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Velibor Čolić, Akira Mizubayashi

Modération Yvan Amar, journaliste, RFI

V COLIC A MIZUBAYASHI3 Forum SGD2016 V COLIC Y AMAR A MIZUBAYASHI Forum SGD2016

Velibor Čolić, Yvan Amar et Akira Mizubayashi
à la SGDL - 12/10/2016 - © SGDL

Akira Velibor
La langue française par Akira Mizubayashi  La langue française par Velibor Čolić

pdfLangue d'exil, langue élue

Yvan Amar

Velibor Colic et Akira Mizubayashi écrivent en français et sont des « écrivains en français ». Est-ce qu'ils se considèrent eux-mêmes comme des écrivains francophones ? Mais la question qui va nous guider dans ce dialogue est celle du rapport entre leur situation d'exil et le français alors même qu'ils sont dans une situation diamétralement opposée. Velibor Čolić est venu en France chassé de son pays par la guerre, il est arrivé contraint et forcé, alors qu'il n'avait absolument pas souhaité, j'imagine, au départ quitter son pays pour ces raisons-là. Akira Mizubayashi, lui, est venu en France parce qu'il voulait apprendre et parler le français, pour faire probablement un pas de côté par rapport à la nation et à la culture japonaise, à une certaine idéologie, tout cela l'ayant amené à écrire en français. J’aimerais vous demander d’abord en quoi écrire en français vous a servi de guide dans votre exil, est-ce que cela vous a aidé, d'une certaine façon ? Velibor Čolić, vous avez commencé à l’évoquer dans votre livre Le manuel d'exil, sous-titré Comment réussir son exil en trente-cinq leçons, qui est un livre à la fois extrêmement dramatique et drôle, est-ce que vous avez commencé à écrire le français, d'une certaine façon, avant même de savoir le parler ?

 

Velibor Čolić

Je dis toujours qu'écrire en français, pour moi, c'est l'histoire d'un triple airbag. Premier airbag : l'espace entre mon pays natal, la Bosnie et la Bretagne où j'habite aujourd'hui il y a quelque milliers de kilomètres. Deuxième airbag : le temps entre le moment où je pose ma valise à la gare de Rennes, le 22 août 1992, comme un pauvre réfugié, comme un migrant, et le moment où je commence à écrire ce Manuel d'exil en 2012-2013, il y a un airbag de quelques décennies qui adoucit. Et finalement, le troisième airbag et ce n'est pas le moindre, c'est la langue. Pour moi c’était une évidence : le livre d'exil doit être écrit dans la langue d'exil. Et ce troisième airbag, la langue française, que j'ai apprise comme ça, un peu partout et nulle part, une peu à la maison, dans le bistro - ça  met toujours en colère les profs que j'avais dans le lycée, parce qu'ils enseignent la langue française, et moi je dis, ben non, moi j'ai appris comme ça et j'écris des livres, les profs disent que les gosses vont penser que l'école est quelque chose d'inutile, et j'encourage les enfants. Donc la langue française est très importante car ce « je », moi, ce Velibor Čolić utilisé dans la langue française, j'avais l'impression qu'il n'était pas tout à fait le vrai, c'est à dire qu'il me dédouanait de plein de choses. Voilà la schizophrénie de nous autres, exilés, bizarrement plus j'écris en français, plus mes livres sont écrits dans une langue qui n'est pas la mienne, plus ils deviennent  intimes. Donc triple airbag, et on y va !

 

Yvan Amar

Comment expliquez-vous le fait que plus vous écrivez en français, plus cela devient une écriture de l'intime ? Plus vous êtes français dans votre écriture, plus vous vous sentez Oriental.

 

Velibor Čolić

Oui, je vais essayer d'expliquer car c'est un peu étrange. Il faut dire que le choc a été immense pour moi. Il ne faut pas mélanger un « touriste » et un « migrant ». Si un touriste à Paris ne parle pas français, c'est très rigolo, mais si un exilé en France ne parle pas français, c'est tragique. Entre mon pays, la Bosnie et la France, j'ai traversé les frontières croate, slovène, autrichienne, allemande et française, mais la pire frontière pour moi c'était la langue. J'étais déjà écrivain dans mon pays, je travaillais comme journaliste à la radio et en tant qu'adulte je me suis retrouvé illettré en France. On parle très facilement à un gamin, à un tout petit qui parle mal on explique : on ne dit pas « la » pain mais le pain. Mais un adulte qui ne parle pas, et qui n'est pas touriste : il est con, stupide. Et même les gens bien intentionnés, comme chantait Brassens, vous humilient. Les petites dames qui s'occupaient de nous, celles de l'association Caritas, du Secours populaire ou autre, pour nous donner des vêtements ou à manger, parlaient très fort avec moi et pas en phrases complètes. Genre : toi, manger, et ajoutaient, le geste à la parole, manger, toi, bon, hum ! Manger. Et moi : ça va madame, je ne suis pas sourd, je suis juste étranger. Donc, il ne faut jamais oublier, je ne peux pas oublier. Je vous dis que je viens de très loin de la langue française, ce n'était pas un choix esthétique ni éthique même, ni un choix littéraire, parce qu'il y a Balzac derrière... C'est le petit réfugié qui commence une nouvelle vie et qui essaie de se racheter. Je dis toujours : l'exil c'est passer l'éponge mouillée d'oubli sur votre vie d'avant. À propos du sous-titre, Comment réussir son exil en trente-cinq leçons : il y a quelques semaines une petite dame à Strasbourg me dit : alors, monsieur, vous avez réussi ! J'ai répondu : oui, mais vous ne pouvez même pas imaginer le prix que j'ai payé, le prix le plus cher pour un écrivain. Pour réussir mon exil j'ai renoncé à ma langue maternelle.

