Françoise Benhamou, économiste
Réfléchir au livre numérique nous incite à porter notre regard sur d’autres secteurs et d’autres modèles économiques du numérique. En effet, le livre numérique est une aventure relativement récente au regard des évolutions de la musique ou de la presse qui ont ouvert le chemin. La longueur d’avance que ces secteurs enregistrent vaut aussi pour la crise profonde qu’induit la migration vers le numérique, qui provoque une destruction de valeur. Deux leçons peuvent toutefois être tirées de l’évolution de la presse et de la musique : la difficulté immense à « monétiser » les contenus ; l’encerclement, puis le grignotage des modes traditionnels de production et de diffusion par des formes nouvelles.
Dans le secteur de la musique, les labels musicaux ont essayé de se diversifier en élargissant leur champ d’activité. De même, des journaux ont tenté la vente de vins, de voyages ou d’autres activités similaires. Avec les auteurs, les labels signent des contrats dits « à 360 degrés », qui incluent l’ensemble des activités connexes à l’activité musicale. Les journalistes voient leur métier évoluer parallèlement à leur statut. Eux aussi commencent à être encerclés par une foule de journalistes amateurs qui grignotent l’espace « professionnel ». Aussi sont-ils sommés d’inventer de nouvelles formes d’écriture et de s’inscrire dans ce mouvement qui participe d’une « économie de la foule ». C’est donc le statut des auteurs qui se trouve questionné par le numérique.
Joseph Ghosn a publié récemment au Seuil Musiques numériques, un livre où il brosse un panorama de ces modèles émergents. On voit comment l’œuvre s’insère dans ce commerce nouveau qui, parfois, n’a pas de caractère commercial. Exemple est donné par Björk, star exploratrice, qui a sorti un album nommé Bibliophilia. Ce titre semble choisi pour la Sgdl ! Elle a produit un Cd, mais également des applications numériques destinées à être lues et écoutées sur tablette. Elle a conçu ces produits avec des chercheurs mathématiciens et des designers d’application. Elle valorisera ce travail à l’occasion de concerts, de master class ou de diverses activités annexes.
À l’instar du cinéma, il faut de l’argent pour produire des œuvres de plus en plus coûteuses. Le financement par la foule (ou financement participatif) permet la levée des fonds nécessaires. Björk est une star et ce qui est possible dans son cas ne l’est pas pour tous. Mais l’exemple de la musique nous montre que bien des choses se transforment : l’écriture qui devient collective est intimement liée à la technologie, les modes d’accès au public peuvent être directs, les modes de financement changent de nature et les sources de valorisation passent par des activités très différentes, du spectacle vivant aux activités éducatives. Le monde change, la figure même du compositeur-chanteur évolue.
Venons-en au livre.
Je développerai quatre points.
Le paradoxe du numérique et la tentation des intermédiations.
Les nouveaux modèles économiques du numérique.
La permanence des fondements économiques du droit d’auteur dans l’univers numérique.
Les modèles disruptifs et la parabole de l’auto-édition.
Le paradoxe du numérique et la tentation des intermédiations
Le numérique opère deux changements profonds. Il augmente d’abord la durée de vie de l’œuvre. Sur des étagères virtuelles, une œuvre peut durer éternellement. Certes, en termes de visibilité, la concurrence existe, mais chacun peut trouver une place. Chris Anderson l’écrivait dans son livre The Long Tail : Why the Future of Business is Selling Less of More : les petits tirages sont amortis par le numérique. La résurrection des œuvres s’avère, elle aussi, possible.
Ensuite, le numérique accentue les chances d’appariement entre l’offre et la demande. Celui qui cherche un livre a peut-être plus de chance de le trouver dans cet univers où l’offre est infinie. Nous avons droit à une galaxie de préconisations à côté du conseil du libraire, qu’il soit virtuel ou physique. Une multitude de recommandations vient à nous. De ce point de vue, le numérique est une chance pour l’auteur : son œuvre est susceptible de trouver son public et de durer plus longtemps. Mais dans le même temps où il lui donne plus de chances, le numérique fragilise la valorisation de l’œuvre. La possibilité de faire connaître est plus ténue, l’abondance des œuvres est telle que la concurrence est considérable. L’exemple de la presse est riche d’enseignements. Les journaux sur Internet sont très lus, mais dans le système du gratuit où l’on essaye de valoriser le produit par la publicité, on s’aperçoit que quelque chose ne fonctionne pas. On pourrait s’attendre à d’autres résultats dans la mesure où les sites des journaux sont très fréquentés et où, grâce au vol de nos données personnelles, la publicité très ciblée serait susceptible de rapporter davantage. Paradoxalement, elle rapporte dix fois moins de revenus sur Internet car la mise en concurrence de milliards de pages diminue la valeur de chacune. Voilà fixées donc deux caractéristiques du monde numérique : l’abondance de l’offre et la difficulté à la valoriser.
