NOUS SUIVRE

Aurélie Filippetti, écrivain, députée de Moselle
Pierrette Fleutiaux, écrivain, administratrice de la SGDL
Anne-Marie Garat, écrivain, présidente de la Maison des écrivains et de la littérature
Pierre Jourde, écrivain, essaysite
Didier Pourquery, directeur délégué de la rédaction de Libération
Modérateur : Frédéric Bonnaud, journaliste

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© Muriel Berthelot

 



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© Muriel Berthelot



 

 

 

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© Muriel Berthelot

 




 

 

 

 

 

 
 

 

 

Frédéric Bonnaud
Pierre Jourde, les mots «engagement» et «écrivain» ont-ils encore un sens et, si oui, lequel ?

Pierre Jourde
Il est vrai que le mot «engagement» n'est pas à la mode en littérature. Sartre est mort voilà près de trente ans et, depuis, l'on a assez peu entendu prononcer le mot d'engagement à propos de littérature. Pourtant, Sartre rappelait, à propos d'écrivains du XIXe siècle - Flaubert et Mallarmé - une vérité qui me semble toujours d'actualité : même si l'on n'écrit pas une ligne sur les événements de la Commune, par ce choix même, on est déjà engagé.

Je ne crois pas que la position de l'écrivain qui consisterait à dire que les affaires de la cité, voire les affaires de la vie littéraire ne le concernent pas, soit facilement tenable. Tout écrivain a un éditeur, un public, et est, de fait, un homme public. Même s'il n'a pas à exhiber son intimité, il se trouve, de toute façon, engagé.
Il est deux modes de l'engagement qui portent à réflexion : l'engagement social et politique, mais aussi, l'engagement par rapport aux conditions de production et de diffusion de la littérature. Le premier mode pose une question constante ; le second, un problème actuel. Les choses changent profondément et je ne crois pas qu'un écrivain puisse y rester absolument étranger.

Anne-Marie Garat
Nous arrivons au terme de deux journées de réflexion et nous voilà dans la prospective, sinon dans la prophétie. La situation est assez inconfortable.
Je suis d'accord avec le propos de Pierre Jourde : nous sommes engagés malgré nous. Difficile à chacun de surplomber ou de se placer à la marge afin de prendre conscience de «là où il est» et de l'acte qu'il accomplit en écrivant et, en même temps, de s'impliquer dans un engagement public. Quand j'ai publié mon premier roman, nous n'étions pas invités dans les classes, seulement dans les salons du livre ; mais depuis trente ans, toutes sortes d'évolutions ont eu lieu, la présence de l'écrivain est requise de contextes très divers. Ainsi, la Maison des écrivains et de la littérature a-t-elle transformé son nom, car nous avons considéré que cette association, qui a toujours pour mission de défendre les écrivains, devait manifester qu'elle a aussi à promouvoir la littérature. Il faut défendre la personne de l'écrivain, mais aussi la place de la littérature. Au cours des vingt dernières années, on a vu se multiplier les bourses, les résidences, les aides, etc. Olivier Chaudenson a témoigné des réflexions qui ont conduit à faire progresser et s'affiner la manière dont on rendait public l'écrivain, dont on médiatisait la parole, l'oeuvre, sa personne. Bien des propos ont été tenus ici à ce sujet, et il est vrai que la Maison des écrivains et de la littérature s'efforce d'évoluer dans ce sens.

Le rôle du bénévolat a été rappelé. Nous sommes un conseil d'administration de douze écrivains élus par des écrivains. Nous avons dû monter au créneau. Aujourd'hui, des personnes comme Bertrand Leclair, Arno Bertina, Camille Laurens ou Daniel Maximin, Jean-Louis Giovannoni, Jeanne Benameur, Elisabeth Brami, Mallek Alloula, Marc Blanchet, Jean- Yves Masson payent de leurs personnes tant les tâches sont importantes. S'engager prend du temps. Nous avons noué des partenariats, essayé de décliner notre action avec des instances régionales, des structures culturelles, des théâtres et des musées, aussi à l'échelle européenne. Bref, tout a changé depuis vingt ou trente ans et les évolutions manifestent que l'écrivain est engagé, où qu'il soit et quel que soit son degré de réflexion sur ce qu'il fait quand il anime un atelier d'écriture ou qu'il se trouve sollicité par l'école. Parfois instrumentalisé par la pédagogie, qui n'a pas toujours la littérature pour visée primordiale...

Le professeur de lettres n'épouse pas toujours l'idée selon laquelle il serait un passeur de littérature, l'enseignant d'un art. Il se pense surtout comme professeur de langue (prof de français, dit-on). Nous constatons l'érosion des filières littéraires, l'enseignement du français a été mis au service d'une pédagogie du discours, de la rhétorique, de l'argumentation, etc. Todorov a eu beau jeu de déplorer l'invasion de l'enseignement secondaire par la sémiologie ou la linguistique. Il serait préférable de se demander pourquoi l'enseignant a si bien adopté cette boîte à outils, a cru valoriser son enseignement par la «maîtrise de la langue». A-t-il été tenté de revaloriser le français par un côté techniciste, scientiste, qui lui donnait une apparence rationnelle, à cause de la rivalité des maths comme outil de sélection ? Céline, La Fontaine, Proust convoqués pour étudier l'usage des temps verbaux et des connecteurs logiques...La littérature pâtit de cette instrumentalisation comme prétexte à l'enseignement du discours. Cela a découragé des générations de jeunes à lire.

Frédéric Bonnaud
Si je comprends bien, l'écrivain doit aller à l'école, mais à ses risques et périls ?

Anne-Marie Garat
Oui, il faut y aller avec exigence et discernement. Ce partenariat est relativement récent et l'Éducation nationale n'a pas de culture partenariale. Ayant été enseignante, je sais de quoi je parle. Négocier avec un pédagogue la place d'un écrivain et la spécificité de ce qu'il apporte à l'école se révèle difficile, surtout à l'école élémentaire et au collège où est maximale la pression des éducateurs et des parents en vue «d'auxiliariser» l'écrivain comme étant celui qui permettrait le mieux d'apprendre à «lire et à écrire». Lire et écrire, subitement devenus une urgence, est ramené aux fondamentaux utilitaires ; c'est là quelque chose de dangereux pour l'écrivain.

La spécificité de l'écrivain est d'être au travail dans la langue qui est toujours, quelle que soit cette langue, un travail dans une langue «étrangère» à elle-même. C'est un élément irréductible et ce que nous, les écrivains, entreprenons est une fiction au sens étymologique, une feinte, un simulacre de la langue. Nous simulons : sur la scène de l'art, nous mettons le monde en représentation dans une modalité de la langue qui n'existe nulle part, ni dans la parole domestique ou sociale, ni dans l'information et la communication. C'est un élément irréductible de l'art littéraire. Or la place de la feinte a bougé.

Toutes sortes de feintes utilitaires circulent désormais à l'échelle planétaire, et à des vitesses extrêmes, dans toutes sortes de milieux, notamment ceux de l'économie et de la finance. Des modes narratifs de communication inscrivent notre histoire dans du conte à travers les grands médias que sont télévisions et sites Internet. Mais ce conte n'a rien à voir avec la tradition immémoriale des contes oraux, qui met en oeuvre, par ce procédé, l'aptitude de l'humanité primitive à instruire l'homme sur lui-même au travers de récits d'une intelligence et d'un génie hors pair. Dans cette tradition, raconter, relater prend du temps, un temps artisanal sans commune mesure avec l'urgence communicationnelle. Je pense qu'il est question de notre rapport au temps, au passé, aux vivants et aux morts qui continuent de (se) réfléchir en nous.

Frédéric Bonnaud
Selon vous le storytelling s'opposerait à la langue de l'écrivain. Or il se trouve que dans le journal Libération, Didier Pourquery propose aux écrivains de faire les journalistes. Quel est ce projet ?

Didier Pourquery
Cela fait dix ans que, toutes les semaines, Libération demande à un écrivain de tenir son journal, de raconter ce qui s'est passé dans sa semaine et de faire part de son rapport à l'actualité.

Et chaque année, au moment du salon du livre, nous réalisons un Libération des écrivains : nous demandons à des écrivains de venir remplacer les journalistes. C'est passionnant; de plus, nous pouvons comparer, car nous procédons à l'identique avec les historiens et avec les philosophes. Certes, c'est beaucoup de travail pour la rédaction en chef d'organiser tout cela, notamment parce que les écrivains éprouvent des difficultés à écrire en temps réel. Le matin, je donne un sujet, qu'il leur faut traiter et rendre le soir même. Écrire sur l'actualité en tant qu'écrivain et devoir rendre sa copie dans des délais aussi courts qu'impératifs ne permet pas de réécrire, de faire un vrai travail d'écrivain. Mais si nous faisons venir les écrivains à Libération, ce n'est surtout pas pour qu'ils se transforment en journalistes ou reproduisent nos clichés ou nos tics, mais pour qu'ils nous apportent leur style, leur façon de délier la langue, de se confronter au réel avec une grande fraîcheur de vision de l'événement. Il est bien que ce ne soit pas la même chose
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Pour le XXIe siècle, j'émets le voeu que cela continue à être différent. J'aimerais que soit conservée une spécificité de la littérature qui ne se confonde pas avec ce qui est publié en général. Il existe un besoin de littérature. Preuve en est la foule qui se presse à Manosque pour entendre de la littérature. Ou dans les théâtres: je suis allé récemment écouter Christine Angot devant une salle pleine et très attentive, passionnée. Espérons que cette spécificité perdure, c'est-à-dire que l'on continue à donner des moyens et un cadre spécifique à la littérature. Que la littérature ait encore les moyens de nous raconter des histoires.