 

Yavan Amar

Akira Mizubayashi, est-ce que pour réussir votre exil vous avez renoncé à votre langue maternelle ?

 

Akira Mizubayashi

Je ne suis pas un exilé, moi.

 

Yvan Amar

Vous n'êtes pas à proprement parler un exilé mais vous parlez beaucoup d'exil ? par exemple dans Petit éloge de l'errance, dans le titre il n'y a pas exil mais errance, c'est un peu différent mais vous parlez quand même d'exil intérieur, d'exil volontaire, d'exil par rapport à une idéologie japonaise, une société dont vous sentiez qu'il ne fallait pas être d'accord avec elle, qu'il fallait déroger peut-être, vous soustraire à une obligation implicite que vous demandait la société japonaise. Est-ce que c'est par la maîtrise du français, et plus encore par l'écriture en français, que vous avez réussi ce pas-de-côté par rapport à une idéologie un peu asphyxiante,  que je sens en lisant vos livres ?

 

Akira Misubayashi

C'est une question difficile. Aujourd'hui, j'ai envie de dire trois choses, par rapport au thème qui a été retenu. Premièrement : pourquoi à l'âge 18 ans j'ai décidé et essayé de m'éloigner de ma langue d'origine ? Cette question appelle immédiatement une autre question, parce que quand on sort d'une langue, c'est pour entrer dans une autre, dans mon cas c'est le français. On peut rêver à un état où il n'y ait pas de langue, j'ai rêvé moi-même, certains écrivains ont rêvé à cet état a-verbal, a-linguistique, mais dans la réalité c'est impossible, donc sortir d'une langue ça suppose entrer dans une autre. Deuxième question : pourquoi avoir choisi le français ? Troisièmement : pourquoi après quarante-cinq ans d'apprentissage du français, pourquoi continuer à écrire dans cette langue d'adoption alors que je vis à Tôkyô à dix mille kilomètres de Paris où personne, ou presque, ne parle le français ? Il y a 1 700 professeurs de français, dont je fais partie, donc pratiquement rien par rapport à la population totale. J'ai envie de répondre à ces trois questions, et cela me permettra peut-être de répondre à votre question.

Pourquoi j'ai voulu m'éloigner de ma langue d'origine ? Parce que je n'étais pas bien dans cette langue. J'avais 17 ans en 1968 et j'étais mal à l'aise dans le monde tel qu'il m'apparaissait, dans le monde tel que je le vivais dans la société japonaise, dans le monde, par conséquent, tel qu'il était médiatisé et construit par la langue japonaise, qui était pourtant la seule langue dont je disposais. Alors pourquoi ce désir d'évasion, de fuite ? Je le qualifierais volontiers de paternel : ça vient de mon père. Velibor a fui la guerre, moi, je n'ai pas connu la guerre mais je suis le fils de quelqu'un qui a fui la guerre. Mon père qui a connu la guerre, celle que l'on appelle au Japon la guerre de quinze ans entre 1930 et 1945, celle menée par la dictature militaire des années 1940. Vouloir fuir cette guerre et toutes les atrocités que la guerre coloniale entrainait, cela signifiait pour lui s'éloigner du régime de l'unanimiste national et nationaliste qui écrasait toutes les voix individuelles, singulières, insoumises, discordantes comme la sienne. Il me semble que j'ai fait de ce désir paternel une source d'énergie qui m'a poussé à m'éloigner à mon tour de la prison de l'identité nationale. Identité qui se présente toujours comme étant quelque chose de naturel. Il n'y rien de plus naturel que l'identité nationale. Et là, j'ai envie de citer un écrivain que j'admire, c'est Edward Saïd, qui dit dans ses mémoires, son autobiographie, À contre-voie, « Out of place », tout à fait à la fin de son livre, quelque chose qui m’interpelle. Il parle de l'identité nationale et dit ne pas aimer du tout cette idée-là : il a le sentiment parfois d'être un flot de courants multiples. Saïd préfère cette idée de courants multiples à l'idée d'un moi solide, fixé une fois pour toutes. Alors je prends exemple sur Saïd. Il dit par ailleurs que les convictions intellectuelles l'ont toujours emporté sur sa conscience nationale et tribale : je prends encore exemple sur lui. J'ai donc essayé de sortir de ma langue et de l'identité nationale qui se présentaient comme inévitables, comme tout à fait naturelles.

Pourquoi avoir choisi le français ? Je sors d'une langue qui est la mienne, la langue japonaise, pour entrer dans la langue française. Il faut que je commence par le commencement. J'ai rencontré un médiateur exceptionnel, un philosophe japonais qui s'appelle Arimasa Mori, qui a commencé à apprendre le français à l'âge de 6 ans, dans une école japonaise et qui a terminé la deuxième partie de sa vie à Paris. Il a été pendant une quarantaine d'années professeur de littérature japonaise à l'INALCO. Je ne l'ai jamais rencontré, je l'ai connu dans ses livres. À partir du désir d'essence paternelle, dont j'ai parlé tout à l'heure, c'est ce philosophe qui m'a orienté vers cet ailleurs qu'est le français.