Au surplus, le niveau de la valorisation est médiocre car le consentement à payer est bien plus faible pour le numérique que pour le papier. Nous ne sommes prêts à payer que pour profiter de services adjacents à la lecture. Cette fragilisation de la valorisation est accentuée par des transferts de valeur. Ceux qui récupèrent la valeur ne sont pas nécessairement ceux qui la produisent. La valeur créée profite à d’autres.
Une étude très intéressante du ministère de la Culture, qui mériterait d’être remise à jour, montrait l’écart qui se creusait entre les dépenses croissantes des Français pour les abonnements et matériels et les dépenses décroissantes pour les œuvres elles-mêmes. Tout se passe comme si les Français pensent qu’une fois abonnés, ils ont droit à une offre infinie d’œuvres.
Tout cela rend la valorisation des œuvres difficile sous format numérique. Le gâteau se rétrécit, réactivant des oppositions d’intérêts dans la chaîne du livre. Celles-ci concernent la relation entre les éditeurs et les auteurs, mais le sujet qui me semble le plus crucial a trait à la tentation de « désintermédier », c‘est-à-dire de supprimer des échelons dans la chaîne de valeur afin que les parts du gâteau, pour ceux qui restent, redeviennent satisfaisantes D‘où les tentations pour l‘éditeur de s’adresser directement au lecteur, voire pour l‘auteur de faire de même. Mais rompre avec les modèles traditionnels suppose des modèles alternatifs viables.
Les nouveaux modèles économiques du numérique
Bien des données entrent en jeu. Ce qui frappe, quand on travaille sur ce point, c’est la fragmentation des nouveaux modèles à partir d’un certain nombre de paramètres marquants du numérique. Retenons, d’abord, le nomadisme de l’œuvre. Là où n’existait que le livre, on a désormais la possibilité de lire l’œuvre sur différents supports techniques. Un lecteur peut posséder plusieurs tablettes, plusieurs téléphones, plusieurs ordinateurs, etc. On peut corner sa page sur une tablette et la retrouver ensuite sur son téléphone. En cornant sa page, on laisse derrière soi des données personnelles. Ce sont d’autres modèles, un autre monde, dont on constate qu’ils ne sont pas neutres.
La deuxième caractéristique est la dépendance technologique. Dès lors qu’on lit des données numériques, on les lit sur du matériel avec tout ce que cela implique au sujet, comme on l’a évoqué tout à l’heure, du consentement à payer.
La troisième caractéristique tient aux autres formes de financement de la création qui ne se substitueront pas à ce qui existe, mais qui s’y additionneront.
La quatrième caractéristique passe la possibilité d’enrichissement des œuvres, particulièrement évidente dans les segments de l’éducation et de la jeunesse, mais qui peut donner lieu à toutes les formes de gadgétisation possibles. Telle est la vie du livre numérique.
Cinquièmement, toutes les appropriations des œuvres sont envisageables, qu’elles soient consenties ou non. Ce qui pose bien des questions aux auteurs et aux éditeurs.
Notons enfin l’arrivée de nouveaux acteurs qui ne sont ni culturels, ni européens, ni même sensibles aux questions liées à la création et qui ne s’intéressent qu’aux problématiques de la distribution, de la diffusion et du marché publicitaire. Tout cela induit deux grands types de modèles économiques : ceux qui s’inscrivent dans la continuité et ceux qui marquent une rupture. Il est possible de proposer une typologie, sachant que, pour l’heure, tous les modèles sont hybrides.
S’agissant de la continuité, notons le cas des éditeurs traditionnels, installés de longue date, qui transposent leur fonds sur le numérique en essayant de s’adapter aux différents formats. Cette transposition est onéreuse, ce qui explique que de gros éditeurs sont parfois plus dynamiques que de petites maisons car mieux dotés en trésorerie. Ces éditeurs dédoublent la chaîne du livre en venant sur le numérique en complément du papier. Pour ce faire, ils prolongent les contrats d’auteur. Tout cela ne progresse qu’a minima pour deux raisons légitimes. D’une part, il n’est pas facile de valoriser l’œuvre. D’autre part, le marché français est un marché de librairies. Or développer le numérique revient, quoi qu’on en dise, à s’attaquer au monde des librairies.
