Table ronde modérée par Martin de Haan
Avec Elena Balzama, Jörn Cambreleng, Antoine Cazé, Françoise Wuilmart
Cette table-ronde consacrée à la formation accueille quatre intervenants. Antoine Cazé, directeur du master de traduction littéraire à l’Institut Charles V, spécialiste en poésie américaine, est aussi le directeur de l’Observatoire de la littérature Américaine (ODELA) à Paris Diderot. Il prépare actuellement une Anthologie bilingue de la poésie américaine aux éditions La Pléiade…
Antoine Cazé
Ma position va être difficile après ce qu’a dit Marie-Françoise Cachin sur La Pléiade…
Martin de Haan
Notre table-ronde accueille également Françoise Wuilmart, traductrice littéraire, fondatrice et directrice du Centre européen de la traduction littéraire (CETL) et du Collège européen des traducteurs littéraires de Seneffe (CLTS), qui est également présidente de l’Association des traducteurs littéraires de Belgique (ATLB).
Elena Balzamo, traductrice de plusieurs langues scandinaves et du russe, directrice du séminaire de traduction littéraire à l’Institut suédois de Paris, est une spécialiste de Strindberg…
Elena Balzamo
En effet, la plupart de mes auteurs ne sont plus de ce monde…
Martin de Haan
J’en arrive enfin à Jörn Cambreleng, directeur du Collège international des Traducteurs Littéraires (CITL) à Arles, qui est traducteur et homme de théâtre.
Je voudrais commencer par poser une question à Françoise Wuilmart : la formation à la traduction littéraire est-elle indispensable ?
Françoise Wuilmart
C’est une question difficile, dans la mesure où je n’ai moi-même reçu aucune formation spécifique. Et pourtant je considère que ma formation a été idéale d’une certaine manière. À l’université de Bruxelles, où j’ai suivi la filière Philosophie et Lettres, section langues germaniques, j’ai pris le temps d’assimiler trois langues, de lire énormément et d’apprendre à analyser en profondeur toutes sortes de textes issus de cultures différentes. C’est au hasard que je dois de m’être ensuite lancée dans la traduction, en particulier du philosophe allemand Ernst Bloch, travail qui m’a pris vingt ans. Cela dit, s’il avait existé des centres de formation, cela m’aurait sans doute bien aidée de pouvoir côtoyer des professionnels et de bénéficier de leurs critiques, car mon temps d’apprentissage s’en serait trouvé raccourci. Quand on a du talent on peut certes se former seul, mais il est bon de tirer les leçons de l’expérience de grands maitres, un peu comme dans un atelier de la Renaissance où l’on vous expliquait comment mélanger les couleurs ou tenir le pinceau. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui croient avoir du talent, qui croient connaître une langue ou un auteur, et qui séduisent un éditeur par des arguments financiers. Dans ce contexte la formation peut apporter un garde-fou, offrir un utile filtrage.
C’est la raison pour laquelle nous avons créé le CETL (Centre européen de traduction littéraire) en 1989. Comme le disait René Char, il faut savoir développer son étrangeté légitime ! C’est donc dans le noble but de réaliser un idéal didactique sans avoir à nous heurter à des contraintes et des obstacles administratifs, que nous avons délibérément décidé de nous écarter des voies institutionnelles : rappelez-vous qu’en tout Belge sommeille un révolutionnaire surréaliste. Pour ce faire et afin de garantir une certaine autonomie soucieuse de qualité, la meilleure solution semblait être de créer une école privée, sur le modèle des associations à but non lucratif. Il fallait aussi que cette formation soit post-universitaire, partant du principe qu’un traducteur littéraire doit déjà avoir de solides acquis culturels et linguistiques. Les candidats qui s’inscrivent au CETL possèdent donc au minimum un bac +4, ce sont en majorité des enseignants de langues, des traducteurs non littéraires, voire des traducteurs des institutions européennes las de traduire des textes techniques. Tous les inscrits étant professionnellement actifs, il était nécessaire de prévoir des horaires décalés : la formation se passe le samedi. Nous avons fait connaître le projet via les médias et la réaction en Belgique francophone fut unanime : l’idée était accueillie avec enthousiasme et semblait combler un manque réel. Il y avait une vraie demande de formation à la traduction littéraire..
Les prérequis : un diplôme d’études universitaires en lettres ou en journalisme ou en histoire de l’art, bref un diplôme sanctionnant des disciplines où la créativité et la sensibilité littéraire ou artistique sont prépondérantes. Mais l’essentiel est d’aimer lire, de savoir lire et de savoir écrire. Le traducteur est en effet un écrivain à part entière, puisque sa tâche consiste à travailler sur le mot juste, le rythme phrastique, etc. Autre innovation présente dès la création du CETL : la possibilité d’accueillir toute combinaison linguistique, dès lors qu’un nombre suffisant de candidats (six ou sept) en faisaient la demande. Si sept Chinois par exemple souhaitent traduire de l’égyptien, la section peut voir le jour! Depuis 1989, nous avons ainsi organisé des sections vers le français à partir du néerlandais, de l’anglais, de l’allemand, de l’espagnol, du russe, de l’italien et du portugais. Nous avons aussi ouvert des sections du français vers les langues étrangères : portugais, espagnol et allemand.
