Hélé Béji, essaysite, romancière
Je fais de la francophonie sans le savoir, comme tout le monde, comme tous les francisants, qui sont des francophones qui ne le savent pas. On est francisé, on est francisant, on est français, on est francophone, il y a toutes sortes de qualificatifs qu'on peut attribuer à notre pratique de la langue française.
Voyons les deux manières d'aborder la question.
On peut penser la langue française comme une arme, celle de la colonisation, l'usage d'une méthode pour dominer d'autres peuples au même titre que l'industrialisation, l'économie, etc., une forme d'exploitation mentale de l'autre. Beaucoup d'écrivains, après la décolonisation, sont restés dans ce déchirement, la langue étant perçue comme une espèce d'intériorisation de l'ennemi. C'était un problème d'ordre moral, qui touchait surtout les Algériens, beaucoup plus qu'en Tunisie, où l'arabe est une langue plus répandue, plus historiquement enracinée, et donc moins sujette à colonisation culturelle.
La langue française est restée, pour beaucoup encore, un dilemme où l'écrivain, influencé par les idéologues, se demande s'il doit écrire en français ou pas. En Tunisie, je connais l'exemple d'un très bon historien, brillant, maniant parfaitement la langue française, succombant à cette poussée nationaliste, qui s'est mis tout d'un coup à écrire ses articles en arabe ; ceux-ci se sont appauvris dans une espèce de langue de bois idéologique. Il ne s'est pas du tout rendu compte que ce transfert transformait sa pensée en une caricature d'elle-même.
Mais, si on dépasse la question de la langue française comme intériorisation de la pensée de l'ennemi, et donc trahison de sa propre nation, on dépasse alors la notion de nationalisme, de langue nationaliste, ou national-totalitaire, et à ce moment-là, on découvre que la langue est une patrie spirituelle, non pas seulement une nation. Il y a là un débat philosophique important. Si on considère la langue française comme une patrie, au sens artistique ou littéraire, celui de l'esprit tout simplement, les problèmes sont alors de même nature pour n'importe quel écrivain, quelle que soit sa langue, anglophone, francophone, arabophone, etc. On ne se situe plus alors dans le clivage entre sa nation, ses racines, et la langue qu'on va utiliser, qui serait celle de l'Etranger, du colon, du dominateur. On se retrouve plutôt dans la question de la vérité littéraire, qui pose un tout autre problème.
Ainsi, on peut très bien dire ou écrire des choses très médiocres dans sa propre langue. Si on estime que sa langue maternelle est l'arabe, et qu'on veut écrire en arabe, on peut s'exprimer avec la plus grande fausseté, on peut même être dans un malentendu avec soi, à l'intérieur de sa propre langue. La question de la vérité littéraire n'est pas celle de l'identité linguistique, c'est une dynamique totalement différente. Celle-ci est tout simplement le rapport de l'irréel et du réel, c'est-à-dire celui du monde des symboles qui est en nous, et celui du monde des objets matériels, et de la manière dont on va s'approprier la réalité dans la langue que nous écrivons.
Désirer communiquer, c'est vouloir s'adapter à la société dans laquelle on vit. Ce qu'on appelle la grande lutte du français et de l'anglais aujourd'hui n'est pas indifférent. Ce n'est pas vraiment tout à fait la même chose, quand on s'exprime en anglais et quand on s'exprime en français. L'anglais est un outil de communication, mais il l'est devenu dans le sens média du terme, pas dans la littérature. La langue des médias n'est pas toujours un outil d'intelligibilité du monde. Quand l'anglais domine dans les médias, on en reçoit des signes, des perceptions parfois incompréhensibles, car d'une manière générale, la communication est fondée sur un rapport de perception, davantage que sur un rapport de compréhension. On peut recueillir des signes du monde entier, sans les comprendre. Il est bien entendu que l'anglais est une grande langue scientifique, donc une langue qui humanise le monde grâce à la science. Mais, comme langue dominante des medias, l'anglais peut devenir aussi un outil de propagande et de puissance. Mais attention, ici il ne faut pas faire de syllogisme, du type : «Les médias nous dominent, la langue anglaise est la langue des médias, donc la langue anglaise, c'est le mal dominant !» Ce serait une simplification abusive.
