Table ronde modérée par Mohammed Aïssaoui, journaliste (Le Figaro)
avec : Stéphane Audeguy (écrivain), Olivier Mannoni (président de l'ATLF), Christian Roblin (directeur de SOFIA), Olivier Rubinstein (directeur général de Denoël).
Mohammed Aïssaoui
J'introduirai cette table ronde en citant Bernard Lahire, un sociologue, qui a écrit un passionnant essai La condition littéraire, soustitré La double vie des(écrivain), Olivier Mannoni (président de l'ATLF), Christianons économiquement les plus faibles de la chaîne que forment les différents professionnels du livre. » Pour pouvoir travailler, estime-t-il, les écrivains doivent exercer une seconde profession.
Il s'agit aujourd'hui de mettre en lumière le rôle de l'auteur dans l'économie du livre. Comment ces acteurs qui ont l'habitude de travailler en solo pourraient-il s'impliquer davantage dans le débat et l'économie du livre ? Nous allons en débattre avec Olivier Mannoni, traducteur, auteur, mais aussi président de l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF), Stéphane Audeguy, auteur de deux romans magnifiques - La théorie des nuages et Fils unique -, salués par la critique et d'un Petit éloge de la douceur. Il est aussi enseignant, professeur d'histoire du cinéma. Nous en parlerons aussi avec Olivier Rubinstein, auteur, mais aussi éditeur chez Denoël et co-fondateur des éditions Dilettante. Nous en parlerons enfin avec Christian Roblin, le directeur de SOFIA.
Stéphane Audeguy, écrire implique un certain individualisme, un travail en solitaire. De quelle manière pensez-vous qu'un écrivain puisse s'impliquer dans ce débat économique ?
Stéphane Audeguy
J'ai accepté de participer à cette table ronde avec l'idée de commencer à me poser cette question. Je crois être assez représentatif d'une partie des écrivains et pouvoir dire que le plus souvent, un écrivain ne se pose pas ce genre de questions. François Bon parlait tout à l'heure de la situation d'un écrivain à temps complet. Voilà une notion qui me paraît assez vertigineuse. Je comprends bien ce qu'il veut dire, mais j'ai le sentiment que la majorité des écrivains ne vivent pas cette activité comme une profession. Sans doute ont-ils tort, mais c'est un fait. Pour ma part, je serais plutôt attaché au mot métier, depuis que j'ai appris que ce mot était lié étymologiquement au mystère ou au ministère. Dans ce sens, écrire serait un ministère ou un mystère, et l'on comprend que le rapport à l'économique ne se fait pas de manière simple. Pour ma part, je m'en remets à mon éditeur. Nos rapports reposent sur la confiance.
Cela étant dit, j'aimerais bien discuter de tout cela avec François Bon, par exemple. Pourquoi ne s'implique-t-on pas dans l'économie du livre ? Tout dépend de la représentation qu'on se fait de ce travail. Je serai d'accord avec François Bon sur plusieurs points, mais je constate qu'il y a une difficulté pour les écrivains à se penser impliqués dans une économie.
Mohammed Aïssaoui
Ecrire un livre est une activité solitaire. Mais une fois le livre édité, n'y a-t-il pas de moyens de vous impliquer ? Pensez-vous vraiment que votre travail s'arrête à l'écriture ?
Stéphane Audeguy
Non. Mon implication ? Elle est sociale. Je crois que je n'ai refusé aucune invitation de libraires ou de lycées, sauf impossibilité de ma part. Une telle démarche fait partie d'une fonction. Pour autant, elle n'est pas la même que l'idée de métier, sans parler de l'idée de statut de l'auteur. Je comprends bien François Bon, lorsqu'il présente Internet comme un territoire où cette fonction de l'écrivain peut continuer de s'exprimer.
Mohammed Aïssaoui
Olivier Mannoni, vous êtes traducteur, donc auteur, et à la tête d'une association. Peut-on imaginer que l'implication des auteurs puisse à aller jusqu'à créer un association, voire un syndicat des auteurs ? Compte tenu de votre expérience, que pensez-vous de cette implication ?
Olivier Mannoni
Il existe une expérience très proche, que je connais bien. Je veux parler de celle du syndicat des auteurs allemands, constitué dans les années 60 notamment par Günter Grass, mais aussi Siegfried Lenz, Heinrich Böll. Ces auteurs ont constitué un syndicat à partir d'un postulat très simple : sans les auteurs, les maisons d'édition n'existeraient pas. Donc, les auteurs doivent vivre de leur travail au même titre que les maisons d'édition. Ils se sont littéralement syndiqués, puisque l'Union des auteurs allemands fait partie du syndicat général de la presse. De fait, le syndicat des auteurs allemands est extrêmement puissant. On parlera sans doute de ce travail qu'on effectue bien souvent gratuitement, et qui consiste à se promener pour parler de nos livres. Les tournées de lecture prennent une place très importante en Allemagne. Les auteurs allemands ont obtenu d'être rémunérés, tant et si bien qu'un auteur allemand qui publie un livre vivra non pas de son livre, mais d'activités secondaires, de cet espèce de produit dérivé que sont les lectures publiques. Voilà une réponse concrète à cette question.
Mohammed Aïssaoui
Qui paye ?
Olivier Mannoni
D'abord le public, parce que les lectures sont le plus souvent payantes. Les libraires parfois, étant entendu que la dimension des librairies allemandes est sans proportion avec les nôtres. Enfin, les éditeurs. Au total, c'est une économie qui fonctionne.
Mohammed Aïssaoui
Olivier Rubinstein, comment l'éditeur peut faire en sorte que les auteurs s'impliquent davantage dans l'économie du livre ?
Olivier Rubinstein
Ce n'est pas toujours facile, car les auteurs sont souvent multiples. Mais il faudrait d'abord revenir sur la notion d'auteur, sujet qu'on aborde peu, parce qu'il se publie beaucoup de livres en France, comme dans la plupart des pays occidentaux. J'estime, pour ma part, que ce n'est pas parce qu'on publié un livre qu'on est un auteur, au sens syndical du terme. Le filtre de l'éditeur est important, à l'heure où on assiste sur Internet à une profusion de textes « d'auteurs », mais qui ne sont pas édités. L'implication de l'auteur est complexe. Elle est variable. Certains auteurs sont proches de la promotion de leur livre, et apporteront des idées en termes de promotion, de déplacement, d'activités dans les bibliothèques ou dans les librairies. D'autres, en revanche, se confient totalement à l'éditeur, qui se contente bien souvent, c'est vrai, de publier le livre et de l'envoyer dans les circuits de diffusion.