Et pourquoi, ensuite, à partir du choix de la langue française, me suis-je dirigé vers le projet des auteurs du XVIIIe siècle ? Ça me paraissait évident à la suite de la catastrophe dans laquelle le Japon s'est engouffré en 1945. Vous connaissez un peu l'histoire du Japon contemporain, cette guerre impériale, militariste, a causé la mort de plusieurs millions de personnes au Japon ainsi qu'à l'étranger, et les grands intellectuels japonais de l'après-guerre se sont demandés pourquoi on en était arrivé là. Pourquoi ? C'est le traumatisme du Japon contemporain. Votre traumatisme européen, ce sont les camps de concentration, le nôtre c'est cette guerre qui s'est terminée par l'apparition soudaine d'un énorme champignon dans le ciel d'Hiroshima et de Nagasaki. Pour mettre à distance l'idéologie japonaise qui, comme l'a dit Yvan Amar, est asphyxiante, j'ai été naturellement conduit à choisir un certain nombre d'auteurs du XVIIIe siècle, Montesquieu, Diderot et en particulier Rousseau.

Pourquoi, après quarante-cinq ans d'expérience dans votre langue, je persiste à écrire dans cette langue alors que je vis à dix mille kilomètres de Paris ? Il paraît qu'il y a trois écrivains japonais qui écrivent directement en français. Aki Shimazaki, c'est une Japonaise qui vit à Montréal depuis une vingtaine d'années, et qui a failli venir ici aujourd'hui. Ryokô Sekiguchi, une traductrice, une poétesse qui vit elle aussi dans l'espace francophone, à Paris, depuis longtemps. Et le troisième larron, c'est moi. Ce qui me distingue des deux autres, c'est que je ne vis pas dans l'espace francophone, je vis à Tôkyô. On me range très souvent dans la catégorie des écrivains allophones, celle des écrivains dont la langue maternelle ne correspond pas à la langue du pays qu'ils habitent. Aki Shimazaki ou Ryokô Sekiguchi sont des écrivains allophones, beaucoup d'écrivains français d'origine étrangère, comme Velibor, le sont également. Mais moi, je ne le suis pas, parce que ma langue maternelle, le japonais, correspond à la langue du pays que j'habite. C'est là que je me demande pourquoi je persiste à écrire dans cette langue étrangère. Depuis quatre ou cinq ans, je me pose la question suivante : soixante-dix ans après cette catastrophe, ce champignon dans le ciel, pourquoi le Japon n'arrive-t-il toujours pas à s'approprier les valeurs de la modernité démocratique ? Il suffit de suivre un peu l'actualité japonaise pour s'en convaincre. Je suis persuadé que dans le phénomène du retour d'un certain type de despotisme soft que je constate, que je vis dans le pays que j'habite, la langue y est pour quelque chose, la langue a une part de responsabilité dans cette histoire. La démocratie et les valeurs que vous défendez ne « prennent » pas dans le sol japonais, au sens botanique du terme. Soixante-dix ans après, un Premier ministre se considère au-dessus de la constitution et essaie de l'enterrer. Je pense que la langue façonne et maintient l'ordre politico-socio-culturel, pour aller vite, l'ordre culturel au sens anthropologique du terme. La langue façonne cet ordre en même temps qu'elle est façonnée par cet ordre même. Alors j'éprouve le besoin de sortir de cet ordre préétabli, c'est la raison pour laquelle je continue à écrire en français, à explorer des manières de voir et des manières d'exister surtout qui sont inconcevables et inatteignables dans ma langue d'origine.

 

Yvan Amar

Akira Mizubayashi vient de nous dire pourquoi il continue à écrire en français, c'est la question que je poserai à Velibor. Vous écrivez en français et vous êtes publié chez Gallimard. Est-ce que vous écrivez aussi en serbo-croate ?

 

Velibor Čolić

Est-ce que j'écris toujours en serbo-croate ? Une petite histoire pour commencer. L'identité nationale. Pour moi dès que j'entends le mot « national », je vois de grandes tragédies, tout ce qui est national est une sorte de locomotive qui ramène les tragédies. Il y a une histoire que j'aime bien raconter, c'est en pleine vague de littérature hispano-américaine, le grand Ernesto Sábato habitait en Suisse et un journaliste lui pose une question : monsieur Sábato, comment se fait-il que vous là-bas, en Amérique latine, vous avez tant de grands romans mythologiques, épiques et nous, en Suisse, un peu moins ? Sábato de répondre : écoutez jeune homme, au moment où Guillaume Tell a raté son fils, vous avez perdu la dernière chance d'avoir une tragédie nationale.

Pourquoi écrire en français, pourquoi ne pas écrire en...

 

Yvan Amar

Avant de savoir pourquoi, ce que je vous demandais c'était : est-ce que vous écrivez parfois dans votre langue maternelle ou est-ce que vous n'écrivez qu'en français ? En ce moment.