Au départ, nous avions invité des écrivains à Libération, parce que nous considérions que les journalistes racontaient des histoires instantanées, les écrivains d'autres histoires. Mais quel peut être l'apport de la fiction à l'événement ? Cela permet un extraordinaire décalage. Voilà une semaine, nous voulions traiter autrement de la crise financière, nous avons demandé à des écrivains de «fictionner» sur ce qui se passait. Ils nous ont apporté un regard plus éclairant que certains économistes un peu perdus. Il y avait, dans le processus de raconter, quelque chose, de magique. Ces quatre pages de textes ont fait comprendre deux ou trois choses, notamment sur le mental des acteurs. La façon non technicienne de parler des traders, des banquiers était, d'une certaine façon, plus éclairante que notre propre description.

Frédéric Bonnaud
Didier Pourquery a défini le caractère totalement irréductible de la littérature et sa nécessité pour éclairer autrement des événements qui nous touchent et qui font partie du grand flot de l'actualité. Aurélie Filippetti, êtes-vous d'accord avec cette vision des choses ?

Aurélie Filippetti
Sans conteste. En l'écoutant, je pensais à Bret Easton Ellis qui a écrit,sur le monde des traders et de la finance, des textes qui éclairent davantage sur la crise d'aujourd'hui que bien des analyses.

D'une manière générale, le rapport de l'écriture à la vie de la cité et à la politique nous interroge. J'occupe une position particulière : être engagée en politique et essayer de conserver une activité d'écriture, ce qui n'est guère aisé, car un écrivain n'a plus le temps d'écrire quand il est trop engagé. Indépendamment de la question du temps, qui est triviale, se pose la question du regard sur le monde.

Anne-Marie Garat indiquait l'étrangeté du rapport à sa propre langue. Écrire, se mettre en situation de littérature, c'est se mettre en situation d'étrangeté par rapport au monde. Il convient de dépasser ce hiatus entre l'engagement militant et l'engagement associatif, qui est forcément un engagement plein et entier et du premier degré, et le regard de l'écriture sur le monde et sur la chose publique, qu'il faut conserver.

Plusieurs voies s'offrent à l'écrivain de s'engager, non pas forcément par un objet littéraire qui serait spécifiquement politique. À mes yeux, le plus grand écrivain engagé, celui qui a le plus dit sur la société et sur la vie économique est Marcel Proust dans La recherche du temps perdu. L'objet littéraire que l'on choisit est déterminant. J'apprécie nombre de jeunes écrivains, Philippe Vasset par exemple, qui essaient de saisir des objets économiques, le monde de l'entreprise, celui du travail. Je trouve leurs démarches passionnantes.

Il existe aussi un engagement à travers la langue : par la déconstruction d'une langue et d'une écriture et la reconstruction par l'écriture d'un monde qui n'est pas forcément le lieu où l'on traitera de sujets politiques, mais où, au travers des choix littéraires opérés et par les subversions littéraires, l'écrivain finira par livrer une certaine vision, éminemment politique, car éminemment subjective, de la société et de la réalité dans laquelle il vit.

Il existe, selon moi, deux versants : l'objet littéraire et ce que l'on fait de la langue. La littérature revient toujours à se coltiner la réalité, même si celle-ci peut relever de l'intime et non directement du politique. C'est toujours dans cette démarche d'affrontement avec le réel que réside la spécificité de la littérature.

Frédéric Bonnaud
Pierrette Fleutiaux, êtes-vous d'accord avec cette définition minimale ?

Pierrette Fleutiaux
Le débat a commencé avec Sartre - on a placé la barre très haut - et puis voilà qu'il se porte sur la langue. «L'engagement est-il une ambition pour l'écrivain du XXIe siècle ?» fait partie de ces questions qui peuvent me culpabiliser. Je me demande aussitôt quel est mon engagement. Est-ce un engagement que de se retirer à l'écart, devant son ordinateur, de chasser toutes les voix criardes qui se bousculent dans la cacophonie d'une journée ordinaire, de leur claquer la porte, et d'écouter d'autres voix, secrètes, balbutiantes parfois, d'écouter les fantômes fragiles qui errent dans un monde brumeux à la lisière de la conscience ? Est-ce un engagement de vivre avec ces fantômes, de leur donner le plus cher de soi-même, de leur chercher des mots, de céder à leur impérieuse séduction - car, si fragiles qu'ils soient, ils deviennent impérieux dès qu'on leur laisse l'espace d'une page - ? Est-ce une affaire avec soi-même seulement, ou est-ce une affaire avec le monde ? Quand Kafka racontait l'histoire d'un homme devenu bestiole, ou d'un type qui met sa passion à jeûner, pensait-il à un engagement avec le monde ? «Dans ton combat entre toi et le monde, choisis le monde», dit-il. Mais il dit aussi «Ecrire, c'est briser la mer gelée en soi».

Mais tout de suite, je préfère commencer par le petit bout de la lorgnette, par les petites choses. Je reviendrai aux grandes choses ensuite. Voilà un certain nombre d'années, je me suis trouvée écrasée sous les tâches matérielles les plus banales mais qui peuvent être si lourdes, pour les femmes en particulier : gagner sa vie, élever des enfants, maintenir une vie familiale etc. Je ne parvenais plus à écrire, la dépression guettait. À ce moment-là, j'ai entendu parler d'une instance qui versait des bourses aux écrivains. J'ai postulé, en expliquant que je ne demandais pas de l'argent, mais du temps. J'ai reçu la bourse et elle m'a sauvée d'une noyade littéraire. Non pas que j'aie écrit pendant ce temps que l'on m'a accordé, mais j'ai repris souffle, et regard sur le monde. Je me suis dit qu'un jour, je rendrais ce qui m'avait été donné là. Le jour est arrivé. Disposant de plus de temps, j'ai pu agir un peu plus pour les autres. D'abord, auprès des autres écrivains en acceptant de participer à des jurys de bourses justement en adhérant à la Maison des écrivains et de la littérature, en participant au conseil d'administration de la Société des Gens de Lettres, où je me suis aperçue que d'autres donnaient un temps considérable, sur des dossiers parfois ardus. La SGDL a d'ailleurs été fondée par Hugo, Balzac, George Sand, c'était sans doute aussi pour eux une forme d'engagement. J'avais pris conscience aussi de ce qu'était un État qui considère ses écrivains et cherche à les aider. Cela ne va pas de soi, il y a un combat à mener pour que l'État, le nôtre, continue à soutenir ses écrivains. Sans aller aussi loin sans doute que certains pays nordiques, dont la langue est menacée et qui salarient leurs écrivains. Mais les soutenir, c'est déjà beaucoup, et c'est un engagement politique.

Il existe encore d'autres façons de donner de soi à la cité. Par exemple, avoir souci des écrivains plus jeunes. Je me souviens d'avoir entendu, sans y prêter alors grande attention, Gilles Deleuze me déclarer en substance : ce que vous vivez n'est rien, les jeunes écrivains de demain vont beaucoup souffrir. Cette pensée me revient et je suis sensible aux difficultés des jeunes écrivains dans le monde que nous connaissons aujourd'hui. Écouter, lire leurs manuscrits, donner des conseils concrets quand c'est possible est une forme d'engagement. Exemple minime, quand j'organise «une carte blanche», je demande à des écrivains confirmés d'accepter de partager l'invitation avec un écrivain plus jeune, moins connu. Tout cela se fait bien sûr dans d'autres secteurs de la société, c'est un simple engagement humain. L'écrivain peut aussi s'engager vis-à-vis de ses lecteurs. Je constate qu'en France, dans le moindre village, le moindre quartier, il existe des clubs de lecture. Ces clubs, qui n'ont d'autre but qu'échanger sur la littérature, entretiennent un tissu de lecteurs à travers tout le pays. J'y vois une raison d'être optimiste. J'ai désormais tendance à préférer aux vastes machineries des salons du livre ces endroits modestes où l'on rencontre des gens passionnés. Ils ne sont peut-être que dix, vingt ou trente, mais ce sont des gens qui se sont engagés pour la littérature. Si on le peut, répondons à cet engagement.

Pierre Jourde
À propos de Proust, déjà évoqué, et du rapport des écrivains aux médias, sans doute vous souvenez-vous de cet épisode dans Un amour de Swann, quand la vieille cuisinière de la tante emploie une aide qui, sur le point d'accoucher, éprouve d'horribles douleurs. La vieille cuisinière la maltraite affreusement jusqu'au moment où, dans un dictionnaire médical, elle lit la description de ce qu'est en train d'endurer la petite bonne ; subitement, elle fond en larmes. Brusquement, elle découvre l'autre et l'altruisme au travers du langage et non de la réalité. Au fond, cette histoire est un peu la métaphore de toute la conception que se fait Proust de la littérature : nous ne sommes pas dans la vie réelle ; nous entretenons une difficulté avec notre propre réalité, nous avons du mal à être aux autres comme nous avons du mal à être à nous-mêmes. Nous nous racontons des histoires, nous nous mentons à nous-mêmes.

