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Mukala Kadima-Nzuji, poète, écrivain

Je suis né sous la colonisation, et j'appartiens à l'ancienne colonie belge, le Congo connu aujourd'hui sous l'appellation de la République démocratique du Congo. Du temps où le Congo était administré par la Belgique, ce dernier pays était en proie à un conflit linguistique qui opposait les Wallons et les Flamands, entraînant ainsi la déchirure du tissu social. Ce conflit transposé dans la colonie, avait fortement marqué l'organisation sociale, politique, administrative et scolaire. Dans les écoles réservées aux enfants blancs, le français et le néerlandais (ou le flamand) faisaient bon ménage. Un beau matin, mon père décide de m'inscrire dans un établissement réservé aux enfants blancs. J'avais dix ans. J'avoue que j'ai eu à accepter cette décision la mort dans l'âme. Du français je ne savais rien. Du néerlandais je ne comprenais rien. Je me suis donc retrouvé devant trois langues : le tshiluba, ma langue maternelle, le français et le néerlandais. Le tshiluba était et continue d'être la langue de mon quotidien, celle que je pratiquais et continue de pratiquer en famille ; le français la langue de l'école ; et le néerlandais, celle que je devais maîtriser, parce qu'il était, avec le français, inscrit au programme comme matière et comme véhicule de l'enseignement. Les récitations par exemple se faisaient en français et en néerlandais, en conformité avec la politique linguistique belge d'alors.

Durant mes études dans ma nouvelle école, le français et le néerlandais sont devenus mes bêtes noires. J'étais plutôt à l'aise en arithmétique. Je n'ai pas pu décrocher mon certificat d'études parce que j'avais échoué en français. Quand je me suis rendu compte que le français commençait à m'importuner et à m'empêcher d'aller de l'avant, j'ai décidé de l'importuner à mon tour. Je me suis appliqué à en découvrir les secrets et en pénétrer les arcanes. Je me suis présenté devant le jury central et j'ai été reçu. À partir de cette première victoire, je me suis détourné de l'arithmétique pour me consacrer presque entièrement à la connaissance du français.

Quand, plus tard, j'ai découvert la littérature à travers les auteurs du programme, notamment le symboliste belge Emile Verhaeren qui m'a profondément marqué, je me suis rendu compte qu'il y avait trois types de français : le français de Verhaeren, celui de Senghor que je venais de découvrir et qui d'emblée parlait à mon âme, et celui d'autres auteurs africains (Tchicaya, Birago Diop, Bernard Dadié, etc.). Il me fallait choisir le français qui conviendrait mieux à mon tempérament. J'ai opté pour celui de Senghor. Bien que je m'en sois émancipé, je dois avouer que j'ai appris à écrire en imitant Senghor.

Pour moi, écrire en français est un choix. Cette langue est un outil à ma disposition. Par conséquent, mon rapport à la langue française est un rapport tout à fait naturel. Je ne me pose plus des questions quand je prends ma plume pour écrire un poème, un roman ou une pièce de théâtre. J'écris tout naturellement en français, bien que mon quotidien s'organise et se décline dans ma langue maternelle. Il n'y a donc pas de conflit ni de déchirement en moi.

Il y a un ensemble de questions que je ne me pose plus. Dès lors cette fameuse question tant rabâchée «Pourquoi écrivez-vous en français?» demeure à mes yeux une préoccupation tout à fait parisienne.

Quand je cherche à exprimer une réalité donnée, mon souci n'est pas de savoir si je dois écrire en français ou dans ma langue maternelle, mais plutôt comment traduire cette réalité. L'œuvre littéraire est comme une maison que je construis, comme une demeure que je bâtis avec des mots. Mais comment traduire la réalité qui est la mienne, l'univers qui est le mien à travers une langue qui n'est pas ma langue maternelle ? Telle est ma préoccupation fondamentale : arriver à traduire avec l'outil que j'ai entre les mains, avec les mots dont je dispose, mon univers affectif.