 

Velibor Čolić

Ce serait compliqué d'envoyer un mail en français à mon père qui a 80 piges, donc j'écris mes mails en serbo-croate mais je suis écrivain professionnel dans la langue française. Je viens de très, très, très loin, je suis parachutiste, je suis survivant, on a parlé ce matin d'Immortel. Vous avez deux sortes d'écrivains : les Immortels et, là, vous avez un survivant. Je ne sais pas si c'est pareil mais c'est comme ça. J'ai envie de vous lire un extrait – parfois il m'arrive d'être d'accord avec moi-même, c'est assez rare mais là c'est le cas - où je décris mes premiers contacts avec la langue française. Je suis dans un foyer de demandeurs d'asile à Rennes, on est fin 1992, j'ai 28 ans, j'ai bac plus « five » comme je disais toujours et je répétais dans mon anglais de cow-boy « I'm a writer », je ne suis ni réfugié, ni pauvre, ni survivant, ni déserteur : « I'm a writer ». Donc premier contact avec la belle langue française, on est dans un cours du foyer pour les illettrés adultes : le premier cours, nous, une quinzaine de réfugiés, des Irakiens, seulement des hommes, pas de femmes, un colonel d'une dictature africaine déchu, quelques familles somaliennes et moi, le plus grand espoir de littérature yougoslave, remplissons nos fiches. Je complète il me semble correctement : nom, prénom, date et lieu de naissance. Pour la rubrique votre projet en France, notre professeur de français à une question : « concours » ? Vous avez écrit ici concours, quel concours ? Je ne comprends pas. Je n'ai pas écrit « concours » mais « Goncourt ». Carrément Goncourt, s'étonne-t-elle ? Oui, Goncourt. Alors, bonne chance, mais en attendant le Goncourt, vous êtes un parfait illettré en français. C'est ainsi, dans la joie et la bonne humeur, que commence mon apprentissage de la belle langue française. La semaine suivante, nous apprenons une phrase très importante : où est la poste ? Où est la poste ? dit notre professeur et nous, chacun avec son accent et un enthousiasme sans borne, répétons après elle : ou-est-la-poste. Le lendemain, puis les jours suivants nous en sommes toujours là : ou-est-la-poste. Nous apprenons aussi les verbes et la grammaire, je ne comprends rien mais je suis impatient de découvrir les vraies phrases, pour traduire enfin, par mes propres soins, mon long poème en prose surréaliste mais narratif, d'un genre révolutionnaire et lucide, intitulé « Mon âme est un loup solitaire qui mord les pneus de vos voitures de luxe » Madame, demandé-je dans mon anglais approximatif : au bout de dix jours de où-est-la-poste, à un moment on ira un peu plus loin ? Probablement oui, dit-elle, mais il faut que tout le monde, et je répète tout le monde, comprenne notre petite phrase : où-est-la-poste. Nul doute - c'est là que l'intégration arrive -, nul doute il faut que je m'arrange autrement, je vais en ville, je m'assois sur un banc public. Et si je me trouvais une fille comme il faut, une vraie copine française ? Pour fêter cette décision, je m'achète une bouteille de vrai vin rouge.

Donc, si c'est ça choisir une langue, alors j'ai choisi une langue. Il faut dire qu'il y a moment, point très crucial, où votre sac touche le sol, je n'oublierai jamais ce 22 août 1992, il y a un plateau qui descend un petit peu devant la gare de Rennes. Je pose mon sac. Je regarde ma nouvelle terre, mon nouveau pays, je me sens comme un tout petit animal, minuscule, effrayé. Aujourd'hui en Europe il y a la peur des migrants, mais croyez-moi la peur des migrants c'est rien, rien du tout par rapport à la peur qu'un migrant ressent en arrivant quelque part, en terre inconnue. Je pose mon sac et je me sens un tout petit animal effrayé de tout, partout, par n'importe qui, n'importe quoi. Et oui, le malheur d’exil c'est juste la quête de verticalité de l'homme. Tout ce que j'ai fait, regardez dans mon livre il y a pas mal d'épisodes tragiques, comiques, tragi-comiques où la misère frôle le rêve, où le rêve finit dans le caniveau mais tout cela c'est juste pour retrouver cet angle entre le petit animal effrayé et la verticalité de l'homme. Tout ce que je voulais, c'était retrouver cette verticalité et regarder les gens, les Français, à la même hauteur. Écrire dans une langue, c'est vivre dans une langue. Écrire dans une langue, pour un écrivain comme moi, c'est respirer, aimer, chanter, souffrir dans la langue française. À un moment la langue française est devenue mon destin, pas le pays, j'ai vu défiler les présidents, Mitterrand, Chirac, Sarkozy - croisons les doigts pour 2017, il y a des blondes.... Pour n'importe quel écrivain j'espère, mais pour nous les réfugiés certainement, on ne peut plus distinguer sans faire de cassure la langue et le corps de l'écrivain, le destin et l'œuvre : à un moment l'œuvre  devient le destin et le destin devient l'œuvre. La langue que j'ai conquise avec l'arrogance de quelqu'un qui veut apprendre, la langue que j'ai apprise avec une sorte d'espérance folle. Arriver comme réfugié pauvre, déserteur, avec déjà l'idée de devenir écrivain c'est un peu dingue, mais je voulais devenir écrivain français, je me regardais dans le miroir et me disais : qu'est-ce que tu as...? Pour moi, tous les écrivains français ont la barbe, sauf George Sand... Qu'est-ce que tu as d'un écrivain français ? Tu es plutôt bien nourri, en général ils sont plutôt bien nourris n'est-ce pas, et tu peux avoir la moustache et la barbe. Donc tout ce qu'a un écrivain français, tu l'as. Ma langue maternelle est toujours là, on ne peut jamais entièrement détester son pays natal, on ne peut jamais complètement oublier ou effacer la langue maternelle, mais ça donne quelqu'un qui a un très fort accent de cosaque comme moi, heureusement je suis écrivain, je ne suis pas chanteuse à la Jane Birkin ! Quand vous regardez mon livre - même si je suis aussi bien fait que Jane Birkin, n'est-ce pas ? Je plaisante, Jane, sorry -,  vous n'entendez pas que j'ai un accent. J'ai eu un magnifique compliment, toujours à Strasbourg, au grand festival de Bibliothèque idéale, une jeune femme qui me dit : j'ai commencé à lire votre livre, il est remarquablement traduit ! Et dans un autre salon du livre que je sillonne, appelons cela un client, commence à regarder mon livre, de bas en haut : NRF, ça va, roman, puis mon nom et prénom, imprononçables. Je mène un combat acharné depuis un quart de siècle pour que l'on ne prononce pas mon nom à la française « Colique », c'est pas très sexy n'est-ce-pas ? Si on insiste, Colich, Coolique, je dis : oui, je m'appelle Al-Coolique.

