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Table ronde modérée par Annick Rivoire, journaliste
avec : Guillaume Husson (chef du département de l'économie du livre, DLL), Matthieu de Montchalin (directeur de la librairie L'Armitière, Rouen), Jean-Marie Ozanne (directeur de la librairie Folies d'encre, Montreuil), François Rouet (économiste statisticien auteur de Mutation d'une industrie culturelle, La Documentation Française, 2007).

Alain Absire
Je remercie les auteurs, éditeurs, bibliothécaires, diffuseurs, juristes, journalistes, venus participer à cette seconde journée de notre forum, qui rassemble tous les métiers du Livre. Hier nous avons envisagé ensemble l'avenir et le contenu de l'oeuvre de création par l'écrit. Puis nous nous sommes intéressés aux perspectives de l'édition face à la numérisation et à la question de l'implication de l'auteur dans l'économie du Livre.

Dans son édition de ce matin, Libération a estimé que nous avions choisi d'avoir une vision résolument optimiste... Il est vrai que nous espérons rassembler nos quatre professions autour des pratiques et des usages communs qui permettent au livre et à la lecture de perdurer, voire de trouver un nouvel élan, en particulier grâce aux nouvelles possibilités de diffusion numérique.

Annick Rivoire
Tout le monde a en tête l'image du libraire de quartier, qui connaît bien son fonds, qui donne des conseils... Cette figure est-elle en voie de disparition ? Dans cette chaîne du Livre bouleversée par le numérique, la librairie indépendante occupe une place particulière, qui demande que l'on en dresse un état des lieux. Si la loi Lang de 1982 a permis de pérenniser l'existence de la librairie indépendante, quid de l'avenir de cette exception culturelle française ?

Jean-Marie Ozanne
Il faut souligner que le législateur n'a pas voté une loi pour défendre le petit commerce de la librairie, mais pour assurer la bibliodiversité. Prenons le contre-exemple anglais : en l'absence de prix unique du livre, un certain nombre d'éditeurs commencent par aller voir les acheteurs pour leur proposer le projet éditorial avant même d'envisager de signer avec l'auteur. Dès lors disparaît ce qui est l'essence de ce métier d'éditeur, c'est-à-dire le risque éditorial. Nous ne sommes plus dans une logique d'offre, de prototype, mais dans une logique de produits répondant à une demande, elle-même définie par les acheteurs des grandes chaînes.

En France, la voie suivie doit beaucoup à l'engagement d'un éditeur, Jérôme Lindon, qui a insisté sur le caractère essentiel du risque éditorial. Grâce à quoi nos enfants et nos petits enfants pourront encore bénéficier d'un très vaste choix.

Certes, la politique du prix unique a fait disparaître la concurrence sur les prix, hormis une possibilité de remise de 5 %. Mais cela donne aux libraires une responsabilité vis-à-vis de l'offre : ils doivent présenter les nouveautés, et au-delà, la création. La loi fait aussi obligation aux libraires d'accepter les commandes à l'unité. Cela concerne en France 650 000 titres disponibles, sachant que le plus gros magasin de livres n'en compte que 150 000. Il s'agit donc d'une seconde responsabilité, cette fois vis-à-vis de la demande. Au-delà de son obligation d'entrepreneur (faire vivre son entreprise), le libraire a ainsi une obligation sociétale. Avec le temps, cette utilité publique a fondé une véritable identité professionnelle des libraires indépendants.

Cette loi a modifié également l'équilibre des pouvoirs au sein de la chaîne du Livre. Dans le domaine agricole, comme l'illustrent nombre de manifestations de petits producteurs, le pouvoir revient au vendeur final. Avec la loi Lang, la prééminence est donnée à l'éditeur : parce qu'il fixe les prix, il est responsable de la chaîne dans son ensemble.

Selon l'article 2 de la loi, les libraires doivent vivre avec des remises calculées selon des critères qualitatifs plutôt que quantitatifs. Cet article vise à énoncer les règles du jeu, afin que les libraires puissent trouver leur place malgré ce pouvoir et cette responsabilité donnés aux éditeurs. De fait, il est fréquent que l'un et l'autre se chamaillent, c'est un euphémisme. La loi, en consacrant la notion de chaîne du Livre, à fait des éditeurs nos partenaires. Nous aimerions simplement que cette interdépendance dans la chaîne du Livre soit plus respectueuse de l'ensemble des maillons, dont le plus faible, la librairie.

