Merci à la SGDL pour cette invitation à ces riches journées, temps d’échanges importants pour nous tous, que nous soyons acteurs ou observateurs de ce marché. Le sujet de ces journées - les auteurs et la création sur Internet - est très vaste, ne serait-ce qu’en matière économique. Les questions abordées hier, concernant notamment la fragmentation, la temporalité ou la diffusion via le commerce en ligne, peuvent toutes rentrer dans le champ économique et cela a un impact à la fois sur la création et sur sa rémunération.
Mais je limiterai mon propos à quelques aspects des modèles économiques du numérique, en essayant de vous montrer pourquoi cette question de la rémunération de l’auteur dans l’univers numérique nous oblige à remonter en amont sur les conditions de production et d’échange des contenus éditoriaux, pas seulement au niveau de la création de l’auteur mais aussi au niveau de la production assistée avec l’éditeur. Car finalement, nous allons voir que la rémunération de l’auteur ne peut être considérée simplement à partir de sa relation contractuelle avec l’éditeur. Il faut comprendre aussi comment le marché s’organise, et quels sont les enjeux du point de vue de l’éditeur et des autres parties prenantes.
Voyons donc ce qui se passe en amont de la transaction, qui est l’accès du lecteur au livre (même si cela ne passe pas par une vente), mais voyons également ce qui se passe en aval, puisque la création de valeur est aussi ce que le lecteur a entre les mains et l’expérience de lecture qu’il réalise. La notion de valeur, même en économie, ne va pas se limiter à des euros. C’est tout particulièrement vrai pour le sujet qui nous occupe aujourd’hui : la notion de valeur a également une dimension culturelle, intellectuelle et sociale. On va le constater dans les modèles économiques du numérique, où c’est tout autant cette valeur-là qui est en jeu que la valeur monétaire échangée au cours de la vente d’ebooks. Et c’est dans la tension entre ces diverses acceptions de la valeur que réside l’enjeu de notre débat.
Pour couvrir le champ de ce que l’on appelle les modèles économiques du numérique, commençons par en donner une définition. Pour un économiste, un modèle économique est constitué de trois grandes composantes qu’il faut considérer ensemble. Peut-être dans le débat public la troisième composante est-elle la seule à ressortir, alors qu’elle est étroitement liée aux deux premières. Ces trois composantes sont : un mode de création de la valeur, un mode d’extraction de la valeur et un mode de répartition de la valeur. La première préoccupation des auteurs concerne la répartition de la valeur, c’est-à-dire le revenu qu’ils vont pouvoir retirer des ventes ou des échanges de leurs livres. Mais pour comprendre la répartition de la valeur, il faut comprendre comment elle a été créée et extraite.
Dans l’univers numérique, la création de la valeur est monétaire, en générant des ventes, mais aussi sociale et culturelle. C’est pourquoi le débat sur les oeuvres indisponibles est indissociable du débat sur le marché des oeuvres commercialement exploitées. Cette création de valeur est bousculée par le numérique et en particulier par Internet, notamment parce qu’on assiste à l’émergence de nouveaux rôles-clés et de nouveaux acteurs qui créent de la valeur. Ce qui peut paraître choquant du point de vue d’un auteur, et sans doute aussi d’un éditeur, c’est que cette notion de création de valeur ne concerne pas seulement l’oeuvre en tant que création de l’auteur : vont s’ajouter à cette valeur culturelle, littéraire ou intellectuelle de l’oeuvre des fonctionnalités qui peuvent prendre une importance beaucoup plus grande dans le monde numérique que dans l’univers papier. D’où l’arrivée de nouveaux acteurs qui valorisent d’une nouvelle manière les livres et qui du coup sont en position de négocier une plus grande partie de la valeur monétaire qu’ils peuvent retirer des transactions.