 

Akira Mizubayashi

C'est là qu'on voit toute la distance qui le sépare de moi. Nos expériences sont tellement éloignées l'une de l'autre que c'est difficile de trouver un point de croisement et le passage qu'il vient de lire le montre. J'ai lu son roman cet été, et j'ai été touché, bouleversé même, par un certain nombre de pages, à la fois par ce qui me sépare de lui et à la fois par ce qui nous rapproche.

D'abord, ce qui me paraît important de souligner, c'est que dans son cas, il était déjà écrivain dans sa langue maternelle et c'est ce statut d'écrivain qu'il a perdu en fuyant son pays, chassé par la guerre. Être écrivain, c'est quelque chose d'extrêmement précieux pour quelqu'un qui écrit, c'est presque la totalité de la personnalité qu'on s'est forgée, c'est ça qu'il a perdu. Et cela est obsessionnel dans son roman. Dans les premières pages, il ne cesse de répéter : « I'm a writer ». Il le dit partout et il ajoute « bac plus cinq ». Il est déjà écrivain dans la langue qu'il va reconquérir, c'est-à-dire la langue française. Le désir d'apprendre le français, pas tellement, mais le désir de devenir écrivain, ce qu'il était dans sa langue, oui. Alors que chez moi ce n'est pas du tout ça, je n'étais nullement écrivain dans ma langue d'origine. Apprendre le français ne signifiait absolument pas retrouver et reconquérir quelque chose que j’avais perdu dans ma langue. Là, on voit bien que c'est une distance infinie qui nous sépare. Mais, en même temps, il me semble qu’il y a un point de jonction perceptible. Je l'ai dit déjà tout à l'heure, il a fui la guerre, et moi je suis le fils de quelqu'un qui a fui la guerre. J'ai reçu ce désir-là de fuir la guerre, ce n'est pas rien. C'est un sentiment étrange que j'éprouve. Bien que Velibor soit plus jeune que moi, j'ai le sentiment, d’une certaine manière, d'avoir rencontré quelqu'un qui ressemble à mon père.

 

Yvan Amar

Je vous pose Akira la question que je viens de poser à Velibor. Maintenant que vous maîtrisez le français, que vous êtes tous les deux devenus des écrivains en français et que vous êtes publiés chez Gallimard, est-ce que vous écrivez encore en japonais (indépendamment des mails), soit de la littérature, soit sur la littérature, est-ce que pour vous le japonais est une langue d'écriture, ou est-ce que cela ne vous intéresse pas, est-ce que cela vous est interdit, est-ce que le français est votre seule langue d'écriture ?

 

 

Akira Mizubayashi

Cela fait cinq ans que je n'ai pas écrit en japonais, sauf une exception. Car, au mois de juin 2016, dans l'attente d'élections importantes, j'ai osé écrire un texte en japonais, publié dans un livre collectif que j'ai dirigé moi-même, pour intervenir dans un débat sur ce qui se passe, plus précisément sur le projet, extrêmement dangereux à mon sens, de la révision de la constitution de 1947 concocté par le pouvoir actuel.

 

Yvan Amar

C’était donc une prise de position politique.

 

Akira Mizubayashi

Oui, très politique. Mais j'y parle beaucoup du XVIIIe siècle français, de Rousseau, de la culture du salon littéraire où les hommes de conditions différentes se rejoignaient par la vertu de la parole libre. C’est donc un essai qui relève de la critique littéraire et de l’histoire des idées, mais qui, j’espère, a une force d’interrogation sur la situation politique japonaise d’aujourd’hui. Je ne refuse donc pas d'écrire en japonais, mais cela me demande beaucoup de réflexion… Ce que je n'ai pas dit tout à l'heure, c'est que le sentiment de malaise que j’éprouvais envers ce monde qui était difficile à supporter pour moi quand j'avais 18 ans persiste toujours d’une certaine manière. Ce monde, que je qualifie en termes d'« intersubjectivité verticalement structurée, dictée et régie par le principe de domination et de soumission », reste immuable au Japon, et la langue française me permet d'échapper à cette espèce de prison.

 

Yvan Amar

C'est vraiment intéressant : la langue française telle que vous en parlez, est une langue libératrice.

 

Akira Mizubayashi

Oui. C'est une libération.