Annick Rivoire
En termes économiques, la numérisation a-t-elle mis à mal la librairie indépendante ?

François Rouet
Nous avons tous à l'esprit la crise qui frappe un secteur voisin, celui de l'industrie du disque. Mais force est de reconnaître que la baisse du chiffre des ventes, évaluée à 15 % par semestre, n'a pas causé de dégâts irrémédiables chez les disquaires indépendants, puisqu'ils avaient presque tous déjà disparu... Ce qui est, après le cas britannique, un autre contre-exemple de non régulation. L'écrit n'est pas dans la même situation face à la numérisation, qui ne se fera pas de la même manière que pour la musique ou le film. Mais il subira lui aussi cette révolution, pour laquelle quelques lignes de force peuvent d'ores et déjà être identifiées.

D'abord, la montée de la vente en ligne. Elle ne représente encore que 5 % des ventes au détail, mais elle donne l'impression que l'on peut tutoyer l'exhaustivité de l'offre en quelques clics. La vente en ligne et plus largement le développement de l'internet, encouragent par ailleurs la montée de grands acteurs étrangers à la chaîne du Livre, tels que Amazon, Google, Yahoo, Microsoft... Leur envergure suffit à souligner le danger qu'il y aurait à les négliger, d'autant plus que leurs intérêts stratégiques sont étrangers à la chaîne du Livre. Leur intervention va produire des transformations profondes, avec des propositions de feuilletage en ligne, de téléchargement et d'édition en ligne... Il faudra être en mesure de peser sur cette évolution.

Parallèlement à la vente en ligne, on observe une montée de l'information en ligne, qui concerne aussi les livres. Au-delà de Google, les clients vont de plus en plus sur les sites des libraires pour s'informer sur les ouvrages avant de venir en magasin, ou bien visitent des librairies en ligne uniquement pour des recherches bibliographiques. Tout cela dans un contexte d'incertitude sur le rôle que peut jouer le conseil dans une librairie. De fait, on relève chez les libraires des opinions très contrastées concernant l'existence d'une demande de conseil de la part du public.

La numérisation est donc à l'origine de beaucoup de mutations du contexte dans lequel vit la librairie indépendante, mais d'autres raisons pèsent sur son évolution.

En premier lieu, elle paye au prix fort sa raison d'être et sa qualification : coûts de personnel à hauteur de 18 %, charges de trésorerie pour maintenir un fonds... En deuxième lieu, elle souffre d'une rentabilité globalement insuffisante, qui provoque une incapacité à financer le développement et une fragilisation face aux chocs conjoncturels, tels que l'augmentation des baux commerciaux en centre-ville. Enfin, la librairie indépendante est extrêmement diverse, ce qui rend son appréhension complexe, avec des figures opposées qui sont d'une part les grandes librairies capables de discuter d'égal à égal avec l'édition, et d'autre part les petits points de vente dont l'avenir ne dépend pas toujours du livre. Entre ces deux figures se situe le niveau intermédiaire et peu étudié jusqu'à très récemment, des librairies moyennes, le tout dans des contextes urbains et des zones de chalandise très différents.

Matthieu de Montchalin
La librairie indépendante doit aujourd'hui faire face à de multiples défis. Outre la stagnation, voire la régression du marché du Livre, le libraire est confronté à une hausse générale des charges, qu'ils s'agisse des salaires, des baux commerciaux, des frais de transport, des frais de publicité et d'embellissement, ou encore des frais liés à l'Internet. Au regard du banquier, cette concomitance de la baisse des recettes et de la hausse des coûts n'est pas de bon augure pour l'avenir du métier. Toutefois, la comparaison avec le secteur du disque donne quelques raisons de garder espoir : le livre aurait pu s'effondrer beaucoup plus vite... Pour le moment, 95 % des achats continuent de se faire dans des lieux physiques plutôt que virtuels, dont la part de marché dans cinq ans devrait atteindre 10 %. La vente par correspondance du livre, qui n'est pas un phénomène nouveau, va continuer à se développer via le Net. Mais je ne crois pas que l'on assistera à un raz-de-marée.