Depuis sa création, le CETL a lancé dans les créneaux du métier en moyenne cinq traducteurs par an, qui ont publié et se sont fait connaître, soit une centaine à ce jour, ce qui est un résultat honorable. Les autres, pour la plupart, n’étaient pas animés par un réel souci de rentabilité et venaient se ressourcer par amour de la langue et de l’écriture. L’enthousiasme ne fait pas partie des prérequis, mais tous ceux qui s’inscrivent au CETL sont enthousiastes et aux dires d’un grand nombre d’entre eux y passent tout simplement de bons moments, en compagnie des meilleurs maîtres. Leur ambition n’est pas toujours forcément de se tailler une place au soleil du marché éditorial. Les cas de personnes non satisfaites de ce type de formation sont rarissimes, deux seulement en vingt ans, et leurs reproches tenaient à la diversité d’optiques des intervenants extérieurs, dont certains pouvaient en effet se contredire entre eux. Or, la volonté initiale du CETL est précisément de confronter les étudiants à des professionnels dont les approches de la technique et du métier peuvent être différentes, voire diamétralement opposées. Il n’y a pas d’approche unique de la traduction littéraire, ne serait-ce déjà qu’en fonction de la langue de départ ou du genre. Certains traducteurs par exemple professent qu’il faut lire un livre en entier avant de le traduire, d’autres, dont je fais partie, prônent l’inverse, chacun avançant des justifications qui se valent.
J’en viens à la conception de l’atelier. Le travail du traducteur littéraire comprend deux phases. La première, analytique, vise à mettre à plat le texte et à comprendre comment l’auteur manipule le lecteur, crée ses effets.. La seconde phase est une étape de recréation, où la créativité entre donc en jeu. C’est cette dimension plus artistique que réflexive qui a conduit le CETL à s’organiser comme un conservatoire de musique, où la part d’exercices dirigés est prépondérante. Le cycle s’étale sur deux années, avec chaque fois dix ateliers de cinq ou six heures chacun, sous la houlette d’un grand professionnel qui soit aussi un bon pédagogue. La théorie y a voix au chapitre bien sûr, mais en partant de la pratique. Les optiques théoriques seront d’autant plus convaincantes qu’elles seront ponctuellement motivées. Dès lors que l’étudiant se pose une question concrète soulevée par le texte qu’il traduit, la théorie trouve un terreau favorable. L’atelier permet au professionnel de communiquer son savoir-faire, sachant que sur dix ateliers, les étudiants rencontrent dix praticiens différents grâce auxquels de surcroît, le contact avec le monde de la profession est assuré. Il est intéressant de savoir qu’à la pause de midi, les étudiants déjeunent avec le traducteur, qui est donc mis à contribution et « exploité » du matin au soir… De fait, réunis autour de la table conviviale, les apprenants continuent à s’instruire : c’est là que le traducteur livre souvent ses secrets, en dit long sur le monde de l’édition et ses rapports avec le marché.
À côté des exercices de traductions le CETL offre aussi une série d’ateliers d’incitation à l’écriture, animés par Michel Wolkovitch, non pas pour y apprendre à écrire dans l’absolu, mais à mieux écrire sous la contrainte, à mieux manipuler la langue maternelle. Enfin, le CETL a également prévu des séminaires d’analyse textuelle animés par Jean-Claude Lebrun, journaliste à l’Humanité et critique littéraire. Il y enseigne à décortiquer un texte, à mettre à plat son agencement, ses ficelles, ses diverses dimensions constitutives. C’est lui aussi qui dirige des séminaires sur le monde du livre et de l’édition en France et en Belgique francophone. D’autres séminaires sont organisés sur les droits d’auteur, les pratiques de l’édition et la déontologie de la traduction, animés par Olivier Mannoni. La partie théorique, n’a donc pas été oubliée, pas plus que celle des rapports avec le marché et les professionnels.
Chaque cycle annuel est clôturé par un examen où la barre est mise très haut. Cet examen est original dans la mesure où les étudiants sont placés dans des conditions de travail idéales, car ils ont libre accès à toute source documentaire. Un choix d’une dizaine de textes leur est proposé, car on ne peut faire l’économie d’un minimum d’empathie avec le texte à traduire. Après avoir réussi les deux années de formation, l’étudiant peut passer à une phase de tutorat, en se lançant dans la rédaction du mémoire. Il dispose d’un maximum de trois années pour réaliser une traduction inédite, sous la direction d’un professionnel. Cette phase est importante en ceci qu’elle force l’étudiant à travailler sur la longueur plutôt que sur des extraits et qu’il bénéficie de conseils et de corrections individualisées de la part du directeur de mémoire. Dans le jury de soutenance, ce dernier sera épaulé par un autre professionnel de la traduction et par un éditeur. Dernièrement, l’éditeur présent à la soutenance d’un mémoire fut tellement séduit par le texte et la qualité de la traduction, qu’il a aussitôt émis le souhait d’acheter les droits du texte original et de publier la traduction. Et c’est une telle réaction que toute l’entreprise du mémoire et de la soutenance vise idéalement, bien sûr.