 

Yvan Amar

Vous vous êtes libéré de quelque chose, d'une certaine façon d'un conditionnement, mais ce n'est pas n'importe quoi qui vous a intéressé hors de la culture japonais : c'est la langue française, puis c'est le XVIIIe siècle et c'est Rousseau - vous êtes principalement un rousseauiste -, et en particulier Le Contrat social. Vous dites dans votre livre sur l'errance que toute la société japonaise se construit en négatif par rapport à ça, l'idée même de contrat social est impossible, c'est presque le contraire : la société préexiste à l'individu et ce n'est pas une collection d'individus qui ont décidé un jour de fonder une société - ce qui est un petit peu l'image centrale du contrat social. C'est ce qui vous gênait dans la culture japonaise qui a conditionné votre entrée dans la culture française ? Vous avez trouvé l'exact symétrique contraire dans la culture française de ce qui vous gêne au Japon.

 

Akira Mizubayashi

Oui, je peux le rationaliser de cette façon-là maintenant, mais je n'étais pas conscient à 18 ans de cette dimension d'absence de contrat social.

 

Yvan Amar

Mais c'est cela que vous êtes allé chercher dans la culture française.

 

Akira Mizubayashi

Oui, je cherchais quelque chose sans doute et quand je l'ai lu - je me souviens encore de mon premier contact avec cette œuvre majeure de Rousseau -, ce fut un éblouissement total, c'est pourtant un livre archi difficile.

 

Yvan Amar

C'est le premier livre de Rousseau que vous avez lu ?

 

Akira Mizubayashi

Non, ce n'est pas le premier, c'est plutôt un des derniers. J'ai commencé par le Premier discours, le Deuxième discours, Émile, Les Confessions, La Nouvelle Héloïse... et l'œuvre la plus abstraite, la plus théorique qu'est Le Contrat social est venue tardivement chez moi, mais quand je l'ai découverte, quel éblouissement, voilà un monde que nous n'avons pas dans la société japonaise. Tout le combat que j'ai mené sur le plan de la recherche littéraire, sur le plan de l'enseignement que je poursuis encore, jusqu'en mars 2017, moment que j'attends avec une certaine impatience pour partir à la retraite. J'ose espérer que ma présence au Japon a un certain sens, de cette façon-là.

 

Yvan Amar

Alors, puisque je suis un peu obstiné, Velibor Čolić, est-ce que je peux vous reposer cette question à laquelle tout à l'heure vous ne répondiez pas ? Maintenant que, justement, vous le maîtrisez et que vous écrivez en français, le plaisir est là d'une certaine façon, - c'est toujours difficile d'écrire, mais il y a toujours un plaisir à le faire et en tout cas une fois que c'est fait - est-ce que vous avez parfois, ou jamais, la tentation de revenir à votre langue maternelle pour écrire, ou pas ? Comment se joue votre rapport à cette langue dans laquelle vous avez été écrivain, ce n'est pas comme si vous n'aviez jamais écrit dans votre langue, vous avez commencé comme ça. Et maintenant ?

 

Velibor Čolić

Est-ce que vous me demandez si je veux rentrer dans mon pays, ou pas ?

 

Yvan Amar

Non, ce n'est pas la question que je vous pose, mais ici, vivant en France, à Douarnenez ou à Paris, est-ce que de temps en temps vous avez la tentation d'utiliser votre langue maternelle pour faire de la littérature ?

 

Velibor Čolić

Oui, dans la vie d'un écrivain, il y a toutes ces questions de langue, changer ou pas de langue, métaphysiques ou pseudo-métaphysiques. Il y a aussi la question pratique, peut-être que je peux changer de langue mais mon loyer, il est français. Peut-être que je peux écrire en serbo-croate mais mon abonnement Internet, il est français, ma boulangère est bretonne mais elle a un passeport français, mon libraire vend des livres en français. Donc, il y a un moment où un réfugié comme moi doit décider, j'ai beaucoup trop traîné, il me semble, comme apatride dans cette Europe. Au moment où vous demandez l'asile politique, c'est le passeport que vous donnez à l'OFPRA qui décide de votre pays d'origine et de votre nationalité. À ce moment-là je n'avais que le passeport yougoslave et pendant des années j'étais réfugié yougoslave, on vous interdit alors de retourner dans votre pays d'origine, en Yougoslavie, ce qui ne m'a pas empêché d'aller en Bosnie, en Croatie, en Serbie. Et parfois je disais : vous voyez comment l'administration tombe dans son propre piège - il fallait être Yougo pour exposer leur système -, vous pouvez ajouter la Yougoslavie, Tchécoslovaquie, l'Allemagne de l'Est et l'URSS. Écrire en serbo-croate, pourquoi pas, mais si vous réussissez à gérer mon loyer pendant un an.

 

Yvan Amar

Ce n'est pas uniquement pour payer son loyer, c'est important mais...

 