Si l'Internet donne l'illusion de tutoyer l'exhaustivité de l'offre, il donne surtout l'embarras du choix, problématique tout aussi importante ! Je ne me réfère pas aux étudiants ou aux chercheurs, mais au public de littérature générale, depuis la fiction jusqu'aux essais. On le sait, la plupart des clients entrent dans une librairie sans savoir vraiment ce qu'ils veulent. Cette part importante d'achats d'impulsion, qui surviennent à partir de critères subjectifs ou non conscients à l'intérieur de la librairie, continuera selon moi d'exister. Je ne crains donc pas un effondrement de notre marché, mais chaque aléa, chaque petite crise met en danger le libraire. A cause de la financiarisation de l'économie, les banques deviennent méfiantes et tout incident de paiement peut entraîner une spirale infernale. La crise récente des liquidités aux Etats-Unis est du même registre : il s'agit avant tout d'une crise de confiance. Nous devons donc faire attention aux problèmes de trésorerie, potentiellement très graves.

La loi Lang a permis d'inventer les premières règles de développement durable dans la chaîne du Livre. Jérôme Lindon, son promoteur, a aussi été l'un des initiateurs de l'ADELF, qui avec la participation du CNL permet de booster la capacité d'investissement des libraires, mais aussi de les soutenir dans les moments difficiles. C'est une force importante, rendue possible grâce à un partenariat réunissant les éditeurs, le ministère, ainsi que France Loisirs.

Oui, le pouvoir est dans les mains des éditeurs dans la chaîne du Livre. Mais nous entrons dans un nouveau paradigme, qui va remettre en question cette place première de l'éditeur. Nous sommes actuellement les petits poissons de la chaîne du Livre, mais bientôt s'annonce l'arrivée de gros requins appelés Amazon ou Google, puis des grands fabricants de e-book, qui tous raisonnent de façon mondiale. Or, nous avons aujourd'hui la capacité d'agir collectivement de façon à former un contrepoids, à la fois face à la grande distribution et face à l'Internet et aux acteurs du numérique. Il faudrait pour cela que les éditeurs fassent en sorte que les libraires indépendants continuent à jouer un rôle dans l'économie numérique du Livre, ce qui suppose que la diffusion de fichiers numériques ne soit pas immédiatement sous-traitée aux plus grands groupes, mais qu'ils puissent aussi être mis à disposition des libraires. A charge pour ces derniers de se regrouper, ce qui est l'un des objectifs du projet de portail du SLF. Il n'est pas trop tard : si les éditeurs décident de maintenir les librairies dans l'économie numérique du Livre, de la même manière qu'ils cherchent y maintenir la place de l'auteur en défendant le droit d'auteur, alors nous pourrons mettre en place des contrepoids locaux.

Une librairie indépendante, même importante, ne pèse pas grand-chose dans l'économie du Livre. Mais la disparition d'une librairie, c'est aussi la disparition de milliers de titres et d'auteurs, qui ne trouveront plus leur place dans une ville ou une région. A mon sens, ce sera la même chose avec les fichiers numériques. Comment un client trouvera-t-il votre texte numérisé sur un site où tout sera payant, où l'ordre du référencement sera déterminé par des moteurs de recherche dont on connaît la logique commerciale ? Le rêve des auteurs de bénéficier par l'Internet d'une accessibilité instantanée au monde entier achoppe sur la question cruciale de la visibilité, qui sera nulle. En revanche, n'importe quelle librairie, malgré le resserrement général des stocks, est en mesure d'offrir une visibilité physique à des milliers de titres. Si les éditeurs en prennent conscience, alors tout est possible.

Guillaume Husson
L'un des postulats qui orientent le travail du ministère de la Culture est la pérennité d'un réseau de librairies. Certains secteurs, comme les ouvrages juridiques, sont il est vrai déjà entrés dans l'univers de l'économie numérique, mais ces secteurs éditoriaux ne sont pas au coeur de l'offre en librairie. On pourrait dès lors envisager une certaine complémentarité, même si certains périmètres risquent d'être disputés, notamment concernant les sciences humaines. Mais le numérique va aussi produire ses contre-effets, en particulier une recherche accrue de proximité.

Convaincu de l'avenir de la librairie indépendante, le ministère de la Culture souhaite conforter ce réseau où les plus fragiles sont les librairies qui réalisent moins d'un million d'euros de chiffre d'affaires comme la montré la récente enquête que nous avons conduite avec le SLF et le SNE. Dans un contexte de hausse des charges et de stagnation de la rentabilité, les librairies, pour la plupart, s'en sortent malgré tout sur le fil du rasoir si l'on s'en réfère au très faible taux de sinistres relevé par les dispositifs d'aide à la librairie. Suite au rapport de la mission Livre 2010 et au rapport commandé à Antoine Gallimard, le ministère réfléchit à la mise en place de nouveaux dispositifs d'aide, assortis de mesures fiscales spécifiques et d'un plan d'aide à la transmission.