Je conclurai en abordant le problème des langues de départ. En France, vous formez surtout des anglicistes. Comment remédier à cette pléthore unilatérale ? Comment former à traduire du tchèque, du polonais ou de l’hébreu ? Depuis trois ans, nous avons lancé une initiative qui semble fonctionner, consistant à proposer des « cours à distance ». Sont concernées les personnes qui ne peuvent venir assister aux ateliers de Bruxelles, ou pour lesquelles nous ne pouvons ouvrir de section faute d’un nombre suffisant d’étudiants. Nous constituons alors une équipe de professionnels qui proposera une douzaine d’exercices par année, des textes plus longs que ceux traités dans les ateliers. L’avantage de cette formation épistolaire est qu’elle est hautement individualisée, et elle a déjà permis à trois étudiants d’accéder à la publication de leur mémoire. Les langues travaillées à ce jour aux cours à distance sont l’arabe, le polonais, l’hébreu, le suédois, le russe, le tchèque, et aussi bien sûr, l’anglais, l’espagnol, l’italien, le néerlandais… Cette formule à distance a l’énorme avantage de former des traducteurs ayant pour langue de départ des langues dites minoritaires, qui ne sont que trop rarement exploitées dans l’optique de l’ex-traduction de cultures moins connues.
Et le diplôme au bout du compte ? La première question qui se pose est de savoir si un éditeur y sera sensible. Au CETL le diplôme est plutôt conçu comme une formidable lettre de recommandation. Il mentionne en effet les noms de tous les formateurs de qualité, connus des éditeurs. Enfin, le fait d’être apprécié et qualifié par un jury de professionnels de haut niveau, nous a semblé être le meilleur argument pour s’attirer les faveurs d’un éditeur.
Martin de Haan
Avec ces cours de déontologie et de droits d’auteur, avec cette participation d’un éditeur au jury de soutenance de mémoire, le lien avec le marché apparait clairement. Est-ce la même approche au master de traduction littéraire de l’institut Charles V ?
Antoine Cazé
Je précise que je ne suis à la tête de ce master que depuis trois ans. Auparavant, j’ai créé et animé pendant dix ans un autre master - un DESS de traduction d’édition plutôt orienté vers les sciences humaines et les domaines artistiques - à l’université d’Orléans. J’ai pu y faire l’expérience de ce qui était quasiment une commande du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche pour développer les formations professionnelles en sciences humaines à l’université. De tels diplômes professionnalisés existent depuis longtemps pour la chimie industrielle ou les systèmes automatiques par exemple, mais peu de choses existaient pour les sciences humaines jusqu’au milieu des années 90. C’est dans ce contexte particulier d’injonction de créer des formations professionnelles formatées par le système universitaire que sont nés les masters. Ce qui explique pourquoi les formations sont majoritairement tournées vers l’anglais : cette demande a été faite à tous les départements de sciences humaines, et pour ce qui concerne les langues et donc le métier de traducteur, le gros des bataillons était constitué d’anglicistes. Par effet mécanique, les formations se sont vues implantées dans des départements d’anglais, et dans une moindre mesure d’allemand et d’espagnol, triade la plus enseignée dans les universités françaises.
Pour en revenir au master de Charles V, cette formation a été créée la même année que le CETL, en 1989, avec des universitaires et des traducteurs. Car d’emblée il s’est agi de faire collaborer des enseignants chercheurs en études anglophones et des professionnels de la traduction, selon le principe de base de cette formation. Ainsi, nous organisons chaque année un cycle de dix conférences, animées par des professionnels de la traduction, de l’édition et des métiers du livre, pour aborder les aspects concrets de leur activité. Olivier Mannoni, par exemple, vient faire une présentation sur les contrats. Outre ce premier contact fort avec le milieu professionnel, les étudiants bénéficient d’un tutorat qui leur permet, en binôme et sous la direction d’un professionnel de la traduction en exercice, d’apprendre les outils, les ficelles du métier. Il s’agit d’un véritable atelier, de type compagnonnage, où l’on va se former auprès d’un maître et baigner dans l’univers de la traduction. C’est une manière irremplaçable de mettre à l’étrier le pied de nos jeunes étudiants.
Martin de Haan
Une fois arrivés sur le marché du travail, ces étudiants trouvent-ils à exercer leur métier ?
Antoine Cazé
Il est difficile d’évaluer globalement cette arrivée sur le marché, en l’absence de statistiques consistantes. En science humaines, la conversion d’une formation en un emploi n’est en général pas évidente. Olivier Mannoni dénonçait tout à l’heure un manque de formation pratique, mais dans le domaine des sciences humaines il s’agit surtout d’apprendre à acquérir une attitude intellectuelle par rapport à un objet, des pratiques de lecture, des modes d’investigation ou d’écriture. Tout cela fait partie de la formation générale et pas immédiatement professionnelle. Il est évident que tous les étudiants ne deviennent pas traducteurs, mais je sais que sur les douze étudiants de la promotion 2011, la moitié ont obtenu ou sont en passe d’obtenir un contrat dans la foulée de leur stage chez un éditeur. J’avais tenté de mener une étude statistique sur cinq ans à Orléans et j’étais arrivé à des résultats similaires, soit 60% des étudiants travaillant dans la traduction dès leur sortie de diplôme. Certains, par le biais d’une formation complémentaire, s’étaient spécialisés dans la traduction juridique ou technique.
Nous avons à Charles V un cursus de traduction certes remarquable avec le master pro, mais nous travaillons aussi en amont, avec la mise en place d’un « parcours traduction » dès l’année de licence, permettant aux étudiants de commencer à se sensibiliser à des questions de traduction. Nous avons également une branche du master 1 d’études anglophones dédiée à la traduction, qui prépare à rejoindre le master 2, celui-ci étant accessible uniquement sur concours. Nous accueillons aussi des personnes en reconversion professionnelle : enseignants, journalistes, acteurs des métiers du livre, etc.