Pour Marcel Proust, le rôle de la littérature - tel est, à mes yeux, l'engagement de Proust - consiste à nous redonner cette sensibilité, cet accès à la réalité que nous barrons ordinairement. Autrement dit, la littérature est la possibilité d'une expérience réelle, qui mobilise le plus d'espace possible dans l'être. Tel serait, pour moi, l'objectif du langage littéraire ; or, en tant qu'il construit des histoires qui nous ramènent au réel, il est de plus en plus concurrencé par une multitude d'autres langages, dont le langage médiatique qui se déploie avec l'énormité que l'on sait. Le langage médiatique peut être évidemment de qualités très différentes, mais j'ai la faiblesse de penser qu'il est massivement d'assez basse qualité, qu'il opère le mouvement contraire de celui qu'utilise la littérature : il nous raconte des calembredaines, nous appauvrit intérieurement, ne nous rapproche pas des autres et de nous-mêmes, mais nous en éloigne.

Le langage médiatique est à lui-même son propre objet. Il nous parle de lui à travers nous. J'ai eu l'occasion d'être mêlé à quelques faits divers. J'en ai parlé à d'autres personnes ayant vécu des expériences similaires ; nous en avons tiré une même conclusion : ce que rapportaient les médias n'avait rien à voir avec ce que nous avions vécu. Dans les faits mêmes, la relation était fausse. L'enquête, le discours étaient faux alors même que des choses simples étaient à établir. Pourquoi la vérité factuelle ne passait-elle pas ? Parce que l'on a toujours l'impression que cette représentation, par désir de simplification, va à la caricature, au langage tout fait. À la radio ou à la télévision, on entend dix clichés à la minute.

C'est là du langage mort, il fait semblant de nous faire passer dans la réalité, mais, au vrai, il forme barrage à la réalité. Par désir d'efficacité et parce que nous sommes formatés à voir ce que l'on a envie de voir et les journalistes à montrer ce qu'ils ont envie de montrer, ils font passer des clichés. Du pur discours qui ne va pas à la complexité du réel ! Le travail de l'écrivain consiste à résister à l'invasion de ce langage et à restituer le réel dans sa complexité. Travail que l'écrivain réalise, ou non, selon qu'il fait correctement, ou non, son travail. S'il ne le fait pas, et c'est de plus en plus souvent le cas, il devient une espèce de sous journaliste - il y en a.

Didier Pourquery
Un journaliste n'est déjà pas grand-chose, alors un sous journaliste...!

Pierre Jourde
Il y a des journalistes pour lesquels j'éprouve le plus grand respect.

Didier Pourquery
Je suis venu au journalisme pour cela. Au départ, je travaillais dans des entreprises et ce que je lisais dans le journal sur la vie économique et sociale ne correspondait pas à la réalité. J'ai commencé le soir à piger pour Libération pour rapporter ce décalage et essayer de raconter la complexité. Je suis d'accord avec Pierre Jourde sur l'appauvrissement du langage. En invitant des écrivains, on accède à un langage plus intéressant, plus construit, moins chargé de clichés, même s'il est très difficile à maîtriser, notamment dans la longueur. Ce n'est pas obligatoirement réussi, mais il faut essayer. Que nous raconte chaque samedi La semaine d'un écrivain ? Sa vie au quotidien qui parfois se trouve traversée d'actualités, mais ces actualités prennent alors un relief, une réalité, elles s'enchâssent dans la complexité du monde d'une manière éclairante.

Pierre Jourde
Pierrette Fleutiaux, ce que vous avez décrit me paraît très important. Pour ma part, je me suis engagé pour faire accéder à la littérature des personnes que cela n'intéresse pas forcément. Cela dit, j'ai des amis que je respecte beaucoup, comme Éric Chevillard, qui agissent différemment ; ils s'enferment complètement, vont très peu à la rencontre des lecteurs, ne veulent pas apparaître, ou le moins possible, dans les médias. Je ne le condamne pas, car il est engagé par la qualité de son langage. Cela me va, car il suffit que je lise une page de Éric Chevillard pour que, tout d'un coup, les choses m'apparaissent sous un jour renouvelé et que je réalise qu'il m'a appris quelque chose sur moi-même. C'est aussi une forme d'engagement. Nous ne sommes pas tous derrière une banderole à manifester.

Pierrette Fleutiaux
Bien sûr. J'ai la même réaction que vous à l'égard de l'auteur que vous citez. Il suffit que je lise une page de lui, où, par exemple, il se raconte assis dans son fauteuil, et, oui, je sais que je suis dans la littérature et cela me réjouit. C'est merveilleux, et on ne va pas lui demander ce qu'il ne sait ou ne peut pas faire.

Cette réflexion me permet d'en venir à ce qui est le plus important. Il y a les «petites choses», que j'ai décrites, auxquelles je tiens, mais il y a surtout la «grande chose», celle qui conditionne tout le reste. L'écrivain n'a, ne peut avoir, d'engagement profond, réel, sérieux qu'à l'égard de son écriture. On entre là dans un domaine étrange, où il n'y a pas de règles, où personne ne peut vous aider, où vous êtes totalement seul à chercher une voie non balisée dans le non-dit du monde, avec pour outils les éléments d'une langue qui est la même que celle qui vous sert, et qu'on vous sert, au quotidien, et qui subtilement ne semble plus convenir du tout. Cet engagement-là peut rester longtemps invisible, incompréhensible aux autres. Il demande résistance à l'énorme, l'effrayant bruit médiatique dans lequel nous vivons. C'est une ascèse en soi. Lorsqu'il est le plus engagé, le plus «aux prises», l'écrivain peut paraître au regard extérieur, et parfois aussi à ses propres yeux, le plus désengagé, le moins «aux côtés» et le plus «à côté», futile, inutile, que sais-je. A cela aussi il faut savoir résister. Parce que l'écrivain est peut-être le seul à pouvoir faire résonner ce non-dit du monde. C'est ce que j'attends de la littérature. Faire résonner sous la mince couche de réalité qui nous sert de support au quotidien les espaces infinis et mystérieux du Réel qui l'agit. Elargir notre perception de l'humain, comme... les cosmologues élargissent notre perception de l'univers.

En cela, je ne crois pas que les choses soient différentes en ce XXIe siècle. Ce qui est différent, c'est l'environnement historique...

Anne-Marie Garat
Vous venez de soulever la grande question de la lecture. Avec Éric Chevillard, nous sommes face à un texte dans une relation, hautement solitaire, d'appropriation de l'autre. Il suffit que le lecteur se mette à lire pour qu'il oppose à son environnement une rupture presque scandaleuse. Dans l'acte de lecture, nous continuons, disent les neuro-physiologistes, à articuler en silence, comme on le fait à voix haute. Quand nous lisons, Homère ou Éric Chevillard, notre boîte vocale, notre appareil palatal et sinusal sont sollicités. Autrement dit, quand nous lisons, nous incorporons, non seulement de manière organique, mais aussi mentale, sous la forme d'une représentation extrêmement compliquée qui produit des effets émotionnels, sensuels, érotiques, etc., aux niveaux mental, psychique et inconscient. D'où la grande question : le XXIe siècle est-il apte à transmettre à chacun l'expérience de la lecture ?

On ne peut enseigner des expériences. On peut être contagieux, créer des circonstances favorables. Je pense à l'encorbellement des girons des langues maternelles mises à l'oreille de l'enfant, non comme des mots d'information et de communication, mais comme des mots de bercement, de fiction et de jeu de langue, avec tout ce qui est primitif dans les babillages. Ce sont des actes de relation amoureuse qui passent par ces lieux si secrets de l'oreille interne, des labyrinthes, et qui emplissent notre vie d'un désir de «relation», de relater et d'entrer en lien. Dans l'acte de lecture, il se produit tout à la fois quelque chose d'artisanal et d'archaïque. Il est vrai que l'ère de Gutenberg a démocratisé la lecture. Il demeure que cette relation au texte reste quasiment de nature chamanique. Quand nous lisons Homère, Homère s'incorpore en nous, la rencontre accidentelle articule en nous une langue unique, quel que soit le degré de culture du lecteur.

Toutes ces personnes que nous rencontrons dans les sociétés de lecteurs, qui appartiennent à des associations, qui font bénévolement circuler les textes nous révèlent à quel point le poids du jugement intellectuel des élites, par lequel nous sommes passés les uns et les autres, nous empêche de dire comment nous avons été baptisés à la lecture. Pas toujours par les oeuvres les plus sublimes, ou celles désignées par les académies. Qu'est-ce que la genèse de la lecture ? Par où sommes-nous entrés en lecture ? Que sont ces littératures populaires, ignobles ou nobles, dignes ou indignes ? Il y a des plaisirs de brûlures intenses, de connaissance, qui passent par des textes, parfois de piètre qualité, par lesquels s'opère cependant l'accès à la lecture.

Frédéric Bonnaud
Monsieur Jourde, faut-il tout prendre car «c'est de la lecture quand même et c'est ce qui compte» ?