Mohammed Aïssaoui
En matière d'économie du livre, on a le sentiment d'en être toujours à la préhistoire. Même l'éditeur se contente d'envoyer un service de presse. Tout se passe comme si ce secteur n'était pas concerné
par l'innovation.
Olivier Rubinstein
C'est en train de changer avec Internet. Plusieurs éditeurs se penchent actuellement sur les nouveaux supports et font un gros effort en la matière. Les éditeurs, je le rappelle, ne vendent pas directement sur Internet, mais passent par l'intermédiaire des libraires. En matière de promotion, certains mettent en ligne des extraits d'ouvrages, et des auteurs disposent même de leur propre site. Les lignes sont en train de bouger. Mais lorsqu'on compare la France et le professionnalisme des Américains et des Allemands, on se rend compte qu'on en est toujours à l'époque préhistorique.
Mohammed Aïssaoui
Et pourtant, force est de constater que les auteurs ne refusent pas de s'impliquer dans les lectures.
Stéphane Audeguy
Il faudrait mettre en lumière les raisons culturelles d'une telle situation. De fait, l'Allemagne a une grande tradition en la matière. J'ai effectué une tournée dans ce pays. J'ai pu constater que des gens payaient une entrée pour écouter un écrivain. C'est une pratique qui fait partie d'une culture. Comment cette culture a-t-elle été instituée ? En France, une telle culture n'existe pas du tout. C'est l'évidence.
Olivier Rubinstein
Mais oui. Cela dit, les gens payent pour accéder au Salon du livre, l'une des plus grandes librairies éphémères de France et pour aller à la rencontre des auteurs. Le succès de certaines signatures est tout à fait impressionnant. Si les gens payent pour entrer dans un salon, on peut imaginer qu'avec un peu d'effort, des tournées mieux organisées, des manifestations qui vont au-delà de la simple signature d'un livre en librairie, on parviendra à organiser un autre mode de fonctionnement.
Olivier Mannoni
Vous citez le Salon du livre. J'ai eu l'occasion d'aller récemment à Brive et à Nancy. En matinée, les gens font jusqu'à une heure et quart de queue pour entrer dans le salon, preuve que le public existe et qu'il est prêt à aller à la rencontre des auteurs.
Mohammed Aïssaoui
Voilà pourquoi je ne crois pas qu'il existe de différences culturelles importantes avec l'Allemagne sur ce plan. En France, les lectures publiques drainent un public extraordinaire, et je vous renvoie au Printemps des poètes. Par contre, on ne voit pas les auteurs s'impliquer dans le montage des festivals, dans la chaîne du livre et exiger une rémunération. On a le sentiment que c'est l'éditeur qui s'occupe de tout.
Olivier Rubinstein
C'est tout à fait exact. La base de tout, c'est l'économie, l'argent. Qui paye quoi ? On envoie un auteur en province. Il y a toujours une discussion avec le libraire. Si on l'envoie loin - et pardonnez-moi d'entrer dans des considérations prosaïques - le libraire acceptera de prendre en charge une nuit d'hôtel et l'éditeur le voyage. Mais il s'agit de technique, et le problème n'est pas là. Que veut dire envoyer un auteur dans une librairie à 800 kilomètres de Paris, pendant deux heures, où il signera huit, dix, cinquante livres ? Voilà la question. Rien à voir avec le professionnalisme des Américains et des Allemands, et même en matière de mise en scène des lectures.
Mohammed Aïssaoui
On en revient à une représentation des auteurs. A défaut, l'écrivain est livré à lui-même.
Stéphane Audeguy
Encore une fois, comme il ne s'agit pas d'une profession, chacun se débrouille dans son coin. Des auteurs iront jusqu'à négocier leur déplacement, et refuseront de se déplacer s'ils ne sont pas rémunérés.
Mohammed Aïssaoui
Christian Roblin, quelle est le rôle de SOFIA dans l'économie du livre, et que pensez-vous de l'implication de l'auteur en la matière ?
Christian Roblin
Tout d'abord, il faut bien comprendre le rôle des sociétés de gestion collective. Un auteur, vous l'avez rappelé, ne fait pas qu'écrire : le plus souvent, il exerce aussi une autre activité. Difficile donc pour lui de trouver le temps de tout faire : comment lui demander de savoir en sus gérer ses droits, ses défraiements, voire cerner les situations où des usages collectifs sont compensés par d'autres droits. Tout cela devient vite très compliqué pour quelqu'un qui, accaparé par d'autres occupations quotidiennes, garde le souci de construire une oeuvre. Par ailleurs, plusieurs sociétés traitent de ces divers sujets, elles obéissent à des modèles différents et elles restent marquées par une forte historicité. Chaque société a connu sa propre histoire, s'est implantée dans un domaine, a prospéré d'une certaine façon et a établi des règles en fonction de différents acteurs, des problèmes à régler, des conceptions de ses partenaires et du poids qu'ils pouvaient représenter dans ces secteurs. Cela a été le cas de la SACD, pour la représentation théâtrale et lyrique. C'est le cas de la SCAM pour les oeuvres multimédia n'appartenant pas au domaine de la fiction. C'est le cas encore de l'ADAGP pour les arts graphiques. Tous, peintres, auteurs dramatiques, documentaristes ou journalistes peuvent rédiger des livres publiés par des éditeurs de la place et ils exercent alors les mêmes droits que d'autres auteurs ; toutefois, pour leurs droits collectifs, ils ont confié l'ensemble de leurs intérêts à des sociétés qui les représentent principalement au titre d'une autre activité. Enfin, comme c'est le cas du CFC pour la reprographie des livres, il existe des sociétés qui, en raison de leur propre histoire, comptent, dans leurs rangs, très peu d'auteurs comme adhérents directs. Quant à SOFIA, il y a parité entre les auteurs et les éditeurs et elle présente cette particularité de gérer une licence légale, la rémunération au titre du prêt en bibliothèque, c'est-à-dire qu'elle obéit à un corps spécifique de règles légales et doit, à ce titre, verser des droits à tous les ayants droit, qu'ils soient ou non membres de la société. C'est aussi vrai pour le CFC, mais avec des règles un peu moins contraignantes, grâce aux raffinements d'un autre système dit de gestion collective obligatoire. Vous suivez ?