Le numérique représente à la fois une opportunité pour la diffusion de certains contenus et une menace pour certains secteurs éditoriaux vendus en librairie, mais nul ne sait encore comment s'organisera cette concurrence, qui pourrait laisser place à une certaine forme de complémentarité dans la mesure où l'un n'effacera pas l'autre.

La loi Lang, s'appliquait à une chaîne économiquement assez homogène. Aujourd'hui, les évolutions observées avec l'arrivée de nouveaux acteurs concernent l'édition mais aussi la diffusion. De plus en plus de groupes de communication bâtissent une offre de contenus dans laquelle le livre n'est qu'un support parmi d'autres, à l'image des autres acteurs sur Internet ou provenant de la grande distribution. Il y a là un enjeu majeur : comment les dispositifs de régulation prévus par la loi vont-ils pouvoir continuer de s'appliquer dans une logique qui déborde le seul secteur du Livre ?

Jean-Marie Ozanne
A la fin du 19ème siècle, un confrère écrivait que la librairie serait bientôt morte. La cause en était la bicyclette, qui allait détrôner le livre jusque là au centre des loisirs. Plus tard, l'arrivée de la télévision donnera lieu au même sombre pronostic...

Je voudrais souligner, concernant les nouveaux acteurs, la manière dont ils se servent du livre, avec des stratégies qui se situent hors du circuit économique du Livre. Une des forces de ces acteurs réside dans leurs fichiers, qui sur le Net permettent une efficace fidélisation de la clientèle. Notre seule défense possible est de les faire entrer dans le cadre juridique de la loi Lang. Prenons par exemple les frais de port, offerts par un certain nombre d'acteurs sur l'Internet. Concernant le livre de poche, par exemple, cela équivaut à une remise supérieure à 5 %, donc illégale. Nous avons réussi à les faire condamner en première instance et en appel, mais sans conséquence notable pour le moment. Ce serait formidable si nos partenaires éditeurs pouvaient prendre le relais de nos actions.

Annick Rivoire
Des libraires mettent en ligne leur fonds ou passent des accords avec des distributeurs, certains éditeurs se mettent à la distribution tandis que des auteurs deviennent auto éditeurs... Que signifie ce brouillage des métiers de la chaîne ?

Jean-Marie Ozanne
D'autres époques ont connu ces effets de brouillage, ne l'oublions pas ! Prenons le cas assez récent des livres vendus avec la presse : il s'agissait bien d'un brouillage, effectué au coin de la rue... En France ce chapitre est provisoirement clos car les éditeurs ont joué le jeu, mais en Italie les libraires continuent d'en souffrir. Le rôle du libraire n'est pas terminé, c'est vrai, encore faut-il qu'il puisse être à l'avenir un acteur de choix sur les fichiers numériques.

Matthieu de Montchalin
Nous essayons de nous organiser en faisant la promotion d'un portail des libraires, pour la simple raison que les sites se comptent désormais par centaines, sans parler des blogs. Au-delà des quelques sites de vente mis en place par les plus grandes librairies indépendantes, il est essentiel pour tous d'entrer dans une démarche de mutualisation des moyens, ne serait-ce que pour améliorer la qualité des sites, qui restent à des années-lumière des avancées technologiques proposées par les grossistes. Nous avons conscience qu'il faut dépasser le stade du blog et nous saisir des outils technologiques toujours en évolution pour demain proposer du podcast, du feuilletage en ligne, des téléchargements... En nous regroupant, nous devenons des interlocuteurs auprès des prestataires techniques, mais aussi auprès des éditeurs, des pouvoirs publics et des auteurs.

Avec une seule adresse, il sera possible d'irriguer l'ensemble des librairies indépendantes, et leurs clients, sur l'Internet. La mise en place de ce portail est possible car nous ne sommes pas concurrents entre nous. Nous sommes avant tout des confrères, surtout si nous ne travaillons pas dans la même ville ! Et même dans ce cas, nous savons nous regrouper en association, comme à Rouen par exemple, où nous avons répondu ensemble à un appel d'offre de la bibliothèque départementale de prêts. Nos vrais concurrents sont la Fnac ou Virgin, pas ceux qui partagent notre conception du métier. Nous faisons du conseil, chaque libraire à sa façon, et cette subjectivité assumée et argumentée est justement ce que le client demande à la librairie indépendante, avec son offre riche et diverse.

Notre projet de portail en est actuellement à la recherche de partenaires industriels et financiers. Il ne s'agit pas de reproduire Amazon, mais de faire entendre une voix différente. L'affaire est complexe, car étant indépendants nous n'avons pas les moyens de financer tout cela sur nos fonds propres. Mais nous devrions pouvoir convaincre nos futurs partenaires, sachant que la grande majorité des libraires sont aujourd'hui d'accord sur le constat, sur les enjeux et sur la direction à prendre. Début 2008, les choix opérationnels et technologiques devraient être entérinés, avec une apparition sur la toile prévue dans le courant de l'année.

Annick Rivoire
Où en est-on de cet autre projet d'une labellisation des librairies indépendantes ?

Guillaume Husson
Ce label proposé par Antoine Gallimard dans son rapport n'est pas conçu comme une arme de guerre contre d'autres circuits. Le rôle du ministère n'est pas de lutter contre la concurrence, quelles que soient ses nouvelles formes. Des secteurs entiers de l'édition ne passent pas - ou peu - par la librairie, qui a toujours connu cette diversité et ce brouillage des frontières. L'enjeu est de faire en sorte que la librairie, dont on sait qu'elle constitue le circuit qui, pour l'essentiel, porte la diversité de l'offre, puisse conserver les moyens lui permettant d'exercer ce rôle.

Le label recouvre un certain nombre de critères qui doivent nous permettre de circonscrire le champ des bénéficiaires des nouveaux types d'aide. On sait, dans l'application de la loi Lang, qu'il est difficile de mesurer le qualitatif. Si l'on veut négocier avec le ministère des finances une exonération sur tel ou tel type de taxe, il faut être capable de caractériser le périmètre des bénéficiaires. Cela suppose donc de définir des critères : poids du livre dans le chiffre d'affaires total, poids du fonds, part des frais de personnel, qui révèle un investissement sur la qualification des salariés, etc.

François Rouet
Cette question du label renvoie à la définition de la librairie, qui ne se trouve nulle part, hormis chez les éditeurs avec chacun un classement par niveau qui lui est propre. Pour une profession, il est tout de même important de pouvoir se référer, sinon à une définition, du moins à des éléments objectifs et consensuels susceptibles de traduire une identitée collective.

L'action collective syndicale est souvent proche de l'action économique collective. On le voit avec Datalib, comme avec le projet de portail. Se pose dès lors la question stratégique de l'avenir vers lequel veut aller collectivement la librairie indépendante. Allons nous vers un regroupement des différences, ou bien vers une diversité mise en réseau ?

Alain Absire
Dans le cadre de ce Portail de la librairie, avez-vous déjà pris contact avec des auteurs pour réfléchir à leur éventuelle implication, tant au niveau conceptuel, qu'en tant que futurs liens et relais de votre initiative sur le Net ?

Matthieu de Montchalin
Le portail aura deux axes : d'une part un axe logistique orienté vers la recherche bibliographique, la commande de livres, la vente à distance ou la mise en réservation dans une librairie physique, et d'autre part un axe éditorial illustrant ce que nous faisons tous les jours dans nos librairies, c'est-à-dire l'animation, la mise en avant de thématiques, d'auteurs, de sélections... Tout n'est pas finalisé encore, mais cette partie mobilisera aisément l'ensemble des libraires, qui auront à coeur de montrer leur différence de manière positive.

Les auteurs occuperont donc une place importante dans cet axe éditorial, de la même façon qu'ils ont une place importante dans nos librairies. Lorsque nous en serons au stade de la définition fine de ce contenu éditorial et au stade de la réflexion sur la meilleure façon de le rendre visible, il sera intéressant de consulter les auteurs mais de toute façon un libraire au quotidien ne conçoit pas son fonds sans une politique d'auteur, qu'il s'agisse de sa librairie ou du portail sur l'Internet.

Alain Absire
Nous nous efforçons de convaincre les éditeurs que tout un champ d'autoédition est en train de s'ouvrir, ce qui induit un risque certain pour leur activité d'édition et de diffusion. Comment faire pour les impliquer davantage sur cette problématique ?

Jean-Marie Ozanne
Nous sommes déjà confrontés à une réelle difficulté avec le livre physique, face au fourmillement de la création. Nous connaissons beaucoup d'auteurs, dont certains sont dans la toute petite édition, parfois autoédités. N'importe quelle librairie ne peut être le réceptacle de toute la petite édition ou de l'autoédition, mais toutes les librairies en ont dans leurs fonds. Ordinairement les relations entre les éditeurs et les libraires dépendent d'un protocole des usages commerciaux, mais pour ce qui est de la microédition, nous nageons encore dans un autre brouillard épais.

Matthieu de Montchalin
Nous sommes surtout en demande d'une reconnaissance de la part des grands groupes d'édition de la globalité de la situation. Peut-être y aura-t-il des ouvertures, à l'image de la déclaration du porteparole du groupe Hachette il y a quinze jours dans Livres Hebdo, selon laquelle il faut remettre le livre scolaire sur la table. Rappelons qu'il était le seul dans la loi à avoir échappé au prix unique. Le fait que principal éditeur scolaire dise que le livre scolaire est l'objet de préoccupations et qu'il doit être remis au coeur de la profession est en soi une bonne nouvelle. Car l'économie et la fréquentation des librairies ne sont pas basées uniquement sur la littérature et les sciences humaines, mais dépendent aussi des livres scolaires et universitaires, comme des livres jeunesse ou religieux. La librairie indépendante marche sur plusieurs pattes, qu'il faut renforcer et non amputer si l'on veut rendre service à l'ensemble de la chaîne.

Le problème du livre scolaire n'est pas si éloigné de celui de l'autoédition, dans la mesure où le SLF et les libraires qui se mobilisent pour aller de l'avant considèrent que la priorité est de procéder à une consolidation d'ensemble au niveau macroéconomique. Nous voulons reconstruire l'étage du dessus, pour vérifier que la toiture de l'immeuble tient la route afin de pouvoir discuter sans risque d'inondation. Car nous constatons plusieurs fuites aujourd'hui, à commencer par celle d'un marché universitaire sinistré, avec des auteurs mal payés et des étudiants à qui leurs professeurs actuels ne prescrivent plus, n'étant plus des auteurs de manuels mais des auteurs sur l'Internet... A cet égard, les libraires peuvent avoir un discours de terrain pour expliquer l'aspect dommageable de travaux dont la bibliographie se limite à trois titres. La problématique de l'auteur rejoint ici celle de l'éditeur et du libraire, sur un sujet non concurrentiel : comment faire pour que demain les étudiants se voient de nouveau prescrire des livres ? Faute de concertations de ce type, les années à venir verront l'élimination de pans entiers de l'édition, mais aussi une chute du nombre de lecteurs de livres.

Frédérique Leblanc
Le débat autour du label pourrait être l'occasion de revenir sur la loi Lang, difficilement appliquée à ses débuts, pour en faire enfin sérieusement l'explication et la promotion auprès du public. Mais je voudrais surtout rassurer quant aux bibliographies des étudiants : elle contiennent plus de trois titres... Certes les élèves ont l'habitude de compulser Wikipedia, mais les professeurs refusent ce type de source et les obligent à chercher de la documentation dans les livres. Quant aux professeurs, évalués sur leurs publications, ils continuent d'être des auteurs mais ils ne trouvent plus d'éditeurs ! Et que dire des ouvrages de qualité devenus introuvables en quelques années chez leurs éditeurs, comme par exemple chez Nathan ? Lorsque les éditeurs ne font pas l'effort de rééditer un ouvrage, je trouve d'ailleurs un peu exagéré le fait qu'ils perçoivent de l'argent à chaque fois que nous en faisons un « photocopillage »... Je voudrais enfin dénoncer le comportement déplorable le l'Université et du CNRS lorsqu'ils s'adressent à des grossistes pour commander les livres, simplement par commodité. C'est une absurdité intellectuelle, sur laquelle semble revenir le CNRS, que de commander à des grossistes des ouvrages que nous aimerions voir présentés en librairie...

Guillaume Husson
La communication existe mais je ne crois pas aux affichages 4X3 dans le métro pour expliquer au gens pourquoi ils ne peuvent pas acheter leurs livres moins cher ! Comment va-t-on expliquer au public que son intérêt est dans l'absence de remise ? Nous travaillons en ce moment à une réactualisation du dossier d'explication de la loi, dossier qui compte cent pages ! L'efficacité de la communication se fera avant tout au niveau des acteurs, libraires, éditeurs, bibliothécaires, à qui je souhaite que nous adressions bientôt une plaquette de synthèse de quatre pages rappelant les grands principes, de manière à ce que tout le monde joue le jeu. Lorsque nous avons fait le tour de France des régions pour expliquer la loi de 2003 sur le droit de prêt, cela a permis de faire passer beaucoup d'informations aux réseaux de bibliothécaires et de documentalistes. Ce genre d'initiative, ou une explication d'un libraire à un enseignant sur le fait qu'il ne peut pas lui accorder plus de 5% de rabais, est plus efficace que de grandes campagnes qui nous feront plaisir mais qui ne serviront pas à grand chose.

Jean-Marie Ozanne
Nous avons tendance à considérer, au SLF, qu'il convient de communiquer sur la loi Lang d'abord en interne, notamment en direction des éditeurs qui pour beaucoup ne connaissent pas la loi, surtout son article 2. A partir du moment où les acteurs de la filière ignorent la loi, comment voulez-vous qu'elle soit connue du grand public ? Les libraires sont dans une situation où ils doivent expliquer sans cesse que la défense du prix unique n'est pas le résultat du réflexe corporatiste d'un petit commerce.

Etienne Galliand, directeur de l'Alliance des Éditeurs Indépendants
Nous avons rédigé un appel aux lecteurs, signé par une trentaine de librairies indépendantes et imprimé à nos frais, visant à éclairer les tenants et les aboutissants de la loi. Nous représentons quatre-vingts éditeurs de quarante-cinq nationalités, et notre souci est de créer un maximum de liens avec la librairie indépendante en participant à des actions conjointes, ce qui permettra de sortir d'un corporatisme parfois pesant. En juillet dernier, nous avons organisé à Paris, en partenariat avec la région Ile-de-France et la BNF, les premières assises internationales de l'édition indépendante. Les éditeurs ont parlé de communauté de destin avec les libraires indépendants, et ont appelé à une réflexion sur le sens profond de cette indépendance. Nous sommes ouverts à tout partenariat, et nous observons ce qui se passe ailleurs, même dans des contextes économiques et sociaux différents, afin d'enrichir le débat. Je pense par exemple à « The alliance », initiative qui regroupe en Angleterre sept éditeurs indépendants et un groupe de libraires indépendants.

François Rouet
Ce fil rouge de l'indépendance parcourt en France l'ensemble des industries culturelles, en particulier le cinéma et l'audiovisuel. Ce concept est important, mais étant fortement valorisé il peut charrier des incompréhensions voire des aspects beaucoup moins positifs. Le small n'est pas forcément beautiful : il ne faudrait pas se replier sur ce qui serait une sorte de sous-filière de l'indépendance. L'enjeu de l'indépendance, qui est d'essaimer sur l'ensemble de la filière, n'aurait alors plus aucun sens.

Patrick Altman, éditeur
Le livre a deux qualités qui sont fondamentales pour la libraire. D'abord c'est un objet, ensuite c'est un véhicule de la connaissance et de la culture. C'est un objet transactionnel, et à cet égard il serait intéressant de connaître la part des livres offerts, mais aussi la part des livres achetés et non lus. Car si l'on bascule demain dans un univers numérique où l'on lira de plus en plus sous format électronique, il y a peu de chance que l'on offre un fichier, ou que l'on s'abstienne de lire un fichier acheté. L'objet livre possède donc un statut qu'aucun support ne remplacera, mais qui s'expose à un risque de diminution du lectorat. Selon la dernière étude du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles, on constate une nette baisse du nombre de lecteurs en France, qui plus est corrélée aux générations : plus on est jeune moins on lit... Or, les habitudes de lecture se prennent jeune, pas lorsqu'on devient étudiant. Aujourd'hui, la concurrence est rude pour le livre : télévision, jeux vidéo, Internet, consoles portables... Cette dernière pratique de loisirs doit être particulièrement étudiée, car les jeunes disposent avec les consoles d'un objet portable sur soi, immédiatement disponible et ouvrable, exactement comme un livre.

