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Alain Absire C'est un plaisir d'accueillir Madame Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat chargée de la Prospective et du développement de l'Economie numérique. Nous avions trouvé très intéressants ses développements au Salon du Livre lors des Assises du numérique et dans ce prolongement, elle a sûrement beaucoup de choses à nous dire. Je lui laisse donc la parole et lui poserai ensuite un certain nombre de questions.
Nathalie Kosciusko-Morizet Merci monsieur le Président, je suis impressionnée à plus d'un titre, par cette maison d'abord, et parce mon éditeur est au premier rang de l'assistance ! Les travaux de la journée ont été marqués du sceau de la nouveauté avec des auteurs confrontés aux nombreuses évolutions économiques du secteur. Il y a certes des zones d'ombres, des questions, mais en propos introductif, je souhaite souligner que, de mon point de vue, dans le secteur du livre, ce qui n'est pas le cas de tous les secteurs impactés par le numérique, ces questions peuvent être source d'opportunités et pas seulement de menaces. Opportunités parce que, contrairement à d'autres secteurs où le numérique a substitué une offre à une autre, dans les métiers du livre il permet d'atteindre un public jeune, qui lit relativement peu et souvent seulement sous le seul format numérique. Il peut donc être un instrument de reconquête plus qu'une substitution brutale à des métiers traditionnels. Ensuite parce que le numérique permet d'avoir une connaissance et une compréhension des lecteurs, de leurs désirs, de leurs modes de consommation, de leurs évolutions, rarement fournis par les autres modes de distribution. Ce fut d'ailleurs l'une des erreurs du monde de la musique de ne pas avoir compris que la consommation passait d'un mode de stock à un mode de flux, beaucoup d'internautes disant en effet ne pas acheter tout ce qu'ils écoutent. La dernière raison d'être optimiste, c'est que le monde de l'édition prend les choses beaucoup plus en amont que d'autres secteurs, qui ont attendu d'être au pied du mur pour prendre des décisions. Le numérique représente encore très peu de chose dans la chaîne de valeur, ce qui offre la possibilité de prendre les bonnes postures pour négocier ce virage. Le piratage existant est trop peu significatif pour mettre en péril la chaîne de valeur du livre, d'où une certaine souplesse pour discuter. L'heure est à la réflexion, et pour cela, il est utile de préciser de quoi on parle.
L'expression livre numérique est très ambiguë car sous ce nom, on parle de différentes choses : de la numérisation de textes déjà publiés, de la publication dans le même temps du format papier et du format numérique, et enfin de l'édition d'ouvrages qui ne seront publiés que sous forme numérique, ces trois aspects étant impactés très différemment par le numérique. Ceci étant, la même question se pose, qui est de savoir comment l'apparition de l'outil numérique va modifier la chaîne de valeur, tel le développement des liseuses. Le numérique étant une mise en question des intermédiaires et de leur valeur ajoutée, chacun va devoir la redéfinir afin de défendre sa position et en expliquer l'importance. La bonne nouvelle c'est que tous ses acteurs ont sur cette chaîne de valeur une prise que n'ont pas eue toutes les autres industries impactées par le numérique. J'en veux pour exemple les publications scientifiques et techniques et les revues, aux modèles déjà bien établis de reconquête ou de développement de la valeur, qui ont beaucoup gagné à la diffusion numérique. Ce sont certes des modèles économiques très spécifiques avec une échelle de publication très modeste, mais la façon dont certains dans ces éditions ont trouvé un nouvel équilibre et même créé de la valeur, est un signal encourageant, même si ce n'est pas réplicable pour tous. Une autre question très importante et d'une grande actualité est celle de la numérisation du patrimoine écrit, qui agite les relations avec Google,
Alain Absire Nous sommes en procès avec Google.
Nathalie Kosciusko-Morizet Je souhaite dire ma détermination sur trois points.