Bref, cette diversité de situations et d'obligations n'est pas facile à maîtriser, y compris pour ceux qui sont un tant soit peu versés dans le droit d'auteur. Il faut donc constamment porter la bonne parole pour que chacun comprenne bien l'intérêt qu'il a à être associé à la démarche. Or, pour le livre, c'est moins évident qu'ailleurs car l'essentiel des droits d'auteur reste du ressort de la vie contractuelle, c'est-à-dire qu'ils proviennent de l'éditeur. Et je voudrais insister sur ce point avant d'intervenir sur l'activité propre de Sofia : il est, au demeurant, très sain que, dans un domaine comme le livre, les sociétés de gestion collective n'aient pas un rôle économique majeur. C'est la preuve qu'il existe encore un marché, des clients qui aiment des choses et qui sont prêts à payer pour acheter, offrir ou lire un livre et qu'ils exercent librement leurs choix, dans une profusion d'offres. L'éditeur peut faire son métier, comme l'auteur, et recevoir une rémunération. Tout cela est de l'ordre du contrat, donc de la liberté, et le système fonctionne bien. Ce n'est plus guère le cas pour certains biens culturels comme la musique enregistrée. Tant que les sociétés d'auteurs garderont un rôle accessoire dans le secteur du livre, c'est que toute la chaîne du livre continuera à fonctionner normalement. On le voit bien pour la musique où, même si le rôle de la SACEM a toujours été considérable, l'accroissement de son poids relatif dans le secteur traduit, certes, l'évolution de certains modes de diffusion légaux (radios, télévisions, par exemple) mais également une crise profonde des achats de fichiers musicaux, sous quelque forme que ce soit.
Mohammed Aïssaoui
Pour la musique, tout est bien identifié, contrairement au domaine du livre.
Christian Roblin
Comme je l'ai relevé précédemment, plusieurs intervenants se partagent le domaine du livre. Pour ce qui est de Sofia, c'est la seule SPRD (ce sigle rugueux signifiant : société de perception et de répartition de droits) à être agréée pour la gestion de la rémunération pour le prêt en bibliothèque, rémunération alimentée par deux types de ressources : d'une part, des contributions de l'État, calculées à raison du nombre d'inscrits en bibliothèques de prêt, et, d'autre part, des redevances versées, pour le compte des bibliothèques de prêt, par leurs fournisseurs de livres neufs (essentiellement les libraires). Ce sont les ayants droit de ces mêmes livres (dont les ventes sont soumises à déclaration), qui sont bénéficiaires du droit de prêt. Ce système a donc l'avantage d'encourager l'édition vivante dans toute sa diversité. Nous réalisons actuellement notre première répartition qui porte sur plus de 177 000 titres, pour plus de 12 millions d'euros. Ces chiffres vous donnent une certaine idée de l'étendue des acquisitions dans le domaine de la lecture publique. Enfin, nous nous occupons également de la part du livre de la rémunération pour copie privée numérique, part qui est ensuite répartie entre les différentes sociétés d'auteurs par une commission ad hoc que nous animons.
Mohammed Aïssaoui
De quoi s'agit-il ?
Christian Roblin
D'une perception assise sur des supports amovibles, qui ont été longtemps les disquettes - technologie en fin de vie -, le CD - qui est toujours vivant - et, aujourd'hui, les clés USB, les cartes mémoire et les DVD.
Mohammed Aïssaoui
En bout de chaîne, de l'argent est-il reversé aux auteurs ?
Christian Roblin
Bien sûr. Sur les 12 millions d'euros dont je viens de parler, c'est moitié-moitié. Mais je veux insister sur la diversité des cas de figure. En tant que gestionnaire d'une licence légale, nous devons verser leur dû à tous ceux qui y ont droit et ce, indépendamment de leur appartenance ou non à notre société. La licence légale institue une obligation identique envers tous les bénéficiaires, sans considération de leur statut à notre égard. Aussi bien, pour atteindre ces bénéficiaires inconnus de nous, nous nous assurons le concours des éditeurs qui perçoivent leur propre part et reversent pour des montants que nous leur communiquons les sommes revenant à leurs auteurs et traducteurs, soit environ 11 000 auteurs selon notre dénombrement. Cette somme est intangible. Elle doit être traitée par l'éditeur comme une opération pour compte de tiers et n'est absolument pas compensable dans la compte de l'auteur chez son éditeur : c'est un droit indépendant, qui échappe par la loi à la gestion contractuelle. Vous voudrez bien me pardonner ces précisions strictement techniques, qui laissent peu de place au discours fleuri, j'en conviens...
La situation du droit de copie privée numérique est différente. Les montants gérés sont bien moindres et sont quant à eux répartis aux adhérents sur la base du genre dominant de leurs oeuvres (par exemple, roman, essai, poésie, théâtre, livre d'actualité, etc.), en fonction des résultats d'enquêtes d'usages reposant sur les mêmes distinctions.
Je souhaiterais enfin que l'on puisse évoquer les questions relatives à Internet car les évolutions en cours ne laissent pas de poser beaucoup de questions.
Mohammed Aïssaoui
Nous y reviendrons. Mais avant, la faiblesse des auteurs dans l'économie du livre n'est-elle pas liée à un rapport de force entre les auteurs et les éditeurs ? Plusieurs ont évoqué les Etats-Unis ou l'Allemagne. Or, on connaît dans ces pays la présence très forte, voire exclusive, des agents qui représentent les auteurs. Stéphane Audeguy, avez-vous un agent ? Je suis sûr que non...
Stéphane Audeguy
A ma connaissance, non. Pourquoi en aurai-je un ? (Rires) J'ajoute que ce n'est pas une perpective qui me séduit.
Mohammed Aïssaoui
Un agent ne vous aiderait-il pas à vous impliquer dans l'économie du livre ?
Stéphane Audeguy
J'ai avec Gallimard un dialogue à peu près constant et construit. Faire intervenir un intercesseur de plus dans cette affaire ? Non...
Mohammed Aïssaoui
Gallimard travaille pourtant avec des agents.
Stéphane Audeguy
Encore une fois, je ne perçois pas mon activité d'écrivain comme une profession. Du reste, je serais très embêté d'avoir à dépendre de cette activité pour vivre.
Mohammed Aïssaoui
Rien n'empêche que l'activité littéraire vous apporte ce que vous méritez.
Stéphane Audeguy
La question du mérite ? Je ne connais pas de barème en la matière. Ce que je connais du rôle des agents me paraît plutôt aller dans le sens d'un certain type de littérature et de montage médiatique et commercial, qui ne me fait pas du tout envie.