Le français, dans la tradition littéraire, et même sociétale et civile, est une langue que j'appellerais de conversation, ce qui n'est pas la même chose que la communication. Communiquer n'est pas converser. Et c'est là qu'on peut délimiter une frontière de la francophonie, où se dessine un espace de conversation en dehors de l'espace de communication, qui l'écrase un peu, bien entendu.
Quelle différence véritable y a-t-il entre la communication et la conversation ? Il y a toujours, je crois, dans la volonté de communication, un instinct de puissance, une volonté d'hégémonie. La communication, c'est presque une spoliation de la parole dans un souci de puissance. Tandis que la conversation, dans sa grande tradition, c'est plutôt une vocation de l'esprit tournée vers la recherche de la vérité. Je ne veux pas dire que l'une est absolument dans le mensonge, et l'autre dans la vérité, mais je pense que se sont deux dynamiques différentes, et que le français est resté, même au cœur de la modernité médiatique, une langue de conversation, un outil d'intelligibilité du monde dans lequel nous vivons. À la base de la pensée, il y a toujours le dialogue avec l'autre, et cette tradition s'est maintenue en France dans l'esprit de la conversation, qui réside dans son génie linguistique.
En ce qui me concerne, par prudence, il est rare que je réponde par voie de presse aux questions d'actualité et que j'intervienne à chaud. Car il faut différencier «l'actuel» - malheureusement, on est sous la domination de l'actuel, c'est-à-dire vraiment de l'éphémère, de l'actualité contingente où un clou chasse l'autre, où s'instaure une sorte d'amnésie au jour le jour - il faut différencier l'actuel donc, du «présent». Le présent n'est pas l'actuel. Pour utiliser une formule un peu classique, à la Rochefoucauld, je définirai l'actuel comme ce qui nous agite, et le présent comme ce qui nous habite.
Je suis hantée, obsédée par les questions du présent, qui sont toutes des questions de la jonction du passé et de l'avenir. La mémoire est le «présent du passé», comme disait saint Augustin, car elle a la faculté de rendre présent le passé, et ainsi d'aborder la tradition de manière vivante. Dans cette optique-là, je peux dire que je suis hantée par les problèmes du présent, comme figure de transmission entre le passé et le présent.
Pour rejoindre la question centrale que vous posiez dans ce forum, «l'espace francophone», il faut se demander comment la littérature va retrouver son rôle comme facteur humaniste ou humanisant de la modernité ? Comment la modernité va s'humaniser, et quelle va être le rôle de la langue, française ou autre, dans cette humanisation ? Car on se trouve devant un courant très fort de déshumanisation du monde. On s'en rend compte partout. L'accroissement de la violence dans la société moderne, même si on s'y est accoutumé, a de quoi nous surprendre après que le siècle des Lumières eut entrepris sa grande œuvre de tolérance et de pacification des esprits et des mœurs, après cette espèce d'idéalisation culturelle mondiale, où toutes les cultures devaient s'exprimer dans une cohabitation de leurs différences. Au contraire, c'est le contraire qui se produit, et on tend aujourd'hui vers une attitude totalement opposée. Plus on affirme le principe du dialogue culturel, et plus les faits le démentent, comme si ce discours entraînait des instincts réactifs, contre une moralisation excessive de la vie intellectuelle et culturelle.
Que veut dire l'humanisme aujourd'hui en France ? Comment l'humanisme va-t-il retrouver sa place ? Y aura-t-il un nouvel humanisme, puisque le premier est mort en se détruisant lui-même dans la colonisation, en trahissant son message, et, en ayant prétendu vouloir civiliser les autres et les conduire vers les Lumières, il n'a fait que les brutaliser et les persécuter. Mais le procès du colonialisme n'est pas ici le sujet, et la langue française doit reposer la question de la refondation de l'humanisme, après l'expérience tragique de la colonisation.
Quel va être le second souffle de l'humanisme à travers les cultures décolonisées qui, elles non plus, n'ont pas tenu leurs promesses, elles non plus, n'ont pas été une alternative, elles non plus, n'ont pas été un monde meilleur. Comment l'espace francophone va-t-il redevenir un espace de civilité et d'humanisme ? C'est la grande question.