Deuxième catégorie, les marchés scientifiques que je qualifierai de prédateurs sont aussi en transposition. Les grandes revues scientifiques prolongent dans le monde numérique le travail qu’elles réalisaient naguère sur le papier. La transition vers le numérique est faite a maxima. L’éditeur conserve deux fonctions : la certification par le recours à des lecteurs experts et la dissémination.
À l’opposé de ces deux cas — l’éditeur traditionnel et le modèle scientifique prédateur —, on rencontre les modèles disruptifs et les modèles collaboratifs (tel Wikipedia) dans lesquels la figure centrale de l’éditeur est mise en question. Dans le cas de Wikipedia, l’auteur existe mais il s’efface. Le modèle interroge donc la notion d’auteur telle que nous la connaissons. Dans ce cas, le respect du droit d’auteur passe par des licences creative commons. Mais nous sommes déjà dans un autre monde où l’auteur disparaît devant « la multitude » selon la métaphore du livre de Verdier et Colin sur le numérique, [L’âge de la multitude, publié chez Armand Colin en 2012].
Autres exemples, les modèles scientifiques coopératifs se sont construits en grande partie en réponse aux modèles scientifiques prédateurs. De grandes universités américaines, par exemple, ont décidé de créer des revues scientifiques selon un schéma qui échappe à la chaîne de valeur qui préexistait dans le modèle scientifique.
L’autre possibilité, c’est le pure player. Des auteurs se font connaître grâce au numérique, puis, très souvent, passent par l’impression papier, renversant ainsi la chaîne qui va du papier vers le numérique grâce aux possibilités offertes par l’impression à la demande. Là encore, se déploient plusieurs modèles qui ne sont pas sans intérêt. J’ajouterai enfin les modèles d’auto-édition.
Venons-en aux modèles d’achat. Ceux qui sont traditionnels sont robustes et adaptatifs selon des vitesses diverses tandis que les modèles disruptifs explorent de nouvelles formes de vente. Quand on pense au livre, on pense d’abord à l’achat unitaire. Si les systèmes de paiement sont efficaces, les exemples d’achat unitaire ont de beaux jours devant eux. On retrouve le monde d’avant transposé en données numériques. Une telle évolution est sans effet sur le droit d’auteur.
D’autres formes se développeront qui sont, pour l’heure, encore marginales dans le secteur du livre. L’abonnement est l’une des formes montantes d’acquisition dans le monde numérique. Au-delà de l’abonnement, le bouquet permet de recevoir, par exemple, l’ensemble des livres consacrés au sport. Présent dans la presse, ce modèle pourrait se répandre.
Trois questions semblent importantes
Premièrement, comment traiter le fait de vendre dans un même temps la version numérique et la version papier ? Quelqu’un m’objectait récemment que la formule « pour un euro de plus », offrant le numérique et le papier, revenait à dévaloriser le numérique. La remarque est exacte, mais il ne faut pas penser le numérique comme une offre supplémentaire. C’est un package qui propose deux versions offertes pour un prix donné.
Tous les modèles de prix supposent des stratégies de tâtonnement. On tente une idée pour déterminer ce qui est porteur. C’est d’ailleurs celle qu’a adoptée, un peu forcée, la presse, cherchant de nouveaux modèles par itérations successives. La deuxième question posée est celle de la gratuité, qui implique un financement publicitaire. Elle se développera dans le livre comme cela s’est fait ailleurs, mais il n’est pas dit qu’elle connaîtra également un développement aussi massif que dans d’autres secteurs. Quoi qu’il en soit, la question devient celle de l’assiette de la rémunération de l’auteur. Dans le cas de la gratuité, il peut aussi s’agir de dons, certains auteurs ne souhaitant pas être rémunérés — du moins directement. Le numérique en offre la possibilité. Une autre forme de gratuité consiste en des subventions croisées. C’est le modèle « Gillette » : le rasoir est gratuit et ses lames vendues très cher. C’est une formule susceptible de se développer dans le monde du numérique, notamment dans le secteur du guide touristique. Qu’on le veuille ou non, la gratuité, même si elle n’occupe qu’une place marginale, fera partie du monde du numérique.