Lors de cette formation initiale, nous nous attachons à montrer aux étudiants que la traduction est très différente de l’apprentissage de la langue : être fort en version ou en thème ne garantit aucunement que l’on soit un bon traducteur. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les éditeurs ont longtemps été réticents à faire appel à des traducteurs universitaires.
Nous proposons aussi un stage (obligatoire) en maison d’édition, d’une durée moyenne de trois mois, au cours duquel les étudiants travaillent sur des projets en cours. On leur confie des tâches de relecture de traductions en cours, de lecture de manuscrits en langue originale, de rédaction de quatrièmes de couverture, d’argumentaires pour les libraires, de présentations au comité de lecture, etc. On ne leur demande jamais de participer à des traductions qui ne seraient pas payées par l’éditeur, cela va de soi, déontologie du formateur oblige.
Martin de Haan
Nous parlons là de l’anglais, où 50% des étudiants arrivent à décrocher un contrat. Mais qu’en est-il des « petites langues », comme le suédois ?
Elena Balzamo
La Suède est un petit pays doté d’une grande littérature… Le séminaire de traduction que je dirige à l’Institut suédois reflète mes deux convictions. La première est que l’on ne devient pas un bon traducteur par miracle, d’un seul coup ; il faut envisager un travail de longue durée, comme, par exemple, pour la musique. La seconde conviction est que, de même qu’un musicien ne peut se contenter de faire des gammes et doit, de temps à autre, se produire en concert, un traducteur se doit de publier un livre.
Ainsi le séminaire rassemble-t-il une vingtaine de personnes qui travaillent sur un projet aboutissant à la fin de chaque année à l’édition d’un livre. Un recueil, une anthologie… Une longue séance, une fois par mois, permet de discuter à tour de rôle de la traduction de chacun. Le tout premier séminaire, qui fut à l’origine du projet actuel, a donné lieu à une petite publication ; depuis, nous avons édité un livre de contes, une anthologie de la prose suédoise contemporaine, où 17 auteurs suédois inconnus en France sont présentés par 17 traducteurs, un troisième recueil est en cours.
La dernière heure de chaque séance est consacrée à l’intervention d’un invité extérieur : les différents acteurs de la chaine du livre viennent parler de leur métier, de leur rapport à la traduction. Cela peut être un traducteur, un éditeur, un libraire, un auteur, ou même un agent littéraire, car il faut connaitre aussi ses « ennemis »…
Martin de Haan
Qui sont les étudiants ?
Elena Balzamo
D’une façon générale, je pense que dans les années à venir le profil du traducteur-type va changer. Les membres de notre séminaire sont en grande majorité bilingues et biculturels, ce ne sont pas des scandinavistes de formation, loin de là. Leurs « lacunes » concernent beaucoup moins la langue que les références culturelles, ils ont besoin d’être renseignés sur l’histoire, l’histoire de la littérature, etc. Loin est l’époque où les ouvrages nordiques étaient traduits par l’intermédiaire de l’allemand, aujourd’hui c’est impensable ; et il me semble que bientôt il y aura également un vivier de Russes, de Bulgares, de Polonais, etc., vivant en France, qui vont se former à la traduction, sans avoir besoin d’apprendre la langue. A cet égard, notre séminaire (qui se tient dans les locaux de l’Institut suédois à Paris), cas exemplaire de coopération culturelle, offre peut-être un modèle, à la fois souple et productif. Financé par la Suède, peu codifié, gratuit, sans diplôme, il a pu, depuis le début, se développer en pleine liberté, sans la moindre ingérence des « sponsors » (Swedish Arts Council).
Martin de Haan
Si j’ai bien compris, le nombre de formations à l’anglais pose problème en France, où l’on en compte une dizaine. Cela donne environ 80 traducteurs littéraires anglicistes par an…
Antoine Cazé
Ce chiffre résulte d’un calcul mathématique, mais en réalité ces formations ont des profils différents : certaines forment à des métiers connexes au métier de la traduction, avec des passerelles vers de possibles réorientations. Si l’on s’appuie sur les chiffres du master de Charles V, au rendement sans doute supérieur à celui d’autres formations moins connues, 50% des diplômés trouvent un contrat à l’issue de leurs études. Cela dit, je reconnais l’existence du problème posé par le trop grand nombre de ces formations, qui en France ne fonctionnent pas en ordre de marche commun.
Martin de Haan
Cela me fait penser au cas de l’Italie, où l’on trouvait auparavant une seule université où la traduction littéraire était enseignée, tandis qu’aujourd’hui on observe l’irruption de toutes sortes de diplômes…
Antoine Cazé
J’ai évoqué tout à l’heure la commande institutionnelle. Lorsque nous avons ouvert le master de traduction à Orléans, nous avons bénéficié la première année d’une aide spécifique aux formations nouvelles. Puis d’aucune subvention, le président de l’université expliquant que nous devions nous autofinancer, par exemple en augmentant le nombre de nos étudiants. J’ai bien tenté de lui expliquer qu’il était hasardeux de lancer chaque année trente étudiants sur le marché de la traduction (contre une dizaine la première année), mais telle est en partie la logique de l’université aujourd’hui.
Martin de Haan
On peut se demander, dans ce contexte, comment parvenir à former suffisamment de traducteurs dans d’autres langues. Jörn Cambreleng, qu’en est-il de votre « Fabrique des traducteurs »?