Pierre Jourde
La question est complexe. Je suis d'accord avec Anne-Marie Garat : l'élitisme est impossible. On accède à la littérature par bien des voies et elle en offre de nombreuses. Une littérature ne peut vivre que par divers niveaux de lectorat qui permettent des circulations. La littérature populaire est indispensable et d'ailleurs il en existe d'excellente, dans les livres pour la jeunesse ou la bande dessinée. Rien de tout cela n'est incompatible avec la qualité. Inversement, le texte, en lui-même, n'est pas nécessairement une bonne chose. On m'a envoyé un livre de Brigitte Bardot. Après l'avoir feuilleté, je l'ai immédiatement jeté à la poubelle, car je le considérais toxique, dégoûtant. Il ne m'aurait rien appris et je ne vois pas à qui cela aurait pu apprendre quoi que ce soit.

Frédéric Bonnaud
La lecture n'est pas toujours bonne en elle-même ?

Pierre Jourde
Dans un livre intitulé La littérature française, publié dans la collection «Folio essais», Antoine Compagnon, récemment nommé au Collège de France écrit ceci : Alors que les modernes étaient des lecteurs avides, les écrivains de la fin du siècle donnent souvent l'impression qu'ils ont peu lu de littérature ou bien que la littérature ne compte plus pour eux de la même manière que pour leurs prédécesseurs.

Être engagé dans sa culture, dans l'histoire de la littérature et dans le passage de la littérature au travers de son travail fait partie de l'engagement de l'écrivain. Je sais bien qu'il existe un art brut, mais j'ai un peu de mal à concevoir un écrivain ignorant ou inculte. Il en existe pourtant.

Les modernes ont été de grands critiques depuis les quatre classiques de 1920 - Proust, Gide, Valéry et Claudel - jusqu'à Gracq ou Bonnefoy à Butor ou Sollers. Ils ont tous écrit sur les classiques ainsi que sur leurs contemporains. Pas de moderne qui ne se double d'un critique. La littérature française a jusqu'ici été transmise par la littérature française, non pas dans la dévotion, mais dans le duel.

C'est Antoine Compagnon qui écrit cela. Il est pourtant un homme de l'enveloppement amical. Il poursuit : Aspirant à atteindre les limites de la littérature, les modernes sacrifiaient ce qu'ils adoraient. Or, l'un des indices les plus nets d'un changement d'époque est que la plupart des nouveaux écrivains parlent peu de la littérature passée et la présentent comme s'ils ne la vivaient plus de l'intérieur, ne l'aimaient plus ou comme s'ils l'ignoraient. Ne réfléchissant plus à la tradition classique ni moderne, ne l'ayant pas traversée, ils suivent volontiers la plus grande pente de la narration et ils ont souvent l'air de revenir délibérément ou non au réalisme et au naturalisme. Les uns reprennent le fil du roman là où les petits naturalistes l'avaient laissé ; d'autres jouent avec les clichés du roman policier.

La vraie fin de la littérature, ce serait si les écrivains ne lisaient plus ou devaient cacher qu'ils lisent et ne transportaient plus la littérature du passé dans la littérature vivante en se mesurant à elle, voire en la maltraitant. Comme le savait Proust, la seule façon de défendre la langue française c'est de l'attaquer, il en va de même de la littérature.

À un moment où nous sommes submergés par les livres, il est encore utile que l'on explique des choses, que l'on fasse «passer» les textes, il faut lire les critiques. L'un de nos engagements est d'être des passeurs. Nous ne sommes pas des passeurs dans un seul sens.

Pierrette Fleutiaux
Je crains de retrouver là quelque chose qui me dérange, qui fait oeuvre d'intimidation. Comme si aujourd'hui les écrivains étaient moins bons qu'avant, comme s'il y avait eu un âge d'or de l'écriture, et que nous allions aujourd'hui à vau-l'eau.

Pierre Jourde
Ce n'est pas ce que dit Antoine Compagnon. Il part d'une époque de la modernité qui, à ses yeux, se caractérise par une plus grande réflexivité de la littérature. Pour lui, cette réflexivité de la littérature est moindre aujourd'hui. La prise en compte de la littérature par la littérature décline, le danger étant de retomber dans des formes un peu usées.

Pierrette Fleutiaux
Je trouve qu'en ce moment émergent dans la littérature de langue française une puissance, une énergie et une inventivité que je n'avais pas vues depuis bien longtemps.

Pierre Jourde
On trouve les deux.

Pierrette Fleutiaux
Peut-être. Mais pourquoi porter l'accent sur le déclin (je ne parle pas là d'Antoine Compagnon) ? Voyons plutôt ce qui est beau, et ce qui se fait aujourd'hui. Cette année, nous avons reçu dans cette maison plusieurs écrivains, auteurs d'un premier roman. J'ai été impressionnée. Il s'agit de romans passionnants qui introduisent des formes nouvelles et l'on se rend compte que ces écrivains connaissent fort bien la littérature du passé, à travers la phrase, la langue et la manière dont ils construisent leur histoire. Il est dommage de ressentir que la littérature française est parfois mal soutenue par ses critiques, qui l'entourent d'un sentiment de déploration. Je trouve cela injuste.

Pierre Jourde
Antoine Compagnon dit que défendre une littérature, c'est s'y attaquer en montrant ce qu'elle a de merveilleux...

Pierrette Fleutiaux
Que signifie «s'y attaquer» ?

Pierre Jourde
Il dit que défendre une littérature, c'est se colleter à elle.

Pierrette Fleutiaux
Bon, mais pourquoi dire «attaquer» ? Ce pourrait être «embrasser».

Pierre Jourde
S'y attaquer signifie à la fois la défendre et lutter contre elle. Il est aussi absurde de tenir le discours de Richard Millet - quelle que soit la sympathie que j'éprouve pour lui - selon lequel il n'y aurait plus rien, alors même qu'à lui seul il est le contre-exemple de son propos, que de tenir le discours qui consiste à dire que tout va bien et qu'il n'y a que de bons livres, ce qui serait un discours pour enterrement.

Pierrette Fleutiaux
J'apprécie l'écriture de Richard Millet, mais, comme vous, son discours sur la littérature d'aujourd'hui m'est totalement étranger. Il faut quand même, de temps en temps, mettre l'accent sur une littérature extrêmement vivante.

Pierre Jourde
Je ne lis pratiquement jamais de critiques négatives dans les suppléments littéraires. Votre «de temps en temps» est assez dominant, je crois.

Pierrette Fleutiaux
Ce n'est pas que notre littérature ne soit pas vivante ou puissante, mais nous appartenons à une langue qui, par la force des choses, se marginalise. Notre littérature n'est pas portée par l'histoire. Nos critiques ont tendance à toujours tomber béats d'admiration devant tout ce qui vient du monde anglo-saxon. De ce monde-là viennent des textes formidables, mais l'anglais est porté par une situation historique qui n'est pas la nôtre. D'où un combat qu'il faudrait mener aussi, le combat pour les traductions...

Pierre Jourde
Il faut défendre la littérature contemporaine, car elle est l'une des plus riches que nous ayons jamais eue. J'en suis convaincu, mais le discours mou est un discours mortifère.

Pierrette Fleutiaux
Ok, laissons tomber le «mou» ! Essayons le «joyeux»....

Aurélie Filippetti
La littérature française est effectivement vivante et riche. En même temps, nous pêchons trop par le syndrome de la tour d'ivoire. Je trouve sympathiques et dynamiques les ateliers d'écriture des facultés américaines. J'aimerais qu'on les développe en France dans toutes les universités. Pour que la plus grande diversité de voix puisse s'exprimer à travers la littérature, il faut apprendre.

Pierrette Fleutiaux
J'ai participé à de nombreux ateliers d'écriture aux États-Unis. J'en vois bien l'intérêt, mais je me suis rendue compte aussi du formatage qu'ils produisaient. Par exemple, il fallait d'entrée mettre en place une scène «accrocheuse», de sexe ou de violence. Moi qui aime à commencer par les bords ou les côtés, cela m'agace.

Aurélie Filippetti
Vous réussissez à commencer par les bords ou par les biais, parce que vous maîtrisez déjà tous ces codes. Les ateliers désacralisent l'acte d'écriture et donnent à un certain nombre de personnes la possibilité d'écrire.

Pierrette Fleutiaux
C'est vrai. Au surplus, ces ateliers forment d'excellents lecteurs, parce que s'étant ainsi coltinés avec la narration et la phrase, ils sont plus avertis.

Anne-Marie Garat
Ce sont de vrais lecteurs, en effet, car les fameux codes et le surplomb universitaire depuis une cinquantaine d'années - la narratologie, la sémiologie, la stylistique - ont permis d'analyser le «comment ça marche». Les modèles anciens ont leur efficacité, formidable, indispensable école. Mais comment éviter de les répéter vainement, les subvertir et les détourner, les dépasser ? L'atelier d'écriture ne produit pas plus de génies que les ateliers autour de Léonard de Vinci ! Des étudiants, comme les arpettes, apprennent un artisanat, qui a sa noblesse. Mais aucune école des Beaux-arts ne garantit de fabriquer un peintre, avec diplôme ou label à la clé. Il en va de même des écrivains. Tout au plus cet apprentissage fait-il l'économie du temps long requis pour assimiler seul la gymnastique des lectures, des essais et erreurs, des errements... Je ne suis pas contre ces ateliers. Pour autant, on n'a pas résolu la question de savoir ce qu'est un écrivain, comment on le devient. Je crains beaucoup le formatage, les standards qui correspondent aux attentes du marché.