Velibor Čolić

Pas que. Mais, aussi. Désolé, j'étais journaliste et je n'ai rien d'autre que cela. L'autre côté c'est que moi, j'écris et Gallimard me publie. Est-ce que vous connaissez, dans l'histoire la littérature contemporaine en français, quelqu'un dans ma situation qui a arrêté ? Ce n'est pas moi qui vais arrêter. Plus sérieusement, je pense que je vous ai répondu, on n'écrit pas QUE pour payer le loyer mais si vous étiez QDF – quelques domiciles fixes – ou PDF – plusieurs domiciles fixes – si vous aviez passé novembre, décembre, janvier, février dans les rues de Paris, vous comprendriez ce que cela veut dire : pour moi c'est énorme d'avoir une maison et de payer le loyer. Je n'écris pas que pour le loyer mais cette idée de l'abri, qui ne me quitte jamais, est très, très, très importante pour moi. Vous avez tous les droits de me traiter de matérialiste ou de capitaliste, mais j'écris dans la langue où j'arrive à me faire comprendre. Je suis devant vous et vous me comprenez alors cette histoire : est-ce que je vais écrire dans une langue ou une autre, patati patata, c'est très métaphysique, mais je dois vivre. J'exige de ce temps qui me reste encore à vivre, je répète : je suis un survivant et donc tout est bon pour moi. Ces vingt-cinq dernières années, c'est pour moi une cerise sur le gâteau, j'ai failli mourir une fois dans ces putains de tranchées et... non merci. Conformiste, peut-être, mais notre ami Dany Laferrière parlait d'un grand écrivain, philosophe, Charles Bukowski, qui était un grand ivrogne devant l'éternité, et à un moment un journaliste lui demande : monsieur Bukowski, vous étiez SDF et maintenant vous avez une super baraque à Los Angeles, comment ça se passe ? Il dit : écoutez, madame, depuis que j'ai une superbe maison et que je mange un bon steak frites avec une bouteille de bon vin rouge, j'écris mieux que lorsque j'étais SDF.

Je ne sais pas si j'ai répondu, mais je le sens comme ça et je suis vraiment sincère.

 

Yvan Amar

Merci beaucoup. La parole est au public

 

Un intervenant dans le public

Bonjour. Est-ce que le fait d'habiter en Bretagne peut être un facteur de votre inspiration littéraire ? Parce que je connais très bien Kenneth White, qui habite en Bretagne, qui écrit en français parfaitement mais qui est inspiré par son terroir breton.

 

Velibor Čolić

Terroir breton.  J'habite en Bretagne,  je ressemble à un Breton, comme vous le voyez, cent pour cent « pâté Hénaff », mais malheureusement, non. Indirectement, oui. Pour un montagnard c'est assez extraordinaire, j'ai appris à vivre à côté et avec l'océan qui est magnifique. J'ai eu une fois un prix littéraire, je me suis dit : la vache, je suis important ! Tu sors, tu vois l'océan et tu te dis : mais non, je ne suis pas important. Le gens, le climat, le temps, le soleil, le beau temps breton - en Bretagne il ne fait pas beau juste en juillet et août -, le reste  du temps il fait très beau, les gens disent : il faut que les Parisiens quittent la Bretagne pour que le soleil revienne. J'habite à Douarnenez, extrême pointe, et pour nous Paris commence à Quimper, il y a nous, New York en face et Paris et tout le continent. Quand les gens disent : je viens de Nantes. Parisien. Je viens de Lille. Parisien. Je viens de Berlin-Est. Parisien. Donc malheureusement ce terroir-là, la mer, les goélands,... non pas dans mon œuvre, j'ai mes histoires à raconter ? Mais indirectement, je me sens très, très bien en Bretagne, il est bien évident que ça aide. Pour la première fois dans ma vie, montagnard en Bosnie, je vis à côté de l'océan qui est formidable même quand il fait beau, mais surtout pendant les tempêtes. Non, la Bretagne n'est pas là. Peut-être que je vais aller m'installer à Marseille pour écrire sur la Bretagne, pour moi il faut quitter pour écrire.

 

Un intervenant dans le public

Bonjour et merci messieurs. Je fais une hypothèse : en choisissant d'écrire dans une autre langue que la vôtre, au fond vous quittez la langue des vivants et c'est comme si vous choisissiez une langue, qui n'est pas la vôtre, qui serait celle des morts. Non pas qu'il y a un lien entre la langue de l'autre et la mort, la limite absolue de toute la condition humaine, mais comme si l'on devinait que les morts que l’on quitte parlent désormais quelque chose d'autre que les vivants que l’on quitte. C'est donc une sorte d'aventure dans les langues qui serait comme un passage qu'on trouverait pour continuer à parler avec les morts ?

Velibor Čolić

C'est très beau.

 

Yvan Amar

Qu'est-ce que vous en pensez ? Est-ce que vous abordez aux rives d'une langue morte lorsque vous écrivez en français ?

 

Velibor Čolić

C'est la classe !

 

Akira Mizubayashi

La littérature, c'est une longue conversation ininterrompue avec les morts. Et c'est vrai que je suis entré dans la langue française par la porte de la littérature. L'écrit a précédé l'oral, chez moi.

 

Velibor Čolić

Et pour moi, c'est pour quitter la douleur, pendant les premiers mois de mon exil. Il faut dire que je suis comme un drôle de réfugié. Pendant ces quelques mois que j'ai été dans la tranchée, je prenais des notes en cachette sur un carnet, il ne fallait surtout pas que mon capitaine me voie, c'est le cauchemar de tous les capitaines au monde, avoir un soldat lettré, non, il faut un illettré, il faut un patriote ... Donc j'avais rapporté ce carnet que j'avais gardé, avec mes petites notes, pas du tout des observations sur la guerre. Et en relisant ces petites notes, prises en cachette, comme un boomerang, la douleur, la tristesse, la colère de mon pays natal m'ont frappé, et je me suis dit tout bêtement : apprend le plus rapidement possible la langue française comme ça ta douleur restera dans ta langue natale. Ce n’est pas vrai. Mais c'était aussi un moteur, pour moi, pour apprendre la langue française, cette question m'a traversée bêtement. Bien évidemment que la douleur ne nous quitte pas, elle change de forme, la douleur que j'ai sentie en arrivant en France c'était comme une énorme montagne devant moi, et puis avec le temps, comme chantait Léo Ferré, c'est devenu un rocher et maintenant je porte un caillou noir mais à jamais dans mon cœur.