D'abord, je souhaite que la TVA qui s'applique au livre numérique soit la même que celle qui s'applique au livre papier, (je pense d'ailleurs qu'à terme, il devrait y avoir la même TVA sur l'ensemble des produits culturels). Ceci se décide à l'échelon européen et j'ai bon espoir que nous aboutissions, le dossier étant bon et le gouvernement déterminé. Ensuite, je suis favorable à la création de plateformes mutualisées que les éditeurs pourraient concevoir pour diffuser ensemble les œuvres numériques, étant convaincue que l'union fait la force face aux géants américains et que, si l(on se livre à une bataille sur les formats, ce qui est assuré, c'est la défaite des Français. La technique n'est pas le cœur de métier des éditeurs et une bataille sur les normes techniques serait stérile.
Enfin, je pense que le prix unique du livre doit aussi jouer pour le livre numérique. Cela ne signifie pas qu'il doit être identique à celui du livre papier même, si ce n'est pas aussi simple à appliquer pour le livre numérique. Une condition : que les libraires diffusent du livre numérique. Si l'on s'en tient à la seule diffusion via Internet, on risque une diffusion à perte, avec un prix unique faible fixé par le plus gros diffuseur en ligne. On a absolument besoin du réseau des libraires. Le secteur de la musique a eu le tort de ne pas défendre les disquaires. Le maintien d'un réseau de diffuseurs est une protection par rapport aux mutations d'un secteur, pourvu qu'il rentre lui aussi dans ces mutations. Il est clair que la seule diffusion par Internet se fera au prix d'Amazon qui n'est pas obligatoirement celui souhaité par les auteurs et les éditeurs.
Alain Absire Vous avez repris et recoupé un certain nombre des discussions qui se déroulent depuis ce matin et je voudrais vous poser quelques questions. Quand vous parlez de la refondation de la chaîne des valeurs de l'édition, souhaitez-vous remettre en cause l'ensemble des partenariats au sein de la chaîne du livre ? Cela transparaît au fil de toutes les discussions, et il me semble que ce peut être une chance car depuis sept ans que je préside la Sgdl, on n'a jamais autant parlé sur le fond avec les éditeurs et d'une multitude de sujets. C'est pareil avec les libraires. Il me semble que les uns et les autres nous sommes en train de prendre conscience de nos attentes et de nos problèmes respectifs. Sommes-nous à l'an zéro de quelque chose, est-ce seulement un bouleversement d'ordre économique, ou bien plutôt une refondation de la chaîne de valeurs de l'identité culturelle ? Est-ce aussi dans cet esprit que vous l'envisagez ?
Nathalie Kosciusko-Morizet Je vais reprendre l'exemple de la musique qui est d'une grande clarté. Le numérique est une attaque en règle des intermédiaires, donc une déconstruction des chaînes et des pyramides existantes. Cela permet techniquement d'en court-circuiter certains et cela touche à l'identité car sur Internet par exemple, règne l'idéologie de la désintermédiation, puisqu' on cherche à créer des contacts directs avec tous et entre pairs. C'est créateur de nouveaux modes de fonctionnement, mais cela heurte de façon frontale les façons traditionnelles de travailler. Et ce n'est pas propre au seul secteur économique. Dans le monde du travail, quand on voit arriver la génération « Y », c'est-à-dire les natifs du numérique, nés avec les réseaux sociaux, on constate que ce sont des gens qui ont du mal à accepter la hiérarchie, qui contestent les décisions à l'élaboration desquelles ils n'ont pas été associés, et ont envie d'avoir leurs propres outils de travail et de pouvoir les modifier. Vous êtes confrontés à un mouvement qui remet en cause, de façon parfois polémique, ce qui fait la valeur des intermédiaires. Dans le monde de la musique, il y a beaucoup d'attaques contre les majors et les producteurs vus comme captant de manière illégitime la valeur et des griffes desquels il faut sauver le compositeur et l'interprète, et cela a été une surprise dans le monde de l'Internet de voir ces derniers demander de la régulation. Le numérique permet des courts-circuits qui sont intéressants à expérimenter. Par exemple, le site mymajorcompany.com permet de parier sur un groupe, d'investir sur lui et de devenir actionnaire si ça marche. Un chanteur, Grégoire, a été produit de cette façon. Il va arriver la même chose dans le monde de l'édition, et les éditeurs vont être perçus comme exploitant les auteurs, qu'il va falloir libérer de leur emprise et aider à s'éditer tout seuls. Pour moi, c'est une chance donnée à un secteur de se renouveler. Je ne doute pas de la valeur ajoutée des acteurs de l'édition, mais des acteurs historiques, convaincus à bon droit de leur valeur ajoutée, vont être amenés à en faire de nouveau la démonstration.