La littérature ne peut pas être programmatique. Elle ne peut qu'obéir à une intelligence extrême qui la meut et l'organise, hors tout programme. Il y a des formes aujourd'hui obsolètes qui, aux mains d'un poète, d'un écrivain de théâtre ou d'un romancier peuvent être métamorphosées en un objet nouveau. Ce n'est pas une question de formes ou de modèles devenus désuets. Je suis même très inquiète de constater certains formatages, en littérature générale, comme en littérature Jeunesse. Si, depuis trente-cinq ans, celle-ci produit des textes magnifiques, a connu l'apport d'excellents graphistes d'albums pour tout petits - ce marché tient l'édition debout -, l'édition a débité son destinataire en tranches d'âge. Les éducateurs, les psychos-pédagogues, les grammairiens sont là pour dire ce qui est bon lexicalement et syntaxiquement de 5 à 7 ans, de 9 à 11 ans, etc. On compte déjà des collections «jeunes adultes»... C'est envisager la question sous l'angle du marché. J'attends l'arrivée des collections «jeunes seniors», «moyens seniors» et «vieux seniors» ! Que des étudiants motivés deviennent de grands lecteurs par leur participation à des ateliers d'écriture, on peut s'en réjouir. Moi, j'ai appris lentement à devenir une lectrice, et encore apprend-on toute sa vie, ou plutôt est-on racontée et lu toute sa vie par les lectures que l'on rencontre, et pas forcément par celles qui nous étaient destinées, qui avaient été écrites «pour» nous.

Quand bien même, on peut accélérer un peu la machine à lire, cela pose la question de ce qu'il y a d'irréductible dans la littérature : elle n'est pas là pour informer, ni sur l'histoire ni sur la science ou la société, ou la morale, etc. Elle n'a pas à communiquer, ni à «former» les enfants. Les livres ludo-éducatifs ou d'auxiliariat pédagogique sont respectables, ils ont leur mission propre, d'éducation, à ne pas confondre avec l'accès énigmatique à l'oeuvre d'art. Je crains que des enfants ne sortent du collège en n'ayant rien rencontré d'autre que ces livres pédagogiques, et ils croiront que c'est cela, la littérature. C'est un dégât terrible.

Frédéric Bonnaud
Du côté de la production, vous êtes favorables aux ateliers d'écriture et, du côté de la diffusion, aux clubs de lecture. Vous croyez tous à la nécessité d'un maillage social et d'une action pédagogique de la littérature visant dans une société à faire lire. Vous êtes tous très éloignés de la vision romantique et peut-être classique du lecteur et de l'écrivain solitaires, y compris souvent dans leur formation.

Anne-Marie Garat
Pour Dominique Bondu, l'écrivain descend dans la solitude de son intimité et de ses profondeurs qui, précisément, peuvent produire à un moment une déflagration extérieure qui rejoindra les autres. Son propos est magnifique. C'est ainsi que «cela travaille» chez les écrivains.

Pierrette Fleutiaux
Très juste. Les écrivains explorent les non-dits, descendent sous la surface agitée des choses ; ils font lien de tout ce qui se défait au vent de l'actualité, ils rassemblent ce qui vole de tous côtés. Et cela descend en eux, lentement. Ils ramassent de minuscules éléments dont on s'apercevra a posteriori qu'ils étaient peut-être capitaux. L'écrivain, le romancier singulièrement, est une caisse de résonance où se rencontrent les échos de son époque, lesquels font écho avec les époques passées. Les écrivains font lien à travers les époques.

Quelque chose se passe et, dans la maturation du temps, sur le terreau de ses lectures et de ses expériences, s'opère le travail de l'écrivain. La grande surprise, alors pour l'écrivain, c'est de constater l'intérêt des autres pour ce qu'il a écrit. Le livre répond à une attente que les lecteurs ne savaient pas avoir eue, à quelque chose qu'ils avaient senti ou éprouvé, mais n'avaient pas su qu'ils savaient.

Anne-Marie Garat
Pas plus l'écrivain, d'ailleurs, qui est souvent moins intelligent que son oeuvre. Je veux dire que son oeuvre est en intelligence avec une part de lui-même qu'il ignore.

Pierrette Fleutiaux
Oui. C'est à ce croisement que cette rencontre est si extraordinaire. Des éléments travaillés pendant longtemps, dans la solitude, arrivent à produire un écrit qui parle à d'autres, des inconnus. Cela leur a apporté quelque chose. Alors, déranger la société, la malmener ? Certes, la littérature s'y emploie, mais la société est déjà bien malmenée. Je vois alors une autre fonction à la littérature : la consolation. La consolation de la littérature ne se comprend pas dans un sens bébête et mou ; il s'agit d'une consolation profonde. Lire un livre peut consoler, même s'il vous raconte des choses terribles dans la mesure où cet écrit a été organisé par un esprit dans un acte de langage qui l'approprie, lui donne un sens. Exemple pour moi : Evguénia Guinzbourg. La littérature, c'est la voix de l'humain. Cet engagement de l'écrivain n'a pas changé et sera toujours le même au XXIe siècle.

Pierre Jourde
Il faut distinguer entre cette solitude constitutive et indispensable et le fait d'être diffusé et vendu. On retrouve ainsi quelque chose qui a rapport à une forme d'engagement. Il faudrait peut-être consacrer un quart d'heure à la notion de «dérangeant», d'autant qu'il est un peu ambitieux de vouloir déranger le monde avec un cliché !

Un engagement est nécessaire, et il passe par ce maillage dont nous avons besoin qui comprend notamment les ateliers d'écriture - ils sont rares à l'université française. Pour en avoir dirigé un pendant quatre ans, j'ai constaté que cela faisait un bien immense à mes étudiants, ne fût-ce que pour comprendre ce qu'il y avait dans un texte, pour l'aborder avec des forces et un regard nouveaux. Ils ont produit des textes merveilleux et quand je me suis présenté à l'administration de l'université pour qu'on les publie, on m'a opposé l'absence de fonds. Je les ai quand même fait publier et nous en avons vendu 2 000 exemplaires.

Il y a donc les ateliers d'écriture, l'enseignement, la présence de l'écrivain à l'école, le soutien matériel de l'État aux écrivains via les bourses et la Villa Médicis. J'ai entretenu récemment une polémique sur le site du Nouvel Observateur avec un écrivain qui trouvait que les bourses du CNL étaient une mauvaise chose. Mais tout cela constitue un réseau nécessaire pour résister à ce qu'il faut bien appeler la marchandisation de la littérature, les coups littéraires, qui sont organisés dans la plupart des cas par des maisons qui ne se consacrent plus essentiellement à la littérature, mais qui dépendent d'industries diverses dont la vente de missiles Exocet.

Didier Pourquery
Parce que c'est l'actualité et que j'écris un article sur le sujet, je lis Jean-Pierre Martinet que l'on réédite. Je suis fasciné par sa démarche totalement unique. Il est solitaire, son texte est puissant. Trente ans après, c'est toujours aussi intéressant et aussi beau. C'est un mystère de la littérature. Au XXIe siècle, si je devais classer l'engagement de l'écrivain, je défendrai l'universalité et la beauté.

Ce matin, Libé publie un portrait d'un écrivain américain en dernière page de Libération. Il ne se définit pas comme un écrivain, mais comme un artiste. On peut se dire que les écrivains sont des artistes en ce qu'ils nous font toucher par leurs productions à quelque chose d'essentiel qui a rapport avec la beauté. À ce titre, le texte de Jean-Pierre Martinet est de l'art, magnifique - et encore pour longtemps.

Pierrette Fleutiaux
C'est donc un engagement que de faire revivre des auteurs qui s'enterrent, qui s'oublient.

Pierre Jourde
C'est un engagement que de produire de la beauté quand il y a une surproduction de laideur. Vous avez été deux à employer le terme de beauté. Je tiens à signaler que ce mot était quasiment devenu obscène dans les Belles Lettres et dans l'art au cours de ces vingt dernières années. On ne pouvait plus employer les termes de «beau» et de «beauté». Personnellement, j'ai besoin de beauté, cela me fait vivre. Je ne suis d'ailleurs pas le seul.

Anne-Marie Garat
Le bien aussi. Nous sommes aujourd'hui réunis, parce que nous sommes convaincus que la littérature constitue un capital imaginaire et symbolique à transmettre comme un bien, une bonté humaine, dont la qualité et la valeur valent d'être défendues. Il existe d'autres biens à faire circuler ou à transmettre par héritage, car se pose la grande question de l'héritage qui passe par les Pères.

Que nous transmettent les Pères ? Les Pères doivent mourir pour que l'héritage ait lieu. Pour que testament s'accomplisse, il faut que mort passe. Nous transmettons du bien. C'est de l'ordre du notarial ou du patrimonial. Les transmissions s'exécutent lorsque nous sommes capables de faire, du monde mort, du vivant, dès lors que quelque chose de l'héritage se revitalise, ce qui a été laissé par le cadavre se réinvestisse en facteur de vie. Les vieillissants que nous sommes ont pour responsabilité de transmettre aux générations à venir quelque chose du mort, du passé, à les convaincre qu'il y a là un bien et une beauté.

Ai-je dit un gros mot ? Ces mots ont quelque chose d'impudique, d'obscène presque, aujourd'hui... Le discours (que l'on pourrait presque dater historiquement aux trente dernières années), discrédite ces valeurs. Le discours dominant les dévalue et les évacue à la fois, comme s'ils étaient honteux et puérils. La permissivité revendiquée, contemporaine du déballage pornographique - la pornographie proprement dite -, assimile pudeur et pudibonderie, et par retournement totalitaire assigne à survaloriser la négativité, or je crois qu'il n'y a pire violence que la liquidation anéantissante des valeurs de bonté et beauté. Non comme mièvre revendication morale ou esthétique, mais comme ce qui structure et donne sens à notre humanité. Donc, bien et beau.

Bertrand Leclair parle à ce sujet de l'insu : ce qui se situe hors des savoirs avérés dans les discours autorisés, véhiculés, suréclairés. L'insu comme la zone d'ombre de l'insavoir. On dit «à mon insu» comme à «mon corps défendant» : je n'ai pas vu passer, j'ai fermé les yeux. L'insu suppose ce qui se confisque, ce qui se cache et se dissimule, en raison même des discours constitués. Bertrand Leclair en parle dans Une guerre sans fin ou Boualem Sansal dans Le Village de l'Allemand. L'insu est le lieu où doit être l'écrivain, qui échappe au savoir transmis majoritairement. Et là, il y a du chiffre, c'est à dire du secret, du caché. On ne lit vraiment que pour déchiffrer. On ne lit pas par servilité scolaire, avec un mode d'emploi technique à la main, ni même un dictionnaire. On ne lit pas pour exécuter l'exercice technique d'oralisation de signes sur la page, mais pour accéder à la chose cachée que détient la langue.

L'écrivain n'est pas au fait de sa visée, parce qu'il est dans l'insu. Il exerce dans la langue une opération pour faire «émerger à lui» ce qui est de l'ordre de l'invisible, de l'inaudible, de l'inécrit. Et peut-être n'est-il pas le meilleur lecteur de lui-même, le mieux placé pour déterminer ce qui s'est passé dans l'écriture. C'est pourquoi les écrivains ne sont pas toujours les plus aptes à parler de leurs oeuvres.

Pierrette Fleutiaux
Habituellement, lorsque l'on parle d'écrivains engagés, on évoque l'écrivain militant contre la guerre, ou contre des situations sociales injustes. Il y a tant d'approches à l'engagement en littérature. Nous n'avons pas encore abordé cet aspect.

Frédéric Bonnaud
Cette conversation s'intitule, je pense avec quelque malice, Écrire et s'engager. Habituellement, sous ces mots, on entend en France «écrivains engagés». Il serait hypocrite de prétendre le contraire. Cette notion vous paraît-elle désuète, ridicule, un peu passée, passéisme qui sert sûrement à raconter quelque chose de l'histoire politique et intellectuelle de ce pays ? Pour vous, Aurélie Filippetti, cela peut-il ou veut-il encore signifier quoi que ce soit ?

Aurélie Filippetti
J'aurais envie de dire : on s'en fout ! Après l'intervention de Anne- Marie Garat sur la langue, la littérature, à l'insu de l'écrivain lui-même, peu importe qu'il soit engagé, qu'il ait une thèse à porter, qui, sans doute, intervient elle-même à son insu. Cela dit, de très beaux livres parlent d'objets politiques, de la vie de la cité, de la guerre d'Algérie. Cela vient en plus, c'est la cerise sur le gâteau.

Pierrette Fleutiaux
Comment cela s'est-il passé pour vous, justement ? Cet engagement, dans vos livres ?

Frédéric Bonnaud
Le premier livre d'Aurélie Filippetti s'intitule Les derniers jours de la classe ouvrière.

Aurélie Filippetti
Il évoque la Lorraine, la fin des mines et de la sidérurgie en Lorraine. À partir d'une sorte de biographie familiale, j'ai voulu raconter l'histoire du monde ouvrier qui a disparu à la fin du XXe siècle. Très rapidement, j'ai buté sur une question : ce sujet étant l'objet de mon engagement, je voulais rapporter cette histoire tout en restant fidèle à l'esprit de l'époque. C'était très compliqué, car je me refusais d'écrire une saga familiale. La forme m'aurait semblé en contradiction avec ces destins brisés, avortés, cette violence sociale terrible qui s'est exercée à l'encontre du monde ouvrier.

À mon insu, j'ai écrit des chapitres très courts, qui s'inscrivaient dans une chronologie éparse, bouleversée, parce que la déportation, la guerre d'Algérie, mai 1968, tout cela se faisait écho dans l'inconscient collectif du monde ouvrier. Présenter un récit simplement chronologique m'aurait semblé indécent, inconvenant. Oui, l'écriture s'est faite ainsi, avec pour volonté de parler de cette histoire-là et de rendre hommage à ces hommes et à ces femmes qui l'avaient vécue. Parallèlement, je cherchais une forme fidèle à cette histoire.

Frédéric Bonnaud
Êtes-vous certaine que l'expression «la cerise sur le gâteau» soit juste ?

Aurélie Filippetti
Au départ, je voulais raconter cette histoire : c'était la matrice. L'objectif était politique. Je voulais rendre justice au monde ouvrier qui avait été totalement oublié, que l'on considérait avoir disparu. En gros, après la chute du mur de Berlin, on a considéré que les termes «classe ouvrière» ou «monde ouvrier» étaient devenus une insulte.

Frédéric Bonnaud
C'était bien à la fois un projet politique et littéraire ?

Aurélie Filippetti
Oui.

Pierre Jourde
Puisque vous replacez le débat sur le terrain de l'engagement social et politique, il ne faudrait pas confondre «écrivain engagé» et «écrivain à thèse». Ce n'est pas parce que l'on est engagé que l'on a une thèse, que l'on défend un discours établi, construit et définitif sur un sujet. Pourquoi ne pas qualifier, par exemple, François Bon d'écrivain engagé lorsqu'il écrit Daewoo, Pierre Bergougnoux lorsqu'il écrit sur la vie des pilotes de bombardiers anglais survolant l'Allemagne...

Frédéric Bonnaud
Michel Houellebecq, écrivain à thèse.

Pierre Jourde
Oui, son engagement est à thèse, ce qui d'ailleurs ne le rend pas inintéressant. Il ne faut pas condamner ipso facto l'écrivain à thèse. Être engagé peut être ce que disait Aurélie Filippetti : investir un domaine social avec une sympathie a priori, mais pour en déplacer les termes habituels avec lesquels on le décrit, avec lesquels on en parle, lui restituer vie, présence, complexité est un engagement.

Frédéric Bonnaud
Sachant que, dans la littérature comme ailleurs, des classes sociales sont considérées par les écrivains et d'autres artistes plus aptes à la représentation que d'autres - ne serait-ce qu'en pourcentage de la production. François Bon parle de l'usine ou de la classe ouvrière. On ne peut pas dire que les ouvriers soient les personnes les plus représentées dans la littérature actuelle. Est-ce une forme d'engagement ?

Pierrette Fleutiaux
De même les femmes. Bien que cela change depuis quelques années, les femmes ont été peu présentes en littérature, presque jamais en politique. Leur histoire a été annulée, ou pas du tout expliquée, ni à l'école ni à l'université, ni ailleurs. Les femmes, ce n'est pas une classe sociale, on ne sait pas ce que c'est. Au nom de l'universel, le féminin est gommé.

Je me suis découvert par hasard une autre forme d'engagement, latente jusqu'alors : faire passer la torche du féminin sur le monde dans lequel nous vivons. Je ne l'avais pas prévu, cela s'est déclenché lors des dernières élections présidentielles, lorsque j'ai vu apparaître un visage de femme en position d'être chef de l'État. Cela n'était jamais arrivé dans notre pays.

J'ai senti que tout militait à effacer cet événement considérable, au contraire de ce qui se produit pour Barack Obama : pour la première fois, un Noir se trouve en position d'être chef de l'État et ce fait est à juste titre commenté, étudié, pris en considération. Il n'en va pas de même pour le féminin. Lorsque l'on veut gommer la discussion sur le genre, en fait, on gomme le féminin. Mon livre «La Saison de mon contentement» s'attache à ce fait politique, mais je le traite en romancière, en lui inventant en somme un point de vue inédit, en restituant le politique en la personne, en restituant l'histoire collective en celle de l'individu.

Il y a peu d'ateliers d'écriture dans les universités, avons-nous relevé. De la même façon, il y a peu de départements d'histoire des femmes. Les femmes connaissent mal leur histoire. C'est bouleversant quand on se met à y songer. Dès lors que l'on passe la torche du féminin sur le monde, c'est tout autre chose qui se découvre : un paysage glisse sur un autre, c'est le même paysage, mais ce ne sont plus les mêmes ombres, plus les mêmes reflets : un autre univers se découvre.

Anne-Marie Garat
Chers amis, je me dois de témoigner. Je ne me suis pas trouvée une seule fois dans une réunion d'écrivains où ne soient cités les noms de François Bon, Pierre Michon, Pierre Bergougnoux, qui est un ami, de qui j'estime infiniment le travail... Mais jamais ne sont cités les noms de Marie N'Diaye, Hélène Lenoir, Annie Ernaux et tant d'autres. Comme si le fait de citer un écrivain féminin était hors des représentations. Nous ne revendiquons pas la parité arithmétique, mais il y a là un discours dominant sur la production littéraire, en tout cas d'une certaine génération, qui aveugle un pan de la littérature contemporaine. Je ne dis pas «au féminin», je n'y crois pas. Je pense que la littérature a un genre, un grand genre, et que la question du sexe, la question telles que l'ont posée les féministes, reste certes efficiente, mais ne suffit pas à rendre compte de l'universel de l'apport littéraire des femmes écrivains. Virginia Woolf, longtemps occultée dans l'ombre de Joyce, n'ouvre-t-elle pas le XXe siècle autant que lui ?

C'est une réaction un peu épidermique. Je l'exprime gaiement, mais quand même ! Dans aucune réunion d'écrivains, salons du livre, rencontres littéraires, à Manosque ou ailleurs, jamais je n'ai entendu les écrivains que vous avez nommés citer à leur tour leurs camarades féminines, comme si cela leur brûlait les lèvres... Et puis, ce n'est même pas cela : ils n'y pensent pas ! Les lisent-ils seulement ?

Pierrette Fleutiaux
Ce n'est pas malveillant, je crois. C'est un point aveugle : la littérature écrite par des femmes n'entre pas dans les catégories mentales de nombreux écrivains hommes.

Pierre Jourde
Vous exagérez un peu à faire la police des citations ! En tant qu'universitaire, je me méfie de ce qu'ont donné les gender studies. Je me méfie du danger qu'engendre la ghettoïsation.

Anne-Marie Garat et Pierrette Fleutiaux
Nous sommes déjà ghetthoïsées !

Pierre Jourde
Un genre de ghettoïsation intellectuelle peut s'avérer redoutable. J'ai assisté récemment au festival de Saint-Malo, où j'ai été amené à discuter avec de jeunes écrivains de trente, quarante ans, sud-américains ou africains. Ils se plaignaient d'être considérés avant tout en tant que Chiliens, Congolais... Ils voulaient être lus parce qu'ils étaient écrivains. On n'est pas forcément condamné au particulier, au «folklore» pour employer un gros mot, au prétexte que l'on est Congolais. Ils estimaient eux aussi avoir droit à l'universel.

Pierrette Fleutiaux
Eh, bien, justement...

Pierre Jourde
Justement, vous y avez droit ! (Rires.)

Pierrette Fleutiaux
Pour l'heure, ce n'est pas le cas. L'universel reste, dans les faits, masculin. Je parle des femmes en politique, et en littérature. Vous déplacez la question en parlant...de folklore ! Anne-Marie Garat fait remarquer une réalité assez frappante et symptomatique dans le milieu des écrivains. On veut bien faire droit aux remarques des Congolais, Chiliens etc. Mais devant celles des femmes...pirouette !

Aurélie Filippetti
Le dernier livre d'Annie Ernaux pourrait illustrer notre thématique de l'engagement. C'est un magnifique roman politique en même temps qu'il parle de l'intime.

Frédéric Bonnaud
Dans le cas d'Annie Ernaux, le projet est ouvertement politique. Elle prend la trame des jours, les journaux.

Anne-Marie Garat
Je rappelle que c'est moi qui l'ai introduite dans le débat !

Frédéric Bonnaud
Didier Pourquery, je me tourne vers vous en fin de débat, dans la mesure où Libération a été créé en partie par des écrivains dits «engagés» et dans la mesure où nous avons commencé la discussion avec Sartre qui, à son époque, en France, était l'incarnation de l'écrivain engagé. Cela vous paraît-il encore signifier quelque chose ?

Didier Pourquery
Chaque matin, à la conférence de rédaction qui se tient tous les jours à dix heures, nous égrenons les sujets. La question que j'entends tous les jours que le bon Dieu fait - je suis un des rare sinon le seul journaliste catholique à Libération est : Oui, mais qu'est-ce qu'on en pense à Libération ? Je le dis avec amour, parce qu'il s'agit de mon journal. C'est la réponse à votre question : avant même de discuter du contenu des articles on évoque les idées que l'on doit avoir sur le sujet.

Frédéric Bonnaud
Cela s'appelle «le traitement».

Didier Pourquery
Si l'on veut. En tous cas, il y a toujours quelqu'un qui pose la question : Qu'en pense-t-on ici ? Des gens comme moi répondent : Nous allons procéder à l'enquête et on verra ensuite ce que l'on en pense. A ces débuts lorsque Libération était installé rue de Lorraine, les conférences de rédaction pouvaient durer plusieurs heures. Maintenant, j'essaye de faire en sorte qu'elles n'excèdent pas trois quarts d'heure. Ce n'est pas forcément bien vu d'ailleurs. Bref, on commence donc toujours par poser la question du point de vue. Derrière se profile la question : qu'est-ce qu'il faut en penser et quel message faire passer aux lecteurs ? Cela nous vient directement de Jean-Paul Sartre.

Frédéric Bonnaud
Je comprends bien que vous viviez cela comme une survivance assez pénible...

Didier Pourquery
Non pas pénible, c'est juste original, différent. Nous n'allons pas non plus nous banaliser.

Frédéric Bonnaud
Ce qui n'a pas changé, me semble-t-il, c'est que dans les quelques grands journaux encore généralistes, que ce soit Libération, Le Monde ou Le Figaro, on peut y lire à intervalle régulier des textes d'écrivains sur divers aspects de l'actualité. C'est le cas d'Aurélie Filippetti à propos de la liberté de la presse. Est-ce une survivance pour les écrivains de prendre leur plume, d'écrire sur un thème qui ne les concerne pas forcément, puisque cela ne concerne pas directement la production ni la diffusion de la littérature ? Est-ce une survivance de l'engagement de l'écrivain ?

Didier Pourquery
Je ne le dis pas par démagogie, mais nous en avons besoin. Nous-mêmes sommes menacés dans des formats de plus en plus courts, souvent «clichetonesques», si vous me passez l'expression. Les clichés que l'on entend à la radio ou à la télévision menacent l'ensemble des médias, pas seulement l'audiovisuel.

Frédéric Bonnaud
Ce n'est pas qu'ils menacent, c'est qu'on se les «refile», cher ami !

Didier Pourquery
Donc, nous avons besoin de cette vision littéraire, qui permet un peu de recul. C'est ce qu'explique Aurélie Filippetti quand elle parle de la construction de son roman : on n'est pas plongé immédiatement dans le réel, on ne raconte pas le réel chronologiquement, on prend le recul. C'est de ce recul que la presse imprimée en crise a besoin au XXIe siècle. Il faut des espaces dans les journaux pour que les écrivains s'engagent, hors des livres. On ne peut pas publier de trop grands textes sur Internet - personne ne les lit dès lors qu'ils sont trop longs. Nous avons besoin dans les quotidiens du travail de l'écrivain. Lorsque je vous dis que nous en avons besoin, c'est intéressé : nous en avons besoin pour continuer à faire des journaux qui soient autre chose qu'une litanie de brèves.

Aurélie Filippetti
Il faut prendre en compte l'appauvrissement du brouhaha médiatique et télévisuel, l'appauvrissement du langage politique. Pierrette Fleutiaux, pendant la campagne présidentielle, vous aviez, avec Ariane Mnouchkine et de nombreuses femmes écrivains, produit un texte sur le sens d'une femme candidate à la présidentielle. C'était une manière formidable d'éclairer le débat par un regard plus riche et une analyse plus fouillée.

Pierrette Fleutiaux
Oui, un éclairage autre que les gros pavés des mots habituels de la politique, qui ont certes leur utilité, mais qui sont à ce point pesants qu'ils finissent par vous étouffer la glotte. Changer, contourner les pavés du discours politique, du discours continuel que nous entendons, qui solidifient les chemins du quotidien. Retrouver l'air qui circule entre ces pavés, la chair. S'il arrive que l'écrivain touche à l'actualité politique ou sociale, c'est par son écriture spécifique d'écrivain qu'il peut apporter une contribution à la cité, au collectif. Parce que ses mots vont là où ne vont pas les autres mots.

Aurélie Filippetti
Et cela pour donner du sens. Car, ce n'est pas pour me moquer, mais quand on lit les motions du Parti socialiste, on se dit que c'est mort et n'a pas de sens.

Pierrette Fleutiaux
Cela en a, différemment.

Anne-Marie Garat
Chaque écrit a ses fonctions.

Aurélie Filippetti
C'est de la langue morte.

Pierrette Fleutiaux
Ouvrir les journaux aux écrivains, comme Libération le fait et d'autres parfois, oui, c'est intéressant. Néanmoins, cela reste sporadique

Anne-Marie Garat
Cela correspond-il au déclin de la presse écrite, au déclin des pratiques populaires de lecture ? Je pense au feuilleton populaire du XIXe siècle - Victor Hugo, Eugène Sue, Maupassant...Voilà deux, trois ans, La Stampa, je crois, a voulu s'essayer au feuilleton et à la rubrique «à suivre», en accordant une page à des écrivains. Je ne sais si l'expérience fut un échec ou un succès. Mais le lien entre la pratique d'un journal et une lecture d'informations, de brèves expéditives finit parfois par tomber des yeux. Certains journaux ressemblent à ce point à la presse gratuite ... Lorsque je vois les journaux répandus dans le métro, piétinés par la foule, j'ai un sentiment de sacrilège, de profanation. Les gens ne jettent pas un journal qu'ils achètent ; on ne voit jamais traîner par terre Le Monde, Libération...