Jörn Cambreleng
Nous avons créé en 2010 « La fabrique des traducteurs », plateforme de professionnalisation et de formation permanente qui vise à renouveler, au niveau international, les générations de traducteurs du français. Cette initiative est partie d’un état des lieux, d’un point d’observation aussi, le Collège des traducteurs, qui accueille une centaine de résidents par an, à 80% des traducteurs étrangers qui traduisent du français vers leur langue. Trois zones géographiques dominent : l’Europe de l’est, l’Amérique latine et l’Asie, où l’on observe depuis peu une forte augmentation du nombre de traducteurs, particulièrement en Chine et en Corée.
Lorsque nous avons proposé ce type de formation aux différentes tutelles qui ont accompagné ce projet, nous avons souligné qu’il s’agissait de pallier les déficiences de l’université mais pas d’entrer en concurrence avec elle. Cette formation professionnalisante sur dix semaines s’adresse à des post-diplômés ayant déjà une première expérience de traduction, soit en revue, soit en livre publié, que l’on va accompagner sur un projet qui est le leur. Ces personnes porteuses d’un projet de traduction vont trouver là un atelier, avec une dimension de recherche possible sur leurs pratiques, leur métier.
Cette formation s’exerce à travers un tutorat horizontal, en binôme, le premier traducteur traduisant dans un sens et le second dans l’autre sens. Cette situation de bilinguisme idéal fait la spécificité de cette formation. Parallèlement s’exerce un tutorat varié, avec des traducteurs qui ont des approches différentes voire opposées. Enfin, nous avons un cycle de conférences qui assure une intégration dans le métier.
La semaine dernière, en faisant le bilan avec le tuteur d’un des binômes, ce traducteur argentin m’a dit qu’à travers son expérience, il envisageait son tutorat comme « oblique », au sens où, même inégal, c’était un partage d’expérience. Tous n’ont pas cette souplesse d’esprit, je pense en particulier à ce un traducteur chinois incapable de sortir d’une conception de l’enseignement très verticale.. De plus, en Chine, il arrive que des traducteurs de la nouvelle génération soient bien meilleurs que ceux qui les ont précédés.
Au cours de ces dix semaines, trois semaines auront été passées avec un premier tandem de tuteurs, puis une semaine de travail en autonomie pour avancer dans le projet, puis retour au tutorat, etc. La dernière semaine est consacrée à la préparation d’une lecture publique. Certains traducteurs sont terrorisés à la perspective de devoir s’exprimer en public, car nous leur demandons de faire cette lecture pour présenter leurs travaux, expliquer leur choix de traduire tel ou tel texte et décrire les difficultés rencontrées. Ces quelques minutes de prise de parole ont parfois donné des résultats admirables, mais au-delà, cet exercice auquel ils pensent dès le premier jour de formation a le mérite de les aider à clarifier leur démarche. En confrontant sa pratique à celle des autres, on est renvoyé à sa propre pratique de traducteur et l’on ouvre le champ des possibles.
Martin de Haan
Toutes ces formations sont censées préparer à l’entrée sur le marché de la traduction, mais quelles sont les exigences du marché ? Faut-il que les traducteurs tentent de l’orienter en proposant des œuvres ou des langues de traduction ?
Antoine Cazé
Nos camarades traducteurs techniques, qui ont aussi des formations universitaires, ont essayé à l’initiative de certains d’entre eux de mettre en place une « charte de qualité » des formations. Cela suppose l’établissement de normes, imposées par le marché. On comprend qu’il soit possible d’envisager un produit normalisé, voire standardisé, en matière de traduction technique, et de fait certains cabinets de traduction se prévalent de la norme ISO. Mais il me semble impossible de faire la même chose pour la traduction littéraire. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille ignorer les demandes du marché. La formation en binôme, le travail en atelier, où chacun apprend des pratiques de l’autre, me semble être la meilleure méthode. Olivier Mannoni s’élève avec virulence contre certains programmes de master qui ne prennent pas réellement en compte la dimension professionnelle du métier : il a raison.
Martin de Haan
Que faudrait-il changer pour permettre un meilleur contact entre formation et marché ? Relève-t-on des lacunes spécifiques pour les petites langues ?
Elena Balzamo
La situation des petites langues est délicate, et il me semble qu’une des raisons en est la « désalphabétisation » des éditeurs, qui maîtrisent de moins en moins les langues étrangères, de sorte que des pans entiers de la production littéraire leur sont inaccessibles ; ils sont obligés de fonder leur jugement sur les rapports de lecture. D’où leur peu d’intérêt à l’égard des « petites » littératures.
Les traducteurs ont traditionnellement servi de relais pour les petites langues, introduisant de nouveaux textes, de nouveaux auteurs. Ainsi, plus il y a de spécialistes d’une langue donnée, plus il y a de chances pour que cette langue attire l’attention, suscite la curiosité des éditeurs. Mais cela ne signifie pas qu’il faille former à tour de bras des traducteurs des langues rares : avoir cinquante traducteurs du serbo-croate est un non-sens, chômage garanti pour tous les cinquante.
Il est essentiel de ne pas laisser les agents investir ces marchés ô combien fragiles, car le plus souvent, faute de maîtriser la langue, ils n’ont pas d’accès direct aux littératures en question. Il faut que les traducteurs conservent leur rôle de passeurs ; l’idéal serait qu’ils soient rémunérés pour ces activités.