 

Un intervenant dans le public

Bonjour, je voudrais vous poser une question sur les interactions dans votre vie et dans votre travail entre le contexte qui vous a permis d'acquérir une certaine liberté et de faire des choix, la conscience, l'esprit, la langue et le retour ou pas.  C'est la question entre ce qu'on a été, ce que l'on ne veut plus que soit le pays duquel on sort et l'action qu'on entreprend pour le changer. Ces interactions qui sont là, comment les vivez-vous et quel espoir nous donnez-vous pour le futur ?

 

Akira Mizubayashi

Je vis ce va-et-vient avec une certaine douleur, oui, ce n'est pas facile le passage d'un pays à l'autre. Je suis arrivé avant-hier à Paris. Qu'est-ce qu'on est bien d'être ailleurs ! Ce sentiment de libération, je ne l'ai jamais en rentrant au Japon. Parce que je ne suis pas étranger là-bas et que je suis étranger ici. Mais, d'une certaine manière, par le biais de la langue française qui est devenue la mienne, en quelque sorte, je suis étranger là-bas et je profite de cette situation d'étranger pour dire certaines choses qui ne sont pas énonçables par un Japonais qui ignore cet ailleurs.

 

Yvan Amar

Cela aussi est étonnant chez vous car vous parlez du Japon comme si vous étiez un étranger au Japon. J'ai l'impression parfois que vous êtes capable de discerner des choses dans la culture japonaise qu'on ne peut apparemment discerner que si l'on vient d'une culture autre et pourtant vous avez les deux, vous dites que le Japon est un pays où l'on ne peut pas être à la fois « dedans » et « dehors », mais vous vous êtes « dedans » et « dehors », ce qui vous donne cette acuité de vision tout à fait particulière.

 

Akira Mizubayashi

C'est ce qui est rendu possible par le détour de la langue française. Si on n’a pas ce détour, on n'aura jamais cette vision d'ensemble que donne le fait d'être à la fois à l'intérieur et à l'extérieur, c'est une position privilégiée en quelque sorte. J'ai écrit dans Petit éloge de l'errance, tout un chapitre sur un mot japonais qui est extrêmement révélateur de la mentalité sur cette distinction entre le dehors et le dedans, et le fait de ne pas pouvoir être à la fois dehors et dedans. C'est un peu compliqué, mais c'est un mot qui le signale et j'ai dit tout à l'heure que dans le phénomène actuel de retour d'un certain type de despotisme en tant que refoulé politique dans le pays que j'habite, la langue a une certaine responsabilité parce que c'est cette langue qui produit cette perception de l'espace, et l’on est prisonnier de cette perception quand on ne connaît que sa propre langue. Je ne sais pas si c'est une chance pour moi, en tout cas c'est une chance qui s'accompagne d'une grande douleur parfois, car c'est une sortie hors de ma culture, hors de ma langue, qui m'a permis de regarder de loin le paysage de mon monde, du monde auquel je suis forcé d'appartenir.

 

Velibor Čolić

De mon côté, j'ai une petite histoire. Il y a une dizaine d'années, l'ambassade de France m'invite à Sarajevo – chez moi donc, en Bosnie -, pour travailler un peu avec quelques étudiants qui étudient la langue française. Je me retrouve donc dans la ville qui est complètement changée. Le temps passe, les villes changent et nous changeons aussi. Sarajevo, c'est un peu particulier car il y a eu beaucoup de destructions. Je me balade comme un étranger absolu : les hommes de ma génération sont soit morts au champ d'honneur, soit en exil. À un moment j'entends quelqu'un appeler : Velibor, Velibor ! Je me retourne et retrouve un copain de fac. Comme on fait dans les pays des Balkans, on va tout de suite dans le premier bistro, et on commence à boire, et on discute et je me dis dans ma petite tête : ouf, enfin, tu es dans ton pays, dans ta ville, dans ton bistro et tu parles ta langue maternelle ! Mais à un moment il me dit : Velibor, attends, comment tu parles, t'as un accent ! Et en rentrant chez moi en France, à Paris, j'ai pensé : voilà une des définitions, pas la seule mais une des définitions d'« étranger », c'est d'avoir un accent partout, y compris chez soi. Et je me suis dit : mon petit gars, voilà ton destin, jusqu'à ton dernier souffle, partout où tu iras, peu importe quelle langue tu prendras comme airbag, comme je disais, tu seras un homme avec un accent. Voilà ma réponse, monsieur, c'est : je suis un homme avec un accent.

 

Yvan Amar

Encore une chose qui vous différencie tous les deux.

 

Akira Mizubayashi

En rapport avec ce que vient de dire Velibor, j'ai envie de citer un passage de Saïd que j'aime beaucoup, dans son livre majeur, L'Orientalisme, à propos d'un théologien du XIe siècle qui s'appelle Hugues de Saint-Victor. L'homme qui trouve douce sa patrie est encore un tendre débutant, celui pour lequel tout sol est comme son sol natal est déjà fort, mais celui-ci est parfait pour qui le monde entier est comme un pays étranger. Je crois entendre dans la petite histoire de Velibor des échos lointains de cet aphorisme venant du XIe siècle.

 

Yvan Amar

Tout à l'heure on entendait que Dany Laferrière était citoyen du monde et bien on en arrive à quelque chose qui lui correspond tout en étant, là encore, pratiquement le symétrique inverse. Merci à tous les deux.