des gens qui ne se contentent pas d'être là et d'émettre, avec une fonction purement emphatique, pour reprendre les distinctions de Jacobson. Il s'agit, sociologiquement, institutionnellement, d'un acte d'ordre quasi performatif qui dit « je publie ». On est donc bien dans l'intention, mais tout ceci est structuré par des plates-formes et par des institutions et n'importe quoi n'est donc pas publication. Il nous reste encore à distinguer les notions de public témoin et de public destinataire d'une publication.
Milad Doueihi Cory Doctorow a réalisé une œuvre de science-fiction, et quand il s'exprime, il ne le fait pas seulement en son nom propre mais au nom d'une institution, l'EFF, qui a une histoire et un rôle assez importants dans le monde anglo-saxon. Par ailleurs, BoingBoing est un blog collectif, qui mêle ses opinions individuelles, les liens qui lui sont envoyés par d'autres et ce que font ses collaborateurs. Peut-être peut-on distinguer la fiction, qui traduit une véritable intention d'être non seulement émetteur mais aussi auteur, du reste de son œuvre, mais je crois plutôt qu'il faut parler d'un ensemble hybride, assez caractéristique de la période actuelle au cours de laquelle il est quand même difficile de définir nettement un certain nombre de fonctions. Si le geste éditorial est toujours important, il y a un brouillage et une diversification des gestes éditoriaux. On pourrait d'ailleurs faire un parallèle avec Lawrence Lessig, chez qui on observe des glissements similaires de l'œuvre de juriste vers le numérique.
Un intervenant Je suis d'accord avec l'idée que l'intention est la pierre de touche de l'acte créateur. Mais je crois que l'intention n'existe pas obligatoirement ex ante et qu'elle peut survenir ex post. Elle peut en fait être suscitée par le dispositif lui-même. On peut ainsi avoir au début du live blogging, c'est-à-dire de l'émission d'information, avant que le dispositif lui-même ne conduise l'individu à adopter une position d'auteur et à finalement faire sienne une intention. Pour ma part, la notion d'œuvre est intimement liée au geste éditorial, qui la constitue.
Sandra Travers de Faultrier J'enseigne le droit de la propriété littéraire à Sciences-Po. Après vous avoir remercié pour vos interventions, je veux rappeler que nous parlons toujours en tant qu'héritiers. Je suis très attachée à notre conception du droit d'auteur du XVIIIe siècle, mais les termes que nous employons sont bien hérités, c'est-à-dire qu'ils ont un contenu fort. Il faut donc revenir à l'étymologie : « auteur » vient du mot « augeo », « celui qui augmente ». Le droit est d'ailleurs plus proche de cette définition étymologique que de la définition sociale : dès lors que l'on se réfère à ce travail d'augmentation, l'auteur peut être celui qui crée au sens théologique du terme - créateur vient du christianisme : Dieu crée tout. Or, on sait très bien, quand on est créateur, que l'on ne crée pas ex nihilo. Tout ceci traduit donc une vision du monde. Ces dernières années, on a commencé à considérer que nombre de ceux qui exercent des métiers de prestataires de services, comme l'organisation d'expositions ou la création de sites Web, étaient aussi des auteurs d'un point de vue juridique. Outre que l'on assiste à une reconfiguration des personnages, il faut être conscient que ces derniers peuvent avoir une double, voire une triple casquette : un éditeur peut aussi devenir juridiquement auteur, tandis qu'un auteur peut devenir éditeur. Ce que nous vivons implique par conséquent non pas que nous changions les termes, car ils disent bien ce qu'ils veulent dire, mais qu'on ne s'attache plus nécessairement à leur signification sociale.
Milad Doueihi Oui, c'est la polyphonie qui s'installe et qui dérange.
Pierre Mounier C'est une illustration de ce que constatent nombre d'auteurs, dont récemment Constance Krebs dans son rapport : les positions univoques que la chaîne du livre assigne à chaque acteur sont désormais remises en cause car, dans un fonctionnement en réseau, les rôles peuvent être pris tour à tour par les mêmes personnes, à des moments différents.
Sandra Travers de Faultrier Que l'on défende la notion d'auteur, qui remonte à la Renaissance et qui a explosé à la fin du XVIIIe siècle, me fait penser à la position de Flaubert, qui récusait le système du droit d'auteur au motif qu'il permettait à un auteur qui était beaucoup lu d'avoir beaucoup d'argent... Même si, je l'ai dit, je suis très attachée au droit d'auteur, je crois qu'il faut souligner qu'il y avait là une forme d'élitisme que l'on retrouve aujourd'hui. On ne peut pas rester bloqué sur une figure de l'auteur qui ne bougerait pas : c'est à nous de nous adapter.
Noëlle Châtelet Je suis écrivain et vice-présidente de cette maison. Sans vouloir jouer les provocatrices, j'aimerais assez que l'on demande aux auteurs qui ont résisté au numérique et à l'Internet de lever la main. Je crois que ne seraient concernés que quelques dinosaures qui, comme moi ne connaissent rien à cet outil... Et si je suis la seule, peut-être faudrait-il me disséquer car, en recherchant les raisons qui me font résister à cet outil nouveau, on pourrait mieux comprendre de quoi il s'agit.
On a parlé d'intention. Mais je ne veux pas devenir un auteur malgré moi ! À chaque fois que j'écris une phrase, je la conçois en tant qu'auteur parce que c'est mon métier. Il faut insister sur le fait que celui qui écrit exerce un métier. Je le sais d'autant mieux que j'ai lancé des ateliers d'écriture dans l'université où j'enseignais en communication et que je disais chaque fois explicitement à mes étudiants que ce n'était pas parce qu'ils étaient en train d'écrire et de se faire lire - ou de se faire voir car il y a en effet dans tout cela quelque chose qui relève du voyeurisme - qu'ils étaient pour autant devenus des écrivains.
Interroger ceux qui restent terriblement attachés au siècle dernier, que cela limite bien évidemment dans leur existence, ceux qui « ne veulent pas », permettrait de comprendre le sens de cette évolution, qui demeure extrêmement confuse...
Constance Krebs Ne convient-il pas, surtout avec le multimédia, de distinguer la notion d'auteur de celle d'écrivain ? Je suis éditrice et beaucoup des auteurs que j'ai publiés m'ont dit : « je suis auteur, je publie des romans, mais ce n'est pas pour cela que je suis écrivain ». Il y a des romans commerciaux et il y a des œuvres proprement dites et je pense que les choses se distinguent socialement.
Pierre Mounier C'était à dessein le que nous avions pris la précaution de ne pas introduire le mot « écrivain » dans cette discussion...
Un intervenant Noëlle Châtelet, si des fans de vos livres décident de créer une fanpage sur Facebook, comment pourrez-vous considérer que vous n'êtes pas actrice de quelque chose qui se crée autour de votre travail ?
Noëlle Châtelet Je ne suis pas allée voir et je ne veux pas voir car cela me mettrait terriblement mal à l'aise : j'aurais envie de rectifier les choses, d'en ajouter, d'en retrancher... Cela me serait très désagréable, sans doute aussi parce que cela se ferait sans moi.
Pierre Mounier et Milad Doueihi Merci à tous.
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