Jörn Cambreleng
Quand nous avons proposé cette formation, nous avons été accompagnés très vite et très fort par l’Institut français et le ministère des Affaires étrangères, partant du constat d’un manque de renouvellement des générations de traducteurs du français dans le monde. Ils ont accepté ce modèle d’une traduction dans les deux sens, mais lors des premiers recrutements nous avons eu beaucoup plus de difficulté à trouver des candidats traduisant vers le français que vers les autres langues. En particulier concernant le chinois, nous avons eu grand peine à trouver quatre candidats pour trois places ? Heureusement trois d’entre eux convenaient…
Nous avons fait venir Eva Chanet, éditrice chez Actes Sud, responsable du domaine extrême-oriental, qui a expliqué aux étudiants qu’ils avaient un boulevard devant eux. En effet, des pans entiers de littérature restent à explorer, des chefs-d’œuvre attendent d’être traduits pour la première fois, et en tant que traducteur de l’allemand, j’envie à cet égard les traducteurs des langues moins diffusées. Actuellement le marché existe à peine pour le chinois, comme pour d’autres langues de moindre diffusion, mais il peut être développé. Comme pour la littérature suédoise avec Millenium, un jour sortira un livre-phénomène qui entraînera derrière lui de nombreuses autres traductions.
Françoise Wuilmart
Il faudrait peut-être remonter à la racine du problème, c’est-à-dire susciter l’intérêt des étudiants pour d’autres langues. Combien d’instituts supérieurs n’offrent-ils qu’un choix réduit ? On commence à comprendre cela à Bruxelles, où l’ISTI (Institut Supérieur de Traducteurs et Interprètes de la Communauté française de Belgique) offre désormais une panoplie de dix langues, dont le chinois, le japonais, l’arabe, le turc, le croate, etc. Plus l’intérêt pour ces langues ira croissant, plus il y aura de traducteurs potentiels et donc de traductions de ces langues de départ négligées jusqu’ici.
Antoine Cazé
L’hégémonie de l’anglais est finalement structurelle, et la mission de l’université devrait être au minimum de ne pas aggraver cette hégémonie, par exemple en cessant de mettre en place des structures qui la favorisent… Il faudrait faire venir des étudiants de toutes les langues, et à cet égard l’Inalco représente un modèle formidable – cet institut fait d’ailleurs aujourd’hui partie du PRES (pôle régional d’enseignement supérieur) Paris Cités, auquel participe également Paris Diderot. L’Inalco est d'abord un institut de recherche sur toutes les langues, et pas seulement les langues orientales, c’est pourquoi son nouveau master de traduction comporte quelque chose comme 25 langues, pour une trentaine d’étudiants cette année. Si nous pouvions avoir des structures transversales permettant de regrouper des spécialistes de langues distinctes mais qui travaillent tous autour de la traduction en tant que cœur de métier, je pense que nous aurions fait un grand pas.
Dans le rapport de Pierre Assouline, on trouve un paragraphe intitulé : « Vers une école de traduction littéraire ? ». Il répond par la négative à cette interrogation, expliquant qu’il est préférable que les formations déjà existantes se concertent pour fonctionner en harmonie, notamment pour éviter les doublons. Sans quoi l’on se retrouve dans une situation où l’anglais est enseigné dans tous les masters de traduction, ce qui est malheureusement le cas actuellement. Il faut savoir que l’université est une machine très lourde, qui contracte de manière périodique avec l’État pour avoir le droit d’ouvrir des formations. À Paris Diderot, nous allons bientôt renouveler notre contrat, désormais quinquennal, avec l’État, ce qui signifie qu’une fois ce contrat engagé, il sera difficile (voire impossible) de modifier les formations offertes avant… 2017. Nous devons faire ce que nous avons dit vouloir faire dans le cadre du contrat. Nous réfléchissons toutefois à la possibilité de faire évoluer notre master de traduction, qui est un modèle reconnu par la profession, en accueillant en son sein d’autres langues, selon une formation partagée. Une telle ouverture est à mon sens une nécessité.
Martin de Haan
Y a-t-il des questions dans la salle ?
Annie Mignard, écrivain
J’ai longtemps travaillé - six ans - au master de Charles V. Michel Gresset m'avait engagée en tant qu’écrivain, en disant: Les étudiants connaissent bien l'anglais, mais mal le français. Mon rôle était de leur apprendre à lire et écrire en français. Je vois une évolution très favorable du master, qui se soucie du marché et du devenir des étudiants diplômés. Le carcan administratif est en effet très lourd : au début, nous prenions chaque année ceux qui étaient au niveau, une dizaine d’étudiants, puis il a brusquement fallu en inscrire 14, chiffre minimum officiel. Nous avons cherché quelques accommodements avec le ciel; dans une filière professionnelle, cette exigence est absurde, qui met la charrue avant les bœufs.
Au nombre des formateurs, j'entends parler aujourd’hui de traducteurs, d'éditeurs; une seule personne a mentionné les écrivains, et c'est ce point que je voulais soulever. Je faisais travailler mes étudiants sur des nouvellistes vivants, d'aujourd'hui, parce qu'ils étaient arrivés en disant: « Il n’y a plus de littérature française ». Cette phrase fait mal au ventre à entendre, c'est ce qu'on lit dans la presse, c'est ce qu'on entend dans les dîners en ville, et j'ai pensé que ce masochisme, cet autodénigrement étaient aussi fondés sur l’ignorance. Donc, j’ai fait une thèse sur la Fiction brève dans la littérature française contemporaine, puis un livre pour Yves Mabin au ministère des affaires étrangères sur la Nouvelle française contemporaine, qui est diffusé dans l'université française, et sur internet et qui a été repris partout dans le monde. Et au moins pour la fiction brève, plus personne ne peut dire qu'il n'y a plus de littérature française!