Quant à l'avenir des fichiers de textes numériques, je ne crois pas trop à leur exploitation tout simplement parce qu'ils sont immatériels. Tout comme les fichiers musicaux, basés sur la copie et donc en pratique gratuits, que personne ne veut acheter ! L'industrie du disque, à l'image de EMI mais aussi de nombreux artistes, semble d'ailleurs se tourner vers une possibilité de téléchargement gratuit légal.
Les libraires, s'ils veulent rester un point d'ancrage dans le secteur, devront toutefois rapidement faire le joint entre le livre papier et les textes numériques.

François Rouet
Les bouleversements induits par le numérique remettent en cause la position et le rôle des différents acteurs, impliquant des transferts de charge importants entre le commerçant et l'acheteur. Face à ces difficultés, on cherche de nouveaux modèles et actuellement la ligne de fuite semble se diriger vers le secteur audiovisuel, avec son solide modèle de gratuité payée par la publicité. Ce modèle, qui peut s'appliquer à l'internet, se complète d'un autre modèle possible, dit présentiel, fondé sur la présence physique. Bien sûr on pense tout de suite au spectacle vivant, mais c'est aussi les musées, et pourquoi pas les bibliothèques... Le livre peut se situer dans ces deux modèles.

Jean-Marie Ozanne
Nous avons la certitude que la librairie aura toujours besoin d'une masse importante de livres physiques. Ne dit-on pas dans l'imprimerie que tel ou tel livre « a une bonne main » ? L'essentiel est de permettre à la librairie de rester un lieu de rencontres dans la cité, quelle que soit son organisation future.

Guillaume Husson
Une des spécificités du monde de la diffusion numérique est le nombre très réduit de ses acteurs, en raison des investissements considérables nécessaires. Le livre est au début de cette évolution, mais il est certain que l'équilibre de la chaîne du Livre sera rompu si l'éditeur de livres se trouve demain face à quatre ou cinq acteurs monopolistiques. L'éditeur ne pourra plus alors exercer sa responsabilité vis-à-vis des auteurs en amont et des détaillants en aval. En Grande-Bretagne, les librairies indépendantes ont quasiment disparu, laissant les éditeurs face à quelques chaînes de librairies qui imposent leurs conditions commerciales, avec des remises pouvant aller jusqu'à 70 %. Certes il n'est pas aisé pour un distributeur de gérer des milliers de points de vente, mais ce foisonnement de diffuseurs et de détaillants est une protection et un atout formidables pour les éditeurs.

Yves-Ferdinand Bouvier
Je voudrais témoigner de la place du livre en milieu académique. A l'université de Genève, jusqu'en 2000, il fallait publier sa thèse chez un éditeur pour recevoir le titre de docteur. Mais face à la difficulté de trouver un éditeur, il est désormais possible de publier sur le site de l'université. Même principe pour mes articles : tous ont été mis en ligne, rédigés en anglais, ce qui permet leur consultation à tout moment et facilite le travail d'annotations et de citation. Je suis donc assez pessimiste quant à l'avenir du livre scientifique sur papier, y compris en sciences humaines.

Matthieu de Montchalin
Abordons encore la question du secteur jeunesse, pour lequel l'avenir serait sombre. On nous dit que les enfants ne savent plus lire, mais vous constaterez qu'ils retrouveront très vite l'usage de la grammaire pour lire le nouvel Harry Potter... Certaines études indiquent que 70 % d'une classe d'âge l'a lu ! La vitalité du secteur jeunesse en librairie montre que les enfants lisent. Peut-être pas tous les enfants : il y a toujours eu une ségrégation sociale autour du livre. Quoi qu'il en soit, les clients âgés ne sont pas remplacés par les générations suivantes, celles des enfants de 68 qui ont profité de la télévision, de la vidéo ou des voyages, et qui lisent moins que leurs parents. Mais peut-être une certaine forme de culpabilité, associée au désir de donner toutes ses chances à l'enfant-roi, va-t-elle les pousser à acheter des livres uniquement pour leurs enfants, pour leur redonner une place dans leur chambre comme dans leurs loisirs.

Jean-Marie Ozanne
Il est tout de même frappant, avec Harry Potter, de voir à que point on peut se tromper : combien de fois n'avons-nous pas entendu, dans nos librairies, que les enfants ne lisaient plus, ou alors seulement
des textes simples et courts ?

Annick Rivoire
Je vous remercie.