Olivier Mannoni
Je souhaite recentrer le débat et rappeler qu'on parle du livre. Il s'agit d'un métier où, d'un bout à l'autre de la chaîne, on ne peut durer et être heureux que si l'on est animé par une passion. Ensuite, on peut avoir la chance d'en vivre. Les auteurs, pas très souvent. Les traducteurs essaient d'en vivre, car la traduction est en train de devenir un vrai métier. Mais on ne deviendra pas traducteur sans passion et une implication personnelle qui dépasse très largement la simple technique de traduction. Aucun traducteur, pas plus qu'aucun auteur, ne peut vivre dans ce circuit sans passion. Bref, on ne peut raisonner sur l'implication de l'auteur en termes exclusivement économiques.
Mohammed Aïssaoui
Il s'agit de savoir si l'auteur peut ou pas s'impliquer davantage dans l'économie du livre, étant entendu que les auteurs sont les maillons économiquement les plus faibles de la chaîne.
Olivier Rubinstein
On a parlé du rôle de l'agent. Sur ce sujet, il faut rappeler qu'il existe différents types d'agents. Car trop souvent, on a une image fantasmatique de cette profession. La plupart des agents littéraires américains n'ont rien à voir avec leurs collègues français. Le Français prendra très rarement un premier roman sous son aile. Pierre Assouline, par exemple, a fait le choix de prendre un agent, mais après avoir publié de nombreux livres. En France, cela ne remplace pas la relation qu'il y a entre l'auteur et son éditeur. La relation n'est pas qu'économique, mais elle est faite de long terme. Un auteur se construit seul, et au regard de son premier lecteur - son éditeur. La question des agents en France ne se pose donc pas de la même manière qu' aux Etats-Unis.
Mohammed Aïssaoui
Stéphane Audeguy, lorsque vous signez un contrat, prêtezvous une intention particulière aux clauses du contrat ?
Stéphane Audeguy
Je répondrai franchement, car à quoi bon participer à ce débat si je ne le faisais pas ? Je crois bien n'avoir même pas lu les clauses de mon contrat. (Rires) Mais il est vrai que je n'ai jamais été connu pour être quelqu'un de très malin...Je suis toujours fasciné par une chose. On emploie toujours le mot vivre en littérature dans le sens de gagner de l'argent. On vit de sa plume. Quand bien même je n'aurai pas assez d'argent pour payer mon loyer, j'en vivrai quand même. Tout dépend ce qu'on appelle la vie. C'est une question de fond. L'implication de l'auteur se situe sur un plan symbolique capital, immatériel. Mais je reconnais que je suis très con : je ne lis pas les contrats. Ou alors, avec curiosité. J'ai publié un premier roman chez Gallimard, qui m'a adressé un contrat type. J'ai vérifié qu'il s'agissait d'un contrat type, et je n'ai rien discuté.
Mohammed Aïssaoui
Le problème ne renvoie-t-il pas à la culture ? L'an dernier, le Goncourt a été attribué à Jonathan Littell, qui dispose d'un agent, lequel a négocié avec Gallimard. Tout ce qui est édition est pour l'éditeur, qui n'a en contrepartie pas le droit de toucher à tout ce qui est droits audiovisuels et étrangers.
Stéphane Audeguy
So what ?
Mohammed Aïssaoui
C'est un problème de culture.
Stéphane Audeguy
La façon dont Jonathan Littell se positionne suppose une idée de la littérature - qui est la sienne - qui correspond exactement au livre qu'il produit. Je n'en dirai pas plus, par courtoisie pour notre éditeur commun. Il y a un rapport direct entre les livres de cet auteur et le fait qu'il ait choisi un tel dispositif. Ce n'est pas une dimension culturelle qui l'explique.
Mohammed Aïssaoui
N'auriez-vous pas été mieux aidé avec quelqu'un qui lit pour vous votre contrat ? Une compétence juridique et financière ne vous aurait-elle pas été utile ?
Stéphane Audeguy
Je comprends bien votre question, mais je ne suis vraiment pas la personne qu'il fallait inviter. (Rires) J'ai une position quasimentarchaïque sur le sujet.
Olivier Rubinstein
Stéphane est dans la position d'un auteur normal.
Stéphane Audeguy
Oui !
Olivier Rubinstein
J'en reviens à l'image de l'auteur, moi qui suis de l'autre coté de la barrière, de l'affreux éditeur qui va imaginer des clauses diaboliques pour avoir un auteur. Je me rends compte que les auteurs les plus pointilleux et qui lisent le plus les contrats, les faisant même analyser par des tiers, des avocats, ce sont souvent des auteurs de premiers romans, assez jeunes, qui font partie de ce que j'appelle - pardon pour lui - l'ardissonisation de l'auteur, d'une image successful véhiculée par ce genre d'émissions. Un auteur ? On le traite comme un chanteur. On veut que ça marche tout de suite, avoir un succès immédiat, être invité dans les émissions où il faut être invité - qui sont rarement littéraires. Ce type d'auteurs - et nous en connaissons un certain nombre - ont une relation à l'économie du livre et à leur propre économie totalement différente de celle de Stéphane.
Stéphane Audeguy
Que tous ces gens soient des auteurs, je n'en doute pas. Après tout, Michel Ange et le type qui a refait la façade d'à côté sont tous les deux des peintres. Cela dit, ils ne font pas le même travail. Si je commence à lire mes contrats - et je suis totalement matérialiste sur ce point - je n'écrirai plus les mêmes livres. J'ai besoin d'un intercesseur qui s'en occupe. Deleuze le disait très bien : certains livres ne sont pas faits pour être lus, mais pour être débattus dans une émission de télévision où on ne parle pas du livre, mais du sujet qu'il traite. Fondamentalement, l'écriture n'a rien à voir avec cela.
Christian Roblin
Cette rencontre a lieu sous les auspices de la Société des Gens de Lettres, cofondatrice de Sofia, et la SGDL dispose d'un service juridique. Les membres de la société peuvent y être assistés dans la compréhension de leur contrat. Il n'est pas nécessaire d'un agent ou d'un avocat pour cela. Le rôle de la SGDL s'étend également à différentes situations concernant les auteurs, notamment au plan social, fonction qui lui est reconnue par les pouvoirs publics.
Florabelle Rouyer
Je suis responsable du bureau des auteurs au CNL. Olivier Rubinstein vient de faire état de l'ardissonisation de certains auteurs. De fait, la médiation du phénomène du premier roman créé beaucoup d'illusions. C'est ainsi qu'on voit arriver chez nous des auteurs de premiers romans qui arrêtent toute activité du jour au lendemain. On a affaire à une inculture sidérante du monde de l'édition, renforcée par l'illusion créée par l'importance donnée au premier roman. La responsabilité est collective. C'est oublier qu'on est parfois l'auteur d'un seul roman et qu'on se retrouver rapidement aux oubliettes... Une telle médiation cause beaucoup de dégâts et de drames.