La troisième question que posent tous ces modèles est celle de la propriété. Qu’est-ce que la propriété dans ce monde numérique ? Puis-je revendre le fichier d’un livre qui ne m’intéresse pas ? Ces questions sont aujourd’hui posées. Prenons l’exemple du streaming : on paye pour lire dans l’indifférence quant à toute forme de propriété. Sans doute, cette formule prendrat- elle de l’importance. Elle existe déjà dans la bande dessinée où des abonnés lisent en streaming. Le tiers de la bande passante aux États-Unis est occupé par le streaming de vidéos. Le phénomène est considérable. Le caractère plus ou moins disruptif de l’ensemble de ces modèles est lié à la place du numérique. Du papier ou du numérique, quel est le produit dérivé ? Bien des réponses dépendront du degré de spécialisation de l’éditeur, du mode d’accès et d’achat du lecteur, du positionnement de l’auteur. L’auteur restera-t-il en amont de la filière ou participera-t-il de plus en plus à la diffusion de son œuvre ? Cela interroge-t-il le droit d’auteur ?
La permanence des fondements économiques du droit d’auteur dans l’univers numérique
Laissons de côté le droit moral qui engendre des incidences économiques sans avoir de fondements économiques. Du point de vue de l’économiste, le droit d’auteur obéit à deux ordres de légitimité. Le premier est le temps long de la création et de la reconnaissance qui nécessite de donner du temps aux auteurs et aux œuvres alors que le marché s’inscrit dans un délai court. Le droit d’auteur offre une réponse et permet de concilier le temps long et le temps court.
Le deuxième élément bien connu des économistes a trait au caractère de « bien public » du livre. Certes, une fois édité, un manuscrit reste un bien privé, mais dans le même temps il acquiert la qualité de bien public puisque l’œuvre est « appropriable » par d’autres et que l’on peut en faire commerce. Pour empêcher que des éditeurs autres que ceux qui ont contribué à la publication initiale fassent commerce de l’œuvre, le droit d’auteur organise la récupération de la valeur par l’auteur et par la chaîne du livre. Le droit d’auteur reconnaît donc le paramètre temps et permet que les contributeurs de la création puissent amortir les investissements effectués. Il en est une condition nécessaire, mais non suffisante. Selon moi, le numérique ne change rien à cela. Le temps long demeure. Ce qui d’ailleurs est tout à fait utile à la résurrection des œuvres. La caractéristique de bien public existe encore dans le monde numérique, voire de façon plus accentuée encore. Il n’y a donc aucune remise en question du droit d’auteur par le numérique.
Si le droit d’auteur n’est pas bousculé dans son économie propre, en revanche, il l’est par l’économie de sa cession, par l’économie du contrat. Les modèles disruptifs que j’ai évoqués sont en effet des modèles qui interrogent le droit d’auteur. Un contrat de cession de droit d’auteur contient trois paramètres : la durée, le taux, l’assiette. En outre, figurent au contrat des éléments qui relèvent de ce que l’on pourrait qualifier de bonnes manières : la reddition des comptes, la possibilité de rompre après des tentatives de conciliation, etc. Le bien-vivre en société devrait aller de soi. Mais sur les trois paramètres cardinaux de durée, de taux et d’assiette, tous les modèles disruptifs appellent une réflexion.
Sur le premier point, la durée. La durée de vie des œuvres devient infinie, si tant est que celles-ci aient une visibilité. Dans le même temps, nous sommes en plein paradoxe car l’Internet est le lieu de l’accélération, du « tout, tout de suite et partout ». Je n’ai pas de réponse, mais je crois que cette notion de durée est essentielle. Comment concilier le temps très long et le temps très court ? Comment les contrats peuvent-ils prendre en compte la tension qui s’ensuit ? La mission Sirinelli apporte des éléments de réponse. Pourquoi les modèles disruptifs modifient-ils le taux, qui est l’outil du partage de la valeur ? Le fameux partage 30%/70% des applications d’Apple
— pour Apple, un livre n’est jamais qu’une forme d’application — murmure à l’oreille des auteurs qui sont plus habitués à un pourcentage de 10 %. Il arrive que l’assiette soit nulle dans les modèles qui recourent à la publicité. Une réflexion reste à approfondir pour savoir comment construire ces modèles nouveaux.
Je voudrais à présent apporter un éclairage au sujet de ce qui se passe aux marges de l’édition traditionnelle.
L’abonnement est, selon moi, la forme montante des modèles du numérique. Il peut revêtir des modalités multiples. Les modèles de la musique
— freemium, premium — ne sont pas à négliger. Le freemium permettrait de feuilleter des extraits ainsi que l’acheteur le pratique en librairie, le premium de lire le livre entier sans publicité intrusive. Ce sont les modèles de Deezer ou de Spotify que l’on regardait au départ d’un air condescendant mais qui se sont considérablement développés. La réflexion qu’ils ouvrent sur le mode de paiement et de partage de la valeur a été engagée lors de la mise en vigueur des « pass » communs à des musées phares et à d’autres que personne ne visitait. La question est essentielle et elle implique que la gestion collective s’en empare. Le deuxième exemple tiré des marges est celui de l’auto-édition.