Alain Absire La chaîne de médiation du livre va devoir évoluer, auteurs compris et cette demande de régulation est liée au besoin d'intermédiation. Se pose également la question de la valeur de l'œuvre : qu'est-ce qui fait que les auteurs pourront être reconnus comme de vrais créateurs, à partir de quelles normes et comment ne pas être noyé dans le tout et n'importe quoi d'Internet ? Pour ce qui concerne les services à valeur ajoutée que vous avez évoqués, c'est une notion très intéressante, car cela signifie que les métiers de l'éditeur et du libraire, entre autres, sont en train de changer. Que penser du webmarketing qui permet de qualifier des fichiers de clientèle ou de lecteurs qui vont permettre de travailler en direct avec les différentes cibles de lectorat ? Il va bien falloir nouer certains partenariats, lesquels, jusqu'où ? Faut-il avoir la curiosité d'aller voir les spécialistes et comprendre ce qu'ils peuvent apporter au secteur ?
Nathalie Kosciusko-Morizet Le monde de l'Internet réclame d'être offensif. Ce matin même, j'ai lancé un module, « les ateliers d'élus 2.0 », pour permettre aux parlementaires de se familiariser avec Internet, car je veux faire passer le message qu'être défensif sur Internet est néfaste. Il faut noyer les informations négatives par des informations positives. Tout tourne vite sur Internet, on peut faire une fortune en trois ans ... et en perdre une en trois ans aussi ! Le numérique diffuse la valeur à l'intérieur de la chaîne et au-delà, là où elle était très localisée. Dans le temps, la valeur, pour la musique, était dans la production et dans la distribution. Les producteurs ont cru pouvoir lâcher les distributeurs et récupérer l'ensemble de la valeur. Or, non seulement ils ne l'ont pas récupérée, mais ils en ont perdu une partie, et elle s'est diffusée partout. Elle n'est pas toujours captée et demande à être recaptée à travers des modèles économiques innovants dont c'est l'enjeu. Le webmarketing est un outil, mais pas le seul. Mon rêve est de démontrer avec le livre que ce qui est arrivé à la musique n'était pas une fatalité, mais qu'en étant offensif et créatif, on peut transformer l'impact du numérique en atout.
Alain Absire Ces partenariats devront s'établir de façon satisfaisante pour tous.
Nathalie Kosciusko-Morizet Il faut faire la part entre deux types de partenaires, ceux qui sont complémentaires avec lesquels il faut négocier fermement les conditions du partenariat, tel Google, bien équipé pour faire du référencement, du webmarketing, et ceux qui veulent s'approprier votre métier, vis-à-vis desquels il faut être offensif et sans naïveté. Il faut savoir faire le tri.
Alain Absire Les représentants de Google s'exprimeront demain en fin de journée. Je me demande si cette hypothèse de collaboration va, dans votre esprit, jusqu'à la numérisation du patrimoine culturel.
Nathalie Kosciusko-Morizet C'est une nécessité, parce que c'est maintenant que s'élaborent les cadres dans lesquels vont être numérisés nos patrimoines culturels et il importe de discuter avec tous les partenaires potentiels, comme le font toutes les bibliothèques du monde, afin d'être partie prenante des décisions qui seront prises. C'est le sens de la commission que Frédéric Mitterrand et moi allons mettre en place, qui définira un cahier des charges encadrant les conditions de bons accords avec les partenaires privés pour la numérisation, ce qui n'est pas exclusif d'un investissement public accru. C'est le bon moment pour négocier. La Bnf est une princesse aux yeux de Google !
Alain Absire Pour moi, l'opérateur doit se conformer à la volonté de son commanditaire et il y a un équilibre à trouver, faute de quoi aucun accord ne sera possible. La qualité ne semble pas être le souci premier de ces nouveaux acteurs, contrairement à ce qui est le cas dans le monde de l'édition, d'où l'intérêt pour le projet Gallica qui répond à ce souci de qualité. Ce sont des questions très importantes pour nous, dans cette maison, où nous veillons au respect de l'intégrité des œuvres, sous toutes ses formes.