Mohammed Aïssaoui
Je vous propose d'en venir à une autre dimension du débat. Les auteurs, comme le reste de la chaîne du livre, doivent faire face à l'immense défi de la révolution numérique. A quoi peut-on s'attendre ?
Christian Roblin
Je n'ai pas de boule de cristal... Des tendances de fond se dessinent et l'on peut d'ores et déjà dresser plusieurs constats. Tout d'abord, il convient de s'intéresser au poids économique des acteurs de l'Internet. Les éditeurs de logiciel, on le sait, représentent à peu près six fois le poids des industries de contenu, toutes confondues, qu'il s'agisse du livre, de la presse, de la musique ou du cinéma. On comprend bien que les acteurs du Net ne soient guère enclins à respecter les oeuvres protégées : ils ne voudraient s'assigner aucune limite ni aucun frein. Leur technologie a le vent en poupe et connaît une croissance quasi exponentielle. Bref, ils sont sur des marchés prospères et ils se ruent sur tout ce qui peut rapporter : pour parodier une célèbre formule, « ce qui est bon pour eux est bon pour l'humanité » ! Les technologues méprisent ces empêcheurs de « réseauter » en rond que sont les ayants droit de contenus protégés, survivants attardés du début de l'ère industrielle... Quant aux consommateurs, ils investissent Internet comme le dernier espace sacré de liberté, sauf qu'Internet obéit bel et bien à différents modèles économiques qui ont permis de financer sa formidable expansion et, au passage, de bâtir des fortunes planétaires. Néanmoins, on est prié de croire qu'y consommer de l'immatériel doit y rester gratuit. Et, sous prétexte que la plupart des contenus y sont accessibles sans paiement, même de manière frauduleuse, il y aurait comme un retour à un ancien monde de contraintes et de contrôles antidémocratiques à vouloir y installer des guichets payants. La rébellion n'est pas loin. C'est comme si les oranges devaient devenir gratuites sous prétexte que tout le monde souhaiterait en consommer deux kilos par jour. Voilà l'esprit, à ceci près - et les économistes parlent d'économie de non rivalité - qu'il n'y a pas d'appauvrissement du stock dans le monde numérique. Tout le monde peut copier sans priver son voisin. Sur ce terrain d'égalité parfaite, la démagogie ambiante aidant, tout le monde se considère de proche en proche comme un créateur en puissance - et qui, pourquoi pas, en vaut un autre. Aussi bien, tout le monde s'improvise auteur et on livre ainsi chaque jour à la curiosité publique quelques millions de nouvelles pages Web. Certains blogs, on le sait, reçoivent des centaines de milliers de visiteurs par mois, voire un ou deux millions pour les tout premiers mondiaux. Même quand les succès sont moindres, ces sites drainent plus d'intérêt que si leurs auteurs avaient publié des livres qui, dans le meilleur des cas, se seraient péniblement vendus à quelques centaines d'exemplaires. Sans parler de ce que devient le métier de journaliste dans un tel environnement... On peut révoquer en suspicion ces engouements volatils mais faramineux. C'est, toutefois, une attitude assez dérisoire, attendu l'ampleur des phénomènes car nous assistons et nous participons aussi, pour nombre d'entre nous, à des transformations de plus en plus significatives des pratiques culturelles.
Ce matin, le rapport au temps a été mis en avant. Nous sommes, en effet, à une époque où notre rapport au temps est bouleversé, comme notre rapport à l'autre. On vit avec l'impression qu'une espèce d'être collectif flou doit nous environner en permanence, comme s'il fallait toujours être en relation avec quelqu'un pour exister. C'est une sorte de substitut éphémère et ondoyant au religieux. Il n'est plus imaginable d'être seul en pleine campagne en train de lire un livre. Il faut être connecté à une communauté pour partager, à tout propos, des réactions spontanées. La moindre émotion doit être livrée en pâture. Et il faut accepter d'être moqué méchamment sur un « chat » par n'importe quel indécent et intarissable Olybrius. On ne s'installe plus dans la durée ni dans la profondeur. On surfe sur des modes et des sondages. Voilà bien deux mots (deux maux ?) qu'il faut prendre à la lettre. Rien d'autre ne vaut. On serait sot de s'intéresser avec méthode à quoi que ce soit, de chercher la sincérité d'une expérience, alors qu'on est commis de se saisir dans l'instant de ce qui brûle car, si l'on y échappe, on passe pour un ringard qui sert du réchauffé. Dans cette course-là, l'Internet rencontre la concurrence des téléréalités et des radiotrottoirs où l'on soumet à quelques experts aseptisés, réduits à la portion congrue, l'opinion de monsieur ou madame tout-le-monde, désormais mise au pinacle.
Pour s'en tenir au domaine qui nous occupe, il faut que les auteurs prennent conscience de ce qui se passe. Tout le monde est plus ou moins auteur et l'on n'a guère besoin pour cela que de se reconnaître les uns, les autres, comme tels. C'est pourquoi, dans ce qu'on appelle désormais la blogosphère et au-delà parmi tous les documents accessibles sur Internet, beaucoup de contenus protégés peuvent circuler. Comment réguler le système ? Distinguer le contenu protégé de celui qui ne l'est pas ? Sans compter des formes contractuelles différentes (le cas des Creative Commons qui sont des contrats d'accès ouvert simples à utiliser et intégrés dans les standards du Web) ou bien encore le fait d'associer des liens hypertexte à des contenus, d'ajouter des métadonnées, de se trouver noyé sans explication dans un classement de milliers de résultats et, à l'inverse, de ne plus échapper à l'oubli, des documents anciens, que l'on récuse peut-être désormais, demeurant à tout instant accessibles de tous les points de la planète. Les éditeurs, on le voit, bien, sont pour le moins incités à construire, avec différentes plates-formes de diffusion, des offres innovantes à forte valeur ajoutée pour conserver une force d'attrait sur le net justifiant le paiement d'un prix, même si celui-ci peut évoluer vers des formules d'abonnement à des « packages ». Pour autant, la multitude des transactions est telle que des sociétés de gestion collective auront un rôle à jouer. Quel arbitrage faudra-t-il rendre ? Quelle économie va émerger ? Quelles y seront les places nouvelles des libraires et des bibliothécaires ? Voilà mille questions qui se posent et nous n'y répondrons que par des initiatives assez convaincantes pour être appelées à durer. Ces initiatives, à mon avis, n'ont de chance de prospérer qu'à une condition préalable à toute autre : que les protagonistes s'entendent et partagent, sinon toutes, du moins, la plupart de leurs visions d'avenir.
