Ludovic Pénet, ancien organisateur des Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, animateur du groupe de travail "Produire et gérer les savoirs" de "Temps nouveaux"
Je suis beaucoup plus optimiste aujourd'hui que je ne l'étais il y a quelques mois, notamment lorsqu'on a commencé à examiner le projet de loi sur le droit d'auteur à l'Assemblée. Comme Alain Absire l'a fait remarquer, le projet a été examiné dans une situation extrêmement conflictuelle, on avait deux blocs qui refusaient de dialoguer l'un avec l'autre et campaient sur des positions irréconciliables.
Je voudrais d'abord pouvoir vous présenter deux exemples de projets qui sont menés soit dans le monde du logiciel libre soit dans le monde de la musique ; évoquer aussi les outils juridiques sous-jacentslorsque l'on aborde le droit de l'immatériel, en m'appuyant sur le cas de la musique.
Vice-président de l'April pendant deux ans, j'ai organisé durant de nombreuses années les Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, mes collaborateurs et moi-même étions tous bénévoles. Depuis quelques années aussi, je m'intéresse beaucoup à ces questions de droits d'auteur au sein d'une petite association qui s'appelle Temps Nouveaux, présidée par Monsieur Christian Paul, le député de la Nièvre.
Le système GNU/Linux est un ensemble de logiciels permettant de faire fonctionner votre ordinateur et contenant de multiples applications dont vous avez besoin, ou dont on pense que vous pourrez un jour avoir besoin : un traitