NOUS SUIVRE

Susie Morgenstern, écrivain pour la jeunesse

J'ai souvent l'impression d'être l'imposteur interlope parmi de «vrais» écrivains français et francophones, mais il n'y a pas de doute pour moi, je suis un écrivain français et peut-être le seul écrivain francophone des Etats-Unis. Le français, c'est mon champ de bataille, mon tourment et mon jardin secret. Je n'ai jamais formellement appris le français, je n'ai toujours pas appris le français, je n'en suis pas fière. Je suis perpétuellement complexée et je vis dans le brouillard linguistique. Je suis souvent paumée comme quand j'ai écrit un livre avec le titre «Cucul la Praline » qui parlait d'une fille qui, au contraire, était courageuse, qui osait, qui prenant des risques, qui était non-conformiste. Je pensais que tout ça était résumé dans l'expression « cucul la praline ». Je viens de l'école américaine où on allait allégrement à l'école pour s'amuser à ne rien apprendre ... mais dans la joie ! On n'aurait pas eu l'idée saugrenue d'apprendre des langues puisqu'on parlait déjà très bien l'anglais !

On ne me demande pas pourquoi j'écris en français, on me demande avec un regard incrédule : « Vous écrivez en français ? » Heureusement que je n'ai pas mon accent épouvantable à l'écrit ! Je dois être quand même la championne du monde de fautes de français. Mes textes sont corrigés, recorrigés. Mes enfants corrigeaient mes textes en revenant de l'école. Mon refrain était « J'espère que vous n'avez pas de devoirs parce que vous avez trois pages à corriger pour moi !» C'était la corvée quotidienne. Mon mari s'y mettait aussi. Chaque fois qu'il y avait plus de trois fautes dans une phrase, il écrivait dans la marge : « Merde » !

J'ai conservé ces manuscrits où c'est écrit tout le long, vingt-cinq lignes, vingt-cinq « Merde » sur une page. C'était assez humiliant. J'en fais moins maintenant, le correcteur de Word aidant ! Je travaille avec des dictionnaires anglais-français, français-anglais, français-français, anglais-anglais. J'ai écrit soixante-cinq livres peut-être. Un de mes livres est adapté actuellement pour le théâtre, Lettres d'amour de zéro à dix, au théâtre de l'Est parisien et en tournée en France et ailleurs. Quand le metteur en scène, Christian Duchange de la Compagnie de l'artifice, m'a rencontrée pour la première fois, il n'en revenait pas, il ne savait pas que j'étais américaine.

Mon mari m'a dit que ma plus grande qualité, c'est que je ne suis pas une perfectionniste, je fonce, sans penser aux petits riens comme la grammaire, la syntaxe. Encouragée par ce compliment, j'ai écrit tout un livre en mettant les verbes à l'infinitif parce que je ne savais pas les conjuguer. J'ai la chance d'avoir une fille linguiste qui corrige tous mes textes et qui les met en bon français. Elle se plaint actuellement que je fais moins de faute (et elle se sent moins utile !)

Je suis invitée partout dans le monde en tant qu'écrivain français dans tous les lycées français et lycées internationaux, mais je crois que ma pire expérience était à Montréal où on a invité cinq auteurs, quatre anglophones et ils n'ont rien trouvé de mieux que de m'inviter comme écrivain francophone. Je devais faire une conférence devant toute une salle qui ne comprenait pas un mot de ce que je disais. J'étais l'écrivain français !

J'écris en français, j'aime la France, j'aime le français tel que je le pratique, tel que les autres le pratiquent. Je n'ai pas d'autre idée, je suis une vraie déracinée parce que chaque fois que je commence un livre, je pense que peut-être cette fois-ci je l'écrirai en anglais, je serai libérée, je pourrai enfin lâcher les dictionnaires, être autonome, et puis je ne sais pas comment on vit aux États-Unis. Qu'est-ce que j'écrirais ? Mes enfants ont grandi ici, je suis un écrivain de livres pour la jeunesse, et je ne sais plus comment les jeunes vivent ailleurs ou comment ils parlent. Mes livres sont traduits en anglais mais même pas par moi. On me demande dans quelle langue je rêve et je ne sais pas la réponse. Dans quelle langue je réfléchis ? Je ne sais pas. Je sais seulement que pour une raison mystérieuse et par un destin bizarre et biscornu, j'écris en français. C'est encore une histoire d'amour étrange.