Mohammed Aïssaoui
Face à une telle révolution, que peut faire l'auteur ?
Christian Roblin
Les auteurs ne doivent pas être seuls. Ils ne sont pas armés, à cette échelle, pour mener à bien leurs actions, à l'écart des éditeurs. Et ceux-ci n'ont pas davantage de légitimité à conduire de tels combats séparément des auteurs. Les uns et les autres ont partie liée, sans offense pour personne. Dans un pays où le droit d'auteur est une connaissance sporadique plus ou moins délimitée à une infime fraction des habitants des cinquième et sixième arrondissements de la capitale, il est essentiel que l'ensemble des protagonistes s'unissent pour en défendre la valeur et en faire comprendre les principes élémentaires. Le droit d'auteur est une figure exotique pour le reste de la France et cela ne va pas sans poser problème. On connaît le droit du divorce, des rudiments de droit du crédit, des bribes de droit de la consommation, des principes de responsabilité civile. Mais le droit d'auteur reste une grande inconnue, sans compter que personne n'a vraiment envie d'en savoir plus car, généralement, on ne doit se le représenter que lorsqu'on est en train de frauder. C'est pour cela que les auteurs doivent être solidaires des éditeurs : ils sont aujourd'hui sur un même bateau qui risque de prendre l'eau dès qu'il voguera davantage sur les eaux virtuelles mais non vertueuses de l'Internet.
Toutefois, je garde espoir, et je garde espoir que le livre se sauve tout seul, parce que le livre peut être sauvé par lui-même. Regardez la rentrée littéraire de cette année. Elle est formidable et l'Internet ne nous promet pas d'aussi belles découvertes que l'étal d'une librairie, cet automne. Il y aura encore des livres, parce que des éditeurs continueront de débusquer des talents et parce que surgiront toujours les éclats de l'inspiration et les nouveautés de la forme que la littérature a toujours su produire. Tant que la littérature aura cet apport à la cité, elle existera. Encore faut-il savoir lui attribuer cette valeur et cette fonction et vouloir protéger les oeuvres. C'est un point de conscience avant d'être un point de droit. Il faut savoir dans quel monde on veut vivre et comment l'on entend rémunérer les talents et ceux qui nous les font connaître. C'est une question de société. Il faut aider à mesurer cet enjeu et ce n'est pas facile mais des acteurs comme les sociétés d'auteurs ou les sociétés de gestion collective sont là pour nourrir ces débats et ces convictions.
Mohammed Aïssaoui
Olivier Rubinstein, j'imagine que vous avez déjà intégré l'exploitation électronique des textes dans vos contrats. On a déjà eu l'occasion de parler du code des usages. Pourriez-vous rappeler en quelques mots de quoi s'agit-il ? La révolution numérique à laquelle on assiste n'est-elle pas l'occasion de le mettre à jour.
Olivier Rubinstein
C'est une charge établie dans les années 80 entre différentes associations d'auteurs et le syndicat national de l'édition. Il s'agissait d'établir des règles communes sur l'exploitation, la durée, les termes contractuels, bref de régir les échanges entre l'auteur et l'éditeur. Cette charte avait valeur juridique en cas de conflit ; les juges s'y référaient. De fait, cette charte est devenue totalement obsolète, suite à l'apparition des nouvelles technologies. J'ai pour ma part fait partie de la commission du syndicat national de l'édition, qui a tenté de renouveler ce code, au regard de l'évolution générale de la société et des nouvelles technologies. Pendant deux ans et demi, nous avons organisé des réunions mensuelles avec les différentes associations d'auteurs, pour arriver,... à rien. Nous nous sommes immédiatement heurtés à la question de la représentativité. Les plus virulentes associations d'auteurs étaient représentés par des gens qui n'avaient pas publiés pendant fort longtemps, et dont le statut d'auteur se retrouvait dans leur statut syndical. Le syndicat national de l'édition avait une réelle volonté de mettre au point un nouveau code des pratiques. Mais les négociations n'ont pas abouti. Pour autant, nous espérons toujours le remettre à jour.
Mohammed Aïssaoui
Olivier Mannoni, en tant que président de l'association des traducteurs de France, vous sentez-vous mieux armé que les confrères de Stéphane Audeguy face à Internet et un futur débat sur l'exploitation électronique des textes.
Olivier Mannoni
Nous sommes mieux armés parce que nous représentons des gens qui ont un métier. C'est une grande différence avec les auteurs, dont l'écriture ne peut que devenir, peu à peu, le métier. Pour la quasi totalité de nos membres, la traduction est un métier qui leur permet de vivre partiellement ou exclusivement. Nous représentons donc des professionnels. Ensuite, nous avons un code des usages. Le notre de 1993, et nous devions avoir une réunion en 1995 pour en vérifier l'application. Cela dit, sommes-nous mieux armés, par exemple lorsqu'une bande de collégiens réalisent une traduction pirate d'Harry Potter sur Internet. Cette question n'est pas inintéressante, parce qu'elle pose la question de notre métier, du professionnalisme, et celle de la protection de nos droits. A cela, j'ai deux réponses. Un, notre métier exige de la passion. Deux, quoi qu'ait pu dire la presse, une traduction faite en quinze jours par douze personnes n'est pas une traduction de professionnels, de même qu'un auteur de blog reconnu par douze personnes n'aura jamais la qualité d'un auteur reconnu, repéré, aidé et encadrer par un éditeur.
Mohammed Aïssaoui
Imaginons qu'une de vos traductions soient mises en ligne. Etes-vous inquiet ?
Olivier Mannoni
Bien sûr, tout autant que les auteurs et les éditeurs. Le problème est très simple. D'un point de vue juridique, les traducteurs sont des auteurs. Si le droit d'auteur disparaît, les traducteurs disparaissent, comme les auteurs. Des traducteurs électroniques traduiront n'importe quoi n'importe comment. La disparition redoutée du droit d'auteur serait en effet catastrophique et ferait disparaître une édition de qualité.
Mohammed Aïssaoui
De quelle manière avancer ? Des lois ?