Nathalie Kosciusko-Morizet C'est pour cette raison qu'il faut poser des conditions, en rappelant toutefois que dans l'immense variété de ce que propose Internet peu émerge, attestant de processus sélectifs dont la mise en œuvre diffère de ce que l'on connaissait. Pour exister durablement sur Internet, il faut avoir du talent et il est possible de donner le goût de la qualité aux internautes. C'est un milieu effervescent et très sélectif. On le voit à travers le e-commerce, des sites se lancent, mais ce sont les meilleurs qui survivent. Il y a des codes propres à Internet, une grande place est laissée au jugement du public, mais il en va de même dans l'édition où les succès ne sont pas toujours prédictibles. Il me semble que le monde de l'édition et celui du numérique ont plus de chance de se rencontrer que celui du numérique avec celui de la musique, plus industriel, l'édition étant restée plus artisanale.
Alain Absire C'est la qualité qui empêchera le nivellement par le bas. Par ailleurs, je m'interroge sur le prix unique du livre numérique. La Sgdl s'est beaucoup penchée sur cette question, nous sommes passés par différentes convictions et je me demande s'il ne conviendrait pas que ce soit l'éditeur qui fixe le prix de ce livre. Faute de dispositions fermes, c'est la porte ouverte à Amazon avec son 9,99 $ et je me pose la question de l'implication du gouvernement autour de cette notion de maîtrise du prix par les acteurs de l'édition.
Nathalie Kosciusko-Morizet Internet est mondial. On ne fermera ni les frontières ni le réseau, nous ne sommes pas en Chine qui peut décider la fermeture du réseau, il faut jouer avec Internet. Si on avait fortement régulé sur Internet, cela n'aurait pas pu aider la révolution iranienne par exemple. Imaginez qu'on décrète la fin de l'anonymat sur Internet, on demanderait à tous les iraniens de mettre leur carte d'identité en ligne ? Je ne vois pas comment faire respecter sur Internet un prix fixé par l'éditeur. Je crois plus à la plateforme de diffusion mutualisée, avec un format inter opérable
Alain Absire Le prix unique est un souhait mais comment cela pourrait-il fonctionner ?
Nathalie Kosciusko-Morizet Ce pourrait être sous forme d'une exclusivité pendant une période, via cette plateforme mutualisée. Tous ces modèles doivent être discutés.
Alain Absire Et sur la TVA ?
Nathalie Kosciusko-Morizet Tout le monde a en tête le temps qu'il a fallu pour l'obtenir pour la restauration. C'était devenu un sujet de crispation avec les Allemands. Pour ce qui concerne le livre numérique, je pense que le dossier a de bonnes chances d'aboutir.
Questions de la salle :
Antoine Gallimard Aux Etats-Unis, on parle de nowisme, qui est le « tout, tout de suite, maintenant » d'Internet. N'y a-t-il pas une contradiction entre le temps nécessaire à la gestation et à la découverte d'une œuvre et la diffusion sur Internet qui réclame l'immédiateté ?
Alain Absire C'est le génie d'Amazon qui permet de télécharger en soixante secondes sur son Kindle.
Nathalie Kosciusko-Morizet Oui, mais c'est une contradiction qui traverse le monde contemporain, ce n'est pas particulier au monde de l'édition. Il y a eu des études très intéressantes sur le ratio entre le temps passé sur Internet et le temps utile, à savoir ce qui est retenu des informations collectées. J'appelle de mes vœux une cure de silence...
Daniel Garcia (Livres Hebdo) Comment selon vous les libraires devraient-ils aborder la question de la diffusion du livre numérique ?
Nathalie Kosciusko-Morizet Je trouverais catastrophique que les libraires deviennent des bouquinistes cantonnés dans la diffusion du livre papier alors que leur rôle de conseil demeure important. Ce serait dommage qu'on ne trouve pas chez eux les readers ou qu'on ne puisse pas télécharger depuis leurs librairies. Il faut qu'ils continuent d'être partie prenante de toute la diffusion, et je trouverais même normal que certains accès ne soient possibles que via les libraires afin de protéger ce réseau de diffusion.
Alain Absire Nous arrivons au terme de ce dialogue. Madame, je vous remercie de votre participation et de la clarté de votre intervention.
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