Antoine Cazé
Au master de Charles V, nous avons toujours les cours d’écriture et de littérature française, bien entendu. Compte tenu de l’intérêt manifesté par les étudiants, nous avons même dû dédoubler ce cours ! Michel Volkovitch fait avec virtuosité des travaux de préparation à l’écriture, tandis qu’une seconde intervenante, Camille Bloomfield, une jeune universitaire qui vient d’achever une thèse sur l’Oulipo, donne des cours de littérature française contemporaine et fait venir des auteurs. Nous avons ainsi reçu l’année dernière Paul Fournel et Jacques Jouet pour une conférence très appréciée des étudiants, à qui Camille avait fait écrire des textes à contraintes. J’ajoute qu’à son initiative, hier a justement été mis en ligne le site du master de traduction, qui s’appelle « Lire en ligne », où certains étudiants ont accepté de poster leurs textes créatifs. Il y a donc un réel investissement du champ littéraire français, et c’est là un aspect majeur de cette formation. Il n’y a pas de secret : pour être un bon traducteur, il faut être soi-même un auteur, il faut connaitre les auteurs, avoir l’amour des mots et de l’écriture.
Dieter Hornig
Il y a dans cette salle une vingtaine d’étudiants qui suivent un master de traduction à Paris 8, qui s’appelle « master T3L », avec des cours de littérature et un accès à de nombreuses langues. Je vous invite à découvrir sur Internet le site de ce master, que je regrette de ne pouvoir vous présenter plus avant.
Par ailleurs, j’indique que je ne me reconnais pas vraiment dans la vision que certains ont donnée de la formation du traducteur, avec des termes tels que « ficelles du métier », comme si la formation consistait à transmettre des techniques ou un savoir-faire. Se joue selon moi non pas la traduction d’une langue vers une autre langue, mais avant tout la traduction d’une œuvre. La formation des traducteurs demande donc à être améliorée, en s’interrogeant sur ce qui doit être transmis.
Antoine Cazé
On ne saurait pourtant nier qu’il existe un savoir-faire, très complexe, qui demande d’acquérir un certain nombre de savoirs. Nous avons par exemple un cours de stylistique comparée appliquée à la traduction, très utile pour comprendre les différences de fonctionnement des deux langues sur lesquelles ont travaille, par exemple d’un point de vue narratologique. Si l’on ne sait pas comment sont configurés les outils, on ne sait pas s’en servir.
Je voudrais d’un mot compléter la description du master en revenant sur le mémoire de traduction longue que les étudiants présentent à la fin de l’année, d’une longueur de cent feuillets. A cette occasion, je leur dis souvent qu’ils ne seront pas traducteurs tant que leur traduction ne fera pas texte. On traduit un ensemble organique, et toute la difficulté est de produire une traduction de même nature, plutôt qu’un bout-à-bout de phrases traduites.
Françoise Wuilmart
Dieter Hornig a l’art de poser des questions essentielles… Nous avons été priés, si je ne me trompe, de présenter nos écoles, d’un point de vue structurel, et non d’expliquer ce qu’était un cours de traduction. Oui, nous enseignons des savoir-faire, mais l’atelier bien sûr visera surtout à sensibiliser l’étudiant à tous les aspects de la traduction littéraire. Quand le traducteur est seul devant son écran d’ordinateur, il n’a de son texte qu’une seule lecture, la sienne propre. Ce n’est plus le cas dans l’atelier, et c’est ce qui en fait toute la richesse pédagogique et formatrice: l’occasion de découvrir d’autres lectures possibles et de repérer dans le texte des aspects, des dimensions, des connotations que l’on n’avait ignorés seul face à son texte. Cette ouverture d’esprit à d’autres traductions possibles est essentielle, dans la mesure où l’idéal est de restituer un texte dans toute sa polysémie, plutôt que de présenter sa seule version réductrice.
Outre le savoir-faire et les « trucs du métier », un cours de traduction littéraire devrait proposer aussi un travail de repérage et de recréation d’éléments essentiels comme la cohérence textuelle. Beaucoup de traductions qui pêchent par ce manque de cohérence recréent un texte qui n’en est plus un parce qu’il n’a plus ni queue ni tête… Cela peut tenir tout simplement à une méconnaissance de la signification profonde des connecteurs, ou au non-repérage des champs sémantiques. Il s’agira aussi de sensibiliser l’apprenant à des composantes textuelles aussi subtiles que le ton, ou cette fameuse « voix du texte » qui ne correspond pas nécessairement à celle de l’auteur.
Jörn Cambreleng
La créativité ne s’enseigne pas, certes, mais on peut créer un espace où différentes sensibilités se rencontrent, se confrontent et s’alimentent. Au CITL, quelle que soit la langue, tous les formateurs ont souligné combien ils avaient appris durant les ateliers. Peut-être serait-il utile, dans cette perspective, de réfléchir en commun au sujet de la formation permanente des traducteurs confirmés, sujet qui ouvre des perspectives pour l’avenir. Les traducteurs gagneraient à pouvoir de temps à autre s’extraire de la pression de la productivité, à trouver des sas où réfléchir sur leur pratique.