Olivier Mannoni
Pierre Assouline l'a bien dit. Il faut distinguer deux choses : un, la diffusion sur Internet ; deux, le piratage. Actuellement, la diffusion sur Internet peut rapporter de l'argent. Après tout, le droit d'auteur est une invention récente. Un peintre de la Renaissance n'en touchait pas, mais vivait grâce à des mécènes. On peut imaginer qu'une partie de la littérature diffusée sur Internet dispose d'autres sources de revenus que le droit d'auteur direct. Encore faut-il codifier le système. En la matière, la SOFIA a un grand rôle à jouer. Si le code des usages est actualisé sur ce point, il devra bien s'appliquer aux traductions. Quant à de nouvelles lois, elles ne s'imposent pas. Celles qui existent doivent être appliquées correctement et les organismes de gestion doivent remplir leur office.
Mohammed Aïssaoui
La révolution numérique n'est-elle pas l'occasion de travailler encore plus avec les auteurs ?
Olivier Rubinstein
J'en suis convaincu. La diffusion de textes en ligne en est à ses balbutiements. En revanche, je constate que les auteurs américains réalisent - souvent avec leur éditeur - des sites de plus en plus professionnels, qui vont bien au-delà des blogs. Ce sont de vrais sites, mis en scène de manière quasiment photographique, créatifs et réactifs, qui suscitent un échange permanent avec les lecteurs. De tels sites ont des répercussions directes sur la diffusion de l'oeuvre de l'auteur. J'ai deux exemples en tête d'auteurs que je publie : Marc Danielewski, l'auteur de La Maison des feuilles, et Chuck Palahniuk. J'ai d'ailleurs mis en lien sur notre site leur propre site. Je suis très impressionné par leur professionnalisme.
Mohammed Aïssaoui
Quelles sont les raisons d'espérer ? Comment faire en sorte que l'auteur s'implique davantage dans la chaîne du livre ? J'en profite pour rappeler le rôle de la SGDL : débattre, mais aussi servir d'observateur des multiples usages de l'écrit, mais aussi de médiateur. Olivier Mannoni, une solution ?
Olivier Mannoni
Pour qui ? Pour les auteurs ? Je n'en ai pas. Pour les traducteurs, on a exactement les mêmes intérêts que les auteurs, dans la mesure où le jour où ces derniers disparaîtront, les traducteurs n'auront plus longtemps à vivre, juste le temps d'épuiser les stocks. Il faut que les auteurs puissent, dès lors que leur passion est devenue suffisamment mûre et prenante, vivre de leur plume.
Stéphane Audeguy
Lorsque je parle de Gallimard, je parle d'Antoine Gallimard jusqu'au manutentionnaire qui travaille au magasin Gallimard. Lorsque vous publiez un premier roman dans cette maison, les gens font de gros efforts pour que vous n'attrapiez pas la grosse tête. Des gens très gentils vous donnent des conseils. A départ, j'étais même un peu inquiet. On me disait «Vous savez, ça peut ne pas marcher ». Lorsqu'on se l'entend répéter quinze fois, on en vient à se poser des questions. Et pourtant, tous ces gens se battent pour défendre les livres. C'est le charme de cette maison.
Mohammed Aïssaoui
Pour un premier roman, c'est une culture qui est plutôt partagée par les éditeurs. J'en connais très peu qui promettent monts et merveilles à une personne qui va publier son premier roman. Olivier Rubinstein vous le dira sans doute mieux que moi.
Olivier Rubinstein
Je ne promets jamais rien... (Sourires)
Stéphane Audeguy
Du reste, on ne peut pas savoir. Qu'avait-on promis à Muriel Barbery ? Rien, j'imagine. Personne ne savait que son roman allait si bien marcher. Je pense qu'on peut s'en tirer en travaillant en commun. Je ne vois pas de divergence d'intérêt entre l'éditeur et l'écrivain. Encore une fois, on est forcément, nous, faible. Nous resterons le maillon faible. Et si l'on jouait au jeu du même nom, on ne serait pas très bon. « Je suis de race inférieur de toute éternité », disait Rimbaud.
Christian Roblin
En quelques mots, je crois indispensable de défendre la librairie indépendante, pour défendre l'économie du livre et la présence de l'auteur. Le livre est physique. Si on veut avoir un choix, il faut que physiquement il soit présent et que ceux qui ont envie de le défendre ne soient pas perdus au milieu des conserves. Cette activité doit rester un vrai métier, avec des points de rencontre et de sociabilité, comme le sont les librairies et aussi les bibliothèques. Il faut que les auteurs se rendent dans les conférences et les salons. Je sais bien que ceux-ci ont longtemps été considérés avec un peu de mépris comme des foires au jambon, mais il me paraît indispensable de quitter l'entre-soi littéraire, d'aller à la rencontre des publics et d'aimer le public, de ne pas avoir de préjugés sur les lieux ou les situations qu'on doit affronter. Pour que la littérature soit vivante, il faut qu'elle le soit au milieu de tous. Les auteurs doivent aller dans cette direction à l'heure d'Internet. On l'a bien vu pour la musique. Celle-ci vit par le spectacle vivant. C'est moins évident pour le livre, quoique, en Allemagne, les gens paient pour aller entendre un écrivain lire son livre ! Quelles que soient les différences de situations, la littérature vivra parce que, dans l'espace social, la littérature sera vivante.
Olivier Rubinstein
Le paradoxe de cette affaire, c'est l'apprentissage de la lenteur, dans une époque où tout va vite. La littérature est un processus lent. Ce n'est pas parce qu'on publie un premier roman qui se vendra à 700 exemplaires qu'on est mort. Dans la relation entre l'éditeur et l'auteur, l'essentiel est que le premier soit capable, parce qu'il s'enflamme sur un texte, tout en sachant que rien n'est joué, d'aider l' auteur à publier un deuxième, puis un troisième livre.
Stéphane Audeguy
Lorsqu'est sorti mon premier roman, j'avais posé la question à Philippe Demanet, en lui demandant quel était le record à battre. Treize, m'a-t-il répondu. (Rires)
Olivier Rubinstein
Un chiffre qui porte bonheur...
Alain Absire
Je souhaite revenir sur la question du contrat d'édition. Vous savez probablement que le président commission culturel du Sénat, Jacques Valade, vient de publier un rapport qui s'intitule La Galaxie Gutenberg face au big bang du numérique. On y trouvera de nombreuses propositions qui nous conviennent totalement, et même audelà, notamment en matière de contrat d'édition et du code des usages.