Cette jonchée traduit que cela ne vaut rien, puisque c'est gratuit. Ce qu'on y lit de même, cela se consomme et se jette. Il existe pourtant des formes littéraires brèves, des formes fragmentaires, elliptiques, des constructions poétiques qui restaureraient la lecture du journal. Ne pourrait-il pas y avoir réconciliation entre ces lectures différentes, de l'information et de la chronique littéraire ? Thomas Bernhard avait écrit ainsi des brèves inspirées de faits-divers...

Pierre Jourde
C'est une formule que l'on retrouve dans la presse de province. Philippe Murray écrivait une chronique dans La Montagne, Jacques Jouet une chronique dans Les dernières nouvelles d'Alsace. Ce qui est rare dans les quotidiens nationaux.

Anne-Marie Garat
On connaît le prix du centimètre carré... Bien sûr, ce qui commande, c'est le rôle de l'économie, de la publicité dans la presse, mais on assiste à la disparition de certaines formes d'écriture qui pourraient y trouver leur place.

Didier Pourquery
Nous aimerions renouer avec cette formule. Pour le moment, au lieu d'assurer une présence régulière, au quotidien, nous l'adoptons l'été. Le reste du temps, nous nous battons pour l'espace c'est vrai. Le plus grand journal mondial Hasahi Shinbun, publie chaque jour un haïku. Il y a des concours de haïkus dans les journaux japonais. L'avantage du haïku est qu'il prend peu de place !

Azadée Nichapour, poète et écrivain de langue française
Vos propos font écho en moi. Je suis très heureuse que M. Pourquery évoque le haïku, car je me bats depuis un certain temps pour introduire l'idée qu'une minorité est encore moins représentée que les écrivains dans les médias, alors qu'elle est souvent très engagée, à savoir les poètes.

Suite au décès d'Aimé Césaire et de Mahmoud Darwich, deux poètes ô combien engagés, j'ai écrit un article qui a paru dans la lettre de la SGDL. Il est intitulé : N'attendez pas que les poètes meurent pour aller à leur rencontre... J'interroge : pourquoi faudrait-il qu'en France les poètes disparaissent pour faire la une des journaux et recevoir les hommages des politiques ? Un grand nombre de poètes, dont je suis, écrit dans la solitude mais espère vivement le moment du partage. Nous sommes des citoyens et des travailleurs comme les autres. Nous portons ce regard décalé que vous souhaitez vouloir introduire dans les journaux, y compris dans des espaces restreints. Mais nous avons beaucoup de mal à accéder à la presse. Un exemple : j'ai écrit récemment sur la langue française pour proposer une vision nouvelle de la francophonie. Or, même en tant que poète distingué par Le Clezio et qui vient de recevoir un prix important, je n'ai pas réussi à publier ce texte qui a de plus été co-signé par une trentaine de parlementaires aux noms illustres. Par ailleurs, avec le Sommet de la Francophonie à Québec, mon sujet était en résonance avec l'actualité immédiate. Pour toute réponse à mes articles, je reçois systématiquement une lettre-type indiquant que le journal ne dispose pas d'un espace suffisant. N'est-ce pas un peu court ?!...

Didier Pourquery
S'agissant de poésie, je suis très impressionné par la rubrique hebdomadaire de Yvon Le Men dans Ouest France. Un texte de poésie, du monde entier, y est publié. C'est une manière de faire découvrir la poésie à un très large public, puisque Ouest France est le premier journal français. S'agissant de votre texte, madame, nous en recevons énormément. Certains sont publiés, d'autres non. Les critères qui président au choix sont parfois assez mystérieux.

Claude Faure, essayiste
Lorsque vous avez commencé l'écriture d'un livre, vous est-il arrivé de ne pas évoquer un point qui pourtant était indispensable au sujet que vous aviez retenu, mais que, pour des raisons diverses, vous vous êtes refusé d'évoquer ?

Pierre Jourde
C'est une question que je me suis posée a posteriori. J'ai publié un livre sur un petit village d'Auvergne, le mien en l'occurrence, qui a provoqué une mini-émeute, si tant est que l'on puisse organiser une émeute à six ou à sept.

Le livre n'avait pas été lu en détail, seuls un ou deux points avaient été retenus. Ayant connu la réaction, me serais-je censuré, me serais-je interdit de dire telle ou telle chose ? Mon objet ne visait pas à dire du mal des gens, mais à illustrer mon propos par un épisode de leur vie, pour expliquer les relations amoureuses dans un village isolé. Je voulais décrire comment il était possible de vivre cette situation dans un village de vingt-deux personnes où tout le monde voit tout le monde toute la journée. Cela se passe différemment en ville.

À votre question, je réponds que je me serais censuré pour deux raisons. L'écho que ces quelques lignes ont eu dans l'esprit de ceux qui les ont reçues a été disproportionné par rapport à l'intention du texte : ce n'était donc pas nécessaire. Par ailleurs, tenant énormément à ce village, j'aurais préféré sacrifier dix lignes plutôt que de perdre le village. C'est un cas très particulier.

Pierrette Fleutiaux
Le livre, Pays perdu, est un ouvrage magnifique, qui a été sélectionné pour un prix. Moi qui viens d'un petit pays perdu, la description de la route, l'arrivée sur le village, est inoubliable.

Pour répondre à la question posée, je me suis censurée bien avant que je n'écrive, depuis ma petite enfance. J'ai grandi avec des histoires, où tout ce que l'on me présentait de l'univers des fillettes allait à mon encontre. Une censure s'est levée progressivement. J'ai le sentiment aujourd'hui de pouvoir écrire sans censure interne. Il a fallu le temps d'acquérir mes rides.

Anne-Marie Garat
La question touche à l'autobiographie. J'ai évoqué précédemment la pudeur, qui n'est pas la pudibonderie, mais celle de la violence induite parles interdits ou les dictats, qui n'est pas sans conséquence dans l'écriture de soi. La littérature convoque un réel qui n'est pas la réalité, mais une manière de nommer le monde et de l'assigner à une forme, et donc d'actualiser ce qui est de l'ordre de l'intime, de l'inconscient, des débats profonds. Dès que l'on touche à l'autobiographie, se pose la question de savoir pour qui l'on écrit. A qui l'on adresse. Ecrit-on pour sa mère, pour son père, fût-il mort ? Quels comptes ai-je à rendre ou à régler avec moi-même et avec mon histoire, avec son histoire d'ouvrier, d'homme qui n'avait pas la parole et qui finit par la perdre physiquement par la maladie ?

Cette grande question est liée pour moi à la dimension autobiographique Je n'ai rien écrit qui soit autobiographique ; je me le suis interdit ou je l'ai évité. La fiction est toutefois un maquis où l'on se dissimule. C'est une vraie question, même si la crainte de l'impudeur est dénoncée par le discours dominant comme une trace, des restes de moralisme. L'obligation de l'impudeur joue aujourd'hui comme un terrorisme, qui fait que la confusion est grande sur la question de la sincérité qui, pour moi, est une valeur molle, qui n'a jamais été garante d'une quelconque qualité artistique. Si être sincère suffisait à produire de l'art, cela se saurait. Toutes ces grandes questions de la sincérité, de la pudeur et de l'impudeur, de l'autobiographie et de l'adresse, sont de vraies questions, que je n'ai personnellement pas résolues. Est-ce que j'écris pour mon père ? Entendez : non pour le réhabiliter, pour restaurer sa parole coupée, pour lui rendre dignité dans la belle langue, qu'il n'avait pas, réparer les offenses évoquées par notre ami. Ce n'est pas tant cela que : de quoi ai-je à me rendre compte dans la filiation intime, qui m'engage ? Il ne s'agit pas même de la parole donnée, elle ne m'a pas été donnée : je l'ai volée. J'en suis responsable. Écrivons-nous pour être lus par nos parents ? Il s'agit bien d'une question de transmission.

Aurélie Filippetti
Avant la publication des Derniers jours de la classe ouvrière, j'avais fait lire le manuscrit à ma tante et à mon oncle qui apparaissent, sans être nommés comme tels, en tant que personnages dans le livre. Je raconte une scène où mon oncle, ouvrier dans la sidérurgie, après vingt ans passés sous les ordres d'un directeur qui entretenait avec ses ouvriers une relation paternaliste, se rend compte qu'il a été totalement berné. Pris de fureur, il se rend dans le bureau du directeur et commence à l'étrangler. Cette scène figure dans le livre, où je citais le nom du directeur, car j'avais un compte à régler. Mon oncle et ma tante m'ont appelée paniqués pour que je retire le nom. «Parce que ces gens-là peuvent encore nous faire du mal aujourd'hui» ont-ils ajouté. J'ai donc censuré le nom.

Frédéric Bonnaud
Nous concluons sur un élément encore différent à propos du thème «Écrire et s'engager».

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