Olivier Mannoni
On dénombre exactement 83 personnes sorties l’année dernière du master de traduction littéraire, ce qui est beaucoup. Et si seulement la moitié d’entre elles deviennent des professionnels, cela signifie que l’autre moitié aura échoué et je ne crois pas que l’on puisse s’en féliciter. Le problème principal de la traduction littéraire aujourd’hui, qui s’est révélé catastrophique pour la traduction audiovisuelle, réside dans les pratiques d’un certain nombre d’éditeurs qui puisent dans ce vivier pour faire travailler des traducteurs à des tarifs scandaleux. Les éditeurs d’héroic fantasy recrutent en ce moment, mais les tarifs ont baissé, les jeunes traducteurs travaillant maintenant à 12 euros les 1500 signes informatiques… Il faut résoudre ce problème, ce qui demande une certaine coordination. Or, les tentatives de rapprochement se heurtent à une forte inertie de l’université.
Antoine Cazé
Lors du pot de fin d’année de notre master, une jeune éditrice d’héroic fantasy est venue distribuer ses cartes de visite à mes étudiants, en leur disant : « Si vous voulez du boulot, venez me voir »… Elle fait la sortie des écoles, si je puis dire. Si coordination il y avait, nous pourrions en effet préparer un code de bonne conduite visant à éviter les abus, mais nous en sommes loin…
Marie Gravey, traductrice
Parmi les contraintes institutionnelles, n’y a-t-il pas pour un master pro l’obligation d’un retour sur le devenir des étudiants quelques années après l’obtention du diplôme ? D’autre part, suivre une formation de traduction littéraire pour le plaisir ou la culture générale, pourquoi pas, mais dans ce cas il serait utile de le dire d’emblée aux étudiants pour qu’ils ne se retrouvent pas ensuite à exercer une activité par défaut. Pour nombre d’entre eux en effet, qui dit master pro dit avenir professionnel… D’où ce sentiment de double-discours dans beaucoup d’institutions françaises, très dommageable pour les étudiants qui à 25 ans vont devoir changer de voie. En ligne de fond, j’ai l’impression aussi que face à la demande institutionnelle, la réponse qui a consisté à ouvrir des filières pro en sciences humaines et en langues aurait pu prendre d’autres formes, qui auraient évité la multiplication des filières.
Antoine Cazé
Il est vrai que les universités demandent un retour sur les formations et c’est dans ce cadre que j’ai répondu à une enquête. Je comprends ce que vous voulez dire en parlant de double-discours. Je prendrai ce problème sous un autre angle : en tant que formateur professionnel depuis dix ans maintenant, je suis scandalisé par la façon dont ma propre institution, l’université française, traite ses intervenants professionnels, payés au lance-pierre au mieux six mois après l’intervention en conférence ou en atelier, et encore parce que nous avons insisté auprès de l’administration. C’est structurel : l’université fonctionne comme cela, tout en nous demandant de nous mettre à l’écoute des milieux professionnels, de nous ouvrir sur la société. C’est une bonne chose, mais les moyens n’y sont pas…
Aurait-on pu faire autre chose ? Je vous répondrai en vous communicant le délai accordé par l’université pour monter le master, à l’époque : trois mois. On veut bien être inventif, mais c’est rien moins qu’évident dans ce contexte. Cela étant, nous représentions une première vague et il se fait d’autres choses maintenant. À Paris Diderot, deux collègues ont monté ensemble un master qui inclut des langues et des lettres, visant à former à la rédaction et à la conception de contenus sur Internet. Pouvait-on inventer cela en 1998 ? Sans doute pas.
Françoise Wuilmart
Certes, on ne peut promettre un avenir professionnel à tous les étudiants. Mais pour devenir un traducteur littéraire professionnel, il faut y mettre aussi du sien ! En ce qui me concerne, personne ne m’a jamais tendu la perche. Il ne faut pas dorer pas la pilule aux étudiants : ils s’engagent dans cette formation à leurs risques et périls, et pour percer il faut à la fois du talent et de la chance. Connaissez-vous une autre discipline où les places sont assurées à la sortie de l’université ? Je n’en connais pas…
Antoine Cazé
C’est un peu le procès qu’on fait à l’école en général... Mais aucune formation ne peut garantir que l’on va réussir sa vie.
Véronique Rolland, éditrice
Olivier Mannoni a dit qu’il y avait une volonté générale, chez les traducteurs et les éditeurs, de mieux travailler ensemble. C’est vrai : même les éditeurs qui ne payent pas toujours très bien se félicitent que l’actualité les oblige - et en particulier oblige les actionnaires notamment américains - à réfléchir à la rémunération des traducteurs et à leur requalification. En effet, pour qui veut une traduction de qualité, payer le traducteur parait être une bonne stratégie…
Je voudrais souligner que nombre d’éditeurs entretiennent une bonne relation avec leurs traducteurs, même parmi les maisons spécialisées dans les littératures populaires ou décriées, où l’on travaille sérieusement et où les traducteurs ont un retour sur les textes qu’ils proposent.
Enfin, je ne savais pas qu’autant de traducteurs qualifiés en anglais étaient formés chaque année, et je m’en réjouis : venez chez nous, nous sommes preneurs !