Cela étant dit, je crois que nous sommes face à une chance historique. Les usages se modifient à la vitesse grand V. C'est le moment où jamais où les éditeurs et les auteurs doivent impérativement réfléchir ensemble à la manière dont ils doivent travailler. Sans doute tous les auteurs ne sont-ils pas techniquement ou mentalement impliqués de la même manière dans ce débat. Malgré tout, ils sont tous concernés, étant entendu qu'il faut absolument que nous nous réfléchissions à ce qui est en train d'arriver et que nous prenions un certain nombre d'options. Il s'agit de permettre cette espèce de collaboration vive, qui va jusqu'à la création sur des médias nouveaux, de manière à ce que le médiateur essentiel qu'est l'éditeur pour l'auteur continue à jouer son rôle. Ce n'est pas un secret : nous, auteurs, souhaitons discuter du contrat d'édition numérique, ne serait-ce que de la durée de cession des droits. Certains suggèrent que les choses peuvent très bien se passer. Quoi qu'il en soit, discutons-en. Au nom de cette maison, nous sommes résolus à y aller. Nous n'abandonnerons pas, convaincus que c'est une chance pour nous, pour la chaîne du livre et les éditeurs. Si ces derniers laissent passer le train, les auteurs chercheront à se protéger par d'autres moyens, par exemple l'autoédition. Nous pensons, nous, que nous avons besoin des éditeurs. J'espère que le rapport de Jacques Valade ne sera pas enterré.
Yves-Ferdinand Bouvier
Je suis auteur de chanson, notamment à la SACEM. Monsieur Roblin, on vous a coupé la parole au moment où vous commenciez à évoquer du cas de la SACEM et de la différence entre les rémunérations des sociétés pour les auteurs du livre. En musique, il existe une seule société. Est-ce un avantage ?
Christian Roblin
Le marché de la musique est tout à fait singulier et la SACEM pèse d'un poid énorme dans l'ensemble de ses revenus. Dans le domaine du livre, je souhaite franchement que les auteurs et les éditeurs continuent à avoir des activités économiques qu'ils gèrent eux-mêmes, avec une vision humaine. De fait, il existe deux principales sociétés de gestion pour le livre, et lorsqu'on y regarde de plus près, on sait vite qui fait quoi. Mais il est sain que le marché continue à avoir sa propre activité. Dans une économie libérale, quand il n'y a plus de marché, il n'y a plus de désir d'investissement et on peut rapidement constater le trouble dans lequel sont plongés les acteurs. Abandonner complètement l'économie de marché ? Il n'y aura plus de livres. Je trouve, moi, très bien que le livre soit encore dans des mains privées, que des personnes se mettent d'accord sur un contrat. Il faut préserver cette rencontre et ce désir de porter ensemble une oeuvre à la connaissance d'un public, bref, qu'une oeuvre de l'esprit soit au moins aussi digne que n'importe quel commerce entre les hommes. En cela, le livre a encore une chance que la musique a perdue, même si celle-ci dispose aussi d'autres moyens. Par ailleurs, je voudrais souligner que, s'il y a bel et bien, dans nos domaines, une certaine difficulté à appréhender la diversité des situations gérées par les sociétés de gestion collective, la réunion dans les seules mains de la SACEM d'une grande diversité d'activités n'accroît pas nécessairement chez ses bénéficiaires la compréhension de leurs relevés de droits d'auteur... On évolue dans un monde complexe. Il faut se faire à l'idée de cette complexité.
François Rouet
Je suis économiste au ministère de la Culture. Lorsqu'on étudie l'ensemble des industries culturelles, on constate une tendance de plus en plus forte à la gestion collective, qui n'est pas contradictoire, loin de là, avec un fonctionnement de marché. Le secteur du livre ne sera-t-il pas obligé de se tourner de plus en plus vers la gestion collective ?
Christian Roblin
Une société de gestion collective comme la nôtre représente les intérêts de ses ayants droit. Sofia n'a pas perdu le sens de sa finalité et sa finalité n'est pas de grossir au point de remplacer les acteurs existants. C'est à ces acteurs de savoir quelle place ils souhaitent assigner à leur société de gestion collective. Pour moi, la chance de Sofia est précisément d'être une société commune auteurs-éditeurs. Elle ne défend pas un camp contre l'autre. Elle est au service des différentes parties prenantes du Livre. Et cette vision unitaire me semble plus que jamais nécessaire à l'ère numérique. Alors, quel avenir pour la gestion collective ? Elle doit être mise en oeuvre à chaque fois qu'intervient une faille qu'on ne parvient pas à combler dans le fonctionnement du marché. S'il existe des usages extraordinairement émiettés et difficiles à traiter par des transactions uniques, probablement que la gestion collective peut alors être appelée en renfort. C'est le cas d'Europeana, pour une partie des fonds non gérés par des plates formes éditoriales privées. En dehors de ces hypothèses, il ne faut pas crier au loup avant qu'il ne soit dans la bergerie. En vingt-cinq ans de carrière, j'ai surtout pu constater une très grande confiance mutuelle entre les auteurs et les éditeurs. Dans mes fonctions actuelles, j'observe avec plaisir que cela continue.
Olivier Rubinstein
C'est la raison pour laquelle j'étais très attaché au renouvellement du code des usages et que je regrette qu'on soit rentré dans le mur. Mais je ne désespère pas de l'avenir. Dans tous les débats que nous avons organisés, les revendications d'auteurs étaient tout à fait justifiés, et notamment une qui a fait hurlé mes confrères, sur la lisibilité des relevés d'auteur. La plupart des auteurs n'y comprennent rien, et force est de constater qu'ils sont totalement illisibles la plupart du temps. On a essayé d'établir non pas un relevé type - chose impossible - du moins un certain nombre de normes, qui permettraient de mettre fin à des suspicions qui n'arrangent pas les relations entre éditeurs et auteurs.
Olivier Mannoni
Le 22 octobre, dans cette même salle, nous organisons une matinée entière de formation sur la lecture des relevés de compte... Cela dit, je ne crois pas que le problème soit de quitter les codes des usages pour tout confier à des organismes de gestion. Ce n'est pas la question. Quoi qu'on fasse, auteur, traducteur et éditeur, nous sommes tous dans le même bateau. Je ne pense pas qu'il existe beaucoup de professions où cette conscience soit aussi vive. Ce qui manque cruellement, c'est la confiance, des discussions ouvertes et de la sérénité. Au final, l'objectif est de faire fonctionner un système, celui du livre, qui ne peut vivre que par la passion, mais dont les acteurs ont besoin de vivre dans des conditions économiques acceptables.
Mohammed Aïssaoui
Mesdames, messieurs, je vous remercie.