Les modèles disruptifs et la parabole de l’auto-édition
L’auto-édition est souvent traitée avec mépris ou dédain. Elle correspond cependant à un phénomène de masse aux États-Unis, très poussé par les grands distributeurs, je pense à Amazon. Ce n’est pas un hasard si Amazon a créé cette possibilité qui s’inscrit à tous les échelons de la chaîne du livre. C’est une manière de se poser en position dominante non seulement sur toutes les formes de la distribution des livres, mais aussi de prendre place du côté de l’édition et de l’auto-édition. Il s’agit évidemment ensuite de vendre d’autres biens ou d’autres services. Il y a plusieurs sortes d’auto-édition.
Premièrement, le phénomène de l’auto-édition ressemble à « la pensée universelle », mais revisitée : on édite pour sa famille, ses amis, son cercle de connaissances. À la faveur du numérique et de l’impression à la demande, ce marché prospère ; il est sympathique bien qu’il ne présente pas de grand intérêt.
Deuxièmement, l’auto-édition est plus intéressante dès lors que la formule permet de rechercher des auteurs. Dans ce monde nouveau qui s’ouvre aux éditeurs, peut-être la possibilité leur est-elle offerte de lire des manuscrits et de puiser dans ce vivier additionnel. C’est ce qui se produit dans la musique. L’auto-édition peut donc être l’une des formes de l’externalisation d’une fonction de tri, l’éditeur ajoutant aux outils qu’il met en place pour repérer des manuscrits un outil supplémentaire qui n’est pas inintéressant.
Troisième élément : existe aussi l’auto-édition que je qualifierai d’ingrate, illustrée par le modèle de Björk et qui pourrait se traduire ainsi : « Mon éditeur est sympathique, mais finalement je peux tout faire moi-même. » Cela fait sens avec des célébrités.
On pourrait définir la quatrième forme d’auto-édition « d’auto-édition en bande organisée », inscrite dans des communautés d’amis ou de lecteurs. L’auto-édition communautaire répond, en effet, à des besoins éditoriaux que le marché ne peut plus remplir. Dans le monde du patrimoine par exemple, les éditeurs fuient les publications extrêmement pointues car elles sont impossibles à amortir ; l’auto-édition, sur des sites spécialisés, répond alors à un besoin qui n’est pas — ou plus — couvert par le marché. À travers ces modèles disruptifs et à la faveur du numérique, on assiste au grignotage de parts de marché de la plus ancienne et de la plus importante de nos industries culturelles. On sait bien que le numérique ne représente pas grand-chose dans le monde du livre, du moins en France. Mais les marges des libraires sont d’une telle étroitesse que la perte d’une infime part de marché met le secteur en question.
Le monde du livre doit se repenser. Dans le couple éditeur/auteur, chacun doit revoir certaines questions. L’auto-édition, par exemple, oblige l’éditeur à continuer à faire ses preuves. L’éditeur n’est plus une donnée immédiate du marché, il doit prouver sa capacité à choisir, à faire connaître, à accompagner, à valoriser les œuvres et les auteurs, toutes fonctions que celui qui fantasme d’être éditeur ne sait pas remplir. La réciproque est vraie. Les auteurs n’ont pas assez de sites visibles pour mettre en avant leurs nouvelles publications.
Il serait intéressant que, parmi les fonctions de l’éditeur, la fonction « création de sites d’auteurs » fasse son apparition. Un monde s’ouvre à nous où tous les phénomènes marginaux sont des miroirs grossissants des changements et des ruptures à l’œuvre. L’offre étant saturée, l’éditorialisation est nécessaire, qui peut passer par des éditeurs traditionnels ou encore par de nouveaux entrants. Ce besoin d’éditorialisation est fondamental car la surabondance finit par faire fuir l’acheteur. Mais l’éditeur d’hier n’est sans doute pas tout à fait celui de demain.
Par ailleurs, la fragmentation des modèles implique de reconstruire un monde qui conserve une cohérence. Plusieurs modèles organisationnels, plusieurs formes d’achat et d’appropriation des œuvres devront trouver leur manière de cohabiter. Enfin, il faut s’attarder sur la faiblesse du consentement à payer qui implique que nous réfléchissions à l’intégration, dans ces nouveaux modèles, de nouveaux services. Dans le monde numérique, et plus encore que dans le monde physique, l’offre est surabondante et l’intérêt du lecteur se fait rare, et ce renversement nous conduit à penser non seulement une économie de l’offre, mais aussi une économie de l’attention.
Je vous remercie.