La principale nouveauté du monde numérique par rapport au monde papier réside dans cet ajout de fonctionnalités, par exemple tout ce qui touche au référencement du livre, à l’exploitation des métadonnées, et aussi à l’ergonomie de la lecture. Cela ne veut pas dire que les livres deviennent systématiquement mieux référencés ou plus faciles à lire sur des supports numériques, mais que l’on a un plus grand gisement de fonctionnalités - pas toujours exploitées - que sur papier, où l’oeuvre est entière et figée. Le texte numérique peut changer de forme, par exemple il peut être fractionné, on peut lui appliquer des métadonnées ou des algorithmes de prescription automatique, etc. Ces fonctionnalités que l’on peut ajouter au contenu numérique n’existent pas, ou beaucoup moins, dans un livre papier. C’est donc un changement de la nature du bien échangé, qui va aussi induire des changements d’usage. Ces fonctionnalités additives - même si elles ne conviennent pas à tous les lecteurs et tous les types de lectures (dans certains cas, elles provoquent au contraire une « désorientation cognitive » qui altère la qualité de la concentration) - peuvent mobiliser une disposition à payer de la part de l’usager, réticent sinon à payer un prix comparable à celui du livre papier.
Avec ces nouvelles fonctionnalités sont apparus de nouveaux acteurs qui viennent bousculer les métiers traditionnels du livre, éditeurs et libraires papier notamment, dotés de compétences parfois autres, souvent issues de l’informatique au sens large. Ces nouveaux acteurs sont en train d’acquérir des positions relativement dominantes, qu’ils peuvent exploiter grâce au gisement de fonctionnalités ouvert par le numérique. Une fois cette valeur créée, qu’elle soit d’usage, culturelle ou intellectuelle, reste à voir comment elle est extraite, c’est-à-dire convertie en revenu. Il faut pour cela créer une industrie, c’est-à-dire un réseau d’acteurs et d’activités qui permettent de générer du revenu monétaire. Et c’est là qu’on en arrive aux modèles commerciaux, qui prennent une forme concrète pour nous. Ces modèles commerciaux sont divers mais peuvent être catégorisés à partir de trois modalités malgré la grande variété des contenus éditoriaux qui circulent sur Internet. Il s’agit d’abord du support sur lequel ils sont lus : lire sur smartphone ou sur une tablette dédiée n’est pas la même chose, ce ne sont pas les mêmes usages et donc pas la même création de valeur. La deuxième dimension du modèle commercial est le type d’accès proposé : streaming ou téléchargement pérenne, bibliothèque en ligne, contenu par feuilleton, etc. La troisième dimension est le prix auquel on facture cet accès au consommateur.
On observe une fragmentation logistique, technologique et commerciale, parce que cette grande variété de modèles commerciaux fait qu’ils ne sont pas toujours interfacés aujourd’hui. À l’heure actuelle, si j’achète un livre numérique par un certain canal, sur un certain support, je ne pourrai pas forcément le réutiliser ou y avoir accès sur un autre mode. Et les catalogues eux-mêmes ne sont pas toujours accessibles dans des référencements uniques et exhaustifs.
Du point de vue du consommateur, l’offre est très fragmentée, avec beaucoup d’initiatives intéressantes qui émergent dans beaucoup d’endroits différents, mais qui sont peu visibles. Du coup ne lui apparaissent que les grands catalogues qui prétendent à l’exhaustivité et qui offrent au consommateur la facilité de la recherche, de l’indexation et de l’accès. Aujourd’hui, les acteurs internationaux dominants exploitent cette caractéristique, qui est celle de l’effet de réseau et de la promesse d’exhaustivité. Les trois principaux acteurs que sont Amazon, Apple et Google mettent en place des modèles économiques différents entre eux mais ils structurent le marché actuel du livre numérique et sont donc en position d’infléchir le fonctionnement à la fois du marché et du patrimoine éditorial.
La stratégie d’Apple est le verrouillage commercial. Le possesseur d’une tablette va être amené à réaliser toutes ses transactions au sein de l’univers Apple, pour des raisons de compatibilité technologique mais aussi pour des raisons de design ou d’ergonomie. Cette stratégie s’est renforcée avec son contrôle sur les ventes d’ebooks, sur les applications, etc. Amazon suit également une stratégie de verrouillage commercial avec son Kindle et le catalogue qui lui est associé, mais la différence se situe au niveau de la relation avec les éditeurs. Apple a privilégié la voie de l’accord avec les éditeurs (certains parleront de collusion), tandis qu’Amazon a dès le départ choisi de se mettre en opposition avec les éditeurs, en essayant de faire fortement baisser les prix, voire en communiquant sur le fait que l’éditeur n’était pas nécessaire dans la chaîne du livre. Amazon pratique donc des prix cassés principalement sur les best-sellers et les fonds de catalogue, alors qu’Apple a privilégié des contrats d’agences et des prix supérieurs.
Face à ces deux acteurs, on trouve Google que l’on peut mettre à part dans la mesure où, même s’il vend des livres, en réalité ce n’est pas sa principale stratégie vis-à-vis des contenus. Bien sûr Google va tirer un certain revenu de cette vente de livres, qui ne sera pas entièrement redistribué aux auteurs et aux éditeurs. Mais la valeur extraite par Google de la gestion et de l’utilisation des contenus est majoritairement relative à l’indexation des contenus grâce à leur numérisation. La force de Google est donc de numériser les contenus et de les indexer pour pouvoir les utiliser ensuite dans son activité de moteur de recherche, dont il va monétiser la valeur via notamment la publicité. Même quand Google ne vend pas de livres numériques, il est capable d’en retirer une énorme valeur via leur valeur éditoriale. Ces trois grands acteurs, parce qu’ils poursuivent des stratégies différentes, n’interviennent pas dans les mêmes types de négociation ou d’opposition avec respectivement les auteurs, les éditeurs, les pouvoirs publics ou les bibliothèques. Ces trois acteurs régulièrement mis en cause ne le sont donc pas pour les mêmes enjeux ni par les mêmes parties prenantes. J’en arrive à la troisième étape, celle du partage de la valeur entre tous les acteurs de la filière, y compris les acteurs de la filière papier qui ne sont pas forcément entrés dans le monde numérique. Concernant plus spécifiquement les auteurs, leur problème aujourd’hui est de savoir si le contrat d’édition auquel ils étaient habitués dans l’univers papier peut et doit évoluer dans l’univers numérique. De fait il évolue, parfois à l’insu des auteurs qui ne mesurent pas toujours l’impact sur leurs droits du passage au numérique. Le droit d’auteur se trouve donc actuellement chahuté, et il reste à se demander comment on doit orienter les contrats à venir. Dans cette négociation actuelle des nouveaux contrats, pour être diffusés sous forme numérique, les auteurs doivent être attentifs non seulement au taux de leur rémunération par rapport à un éventuel prix de vente, mais également à toutes les autres dimensions du droit d’auteur et notamment les durées, les clauses d’exclusivité, leur exploitation par différents acteurs. Notamment, les débats relatifs à la numérisation des oeuvres libres de droits d’une part, des oeuvres indisponibles d’autre part, des oeuvres « orphelines » par ailleurs, et enfin des oeuvres sous droits sont liés, contrairement au cloisonnement avec lequel ils sont parfois présentés. Car un même contenu éditorial peut passer d’un statut à l’autre au cours du temps, ce dont les auteurs devraient se préoccuper dès le moment de la création et de la contractualisation avec les autres acteurs de la filière. C’est ce qui fait la grande complexité de la transition vers le numérique.
J’ai décrit ce qui se passe dans la production et la commercialisation, mais tout cela est lié in fine aux lecteurs et aux usages. On ne doit donc pas négliger leurs attentes, leurs méconnaissances, leurs capacités à proposer et à réinventer. Cela rajoute un paramètre de complexité supplémentaire, mais le lecteur est parfois oublié dans les débats actuels. Or, il n’est pas seulement un consommateur en attente d’un matériel de lecture, c’est aussi un lecteur en attente de diverses formes d’accès et de contenus. Le lecteur n’est pas non plus forcément un particulier, je pense par exemple aux bibliothèques, qui ont un rôle important dans l’orientation de ce marché. Il faudrait là aussi les faire entrer un peu plus dans le débat, afin de leur permettre d’affiner leurs stratégies de collection, ou encore de régler leurs difficultés de budget pour s’adapter à l’offre numérique et à la demande que les lecteurs peuvent en faire. Pour conclure, les modèles économiques ne doivent pas se comprendre uniquement comme des transactions réalisées par des libraires en ligne, mais aussi plus largement comme la diffusion à l’ensemble des acteurs économiques de tous les contenus vers l’ensemble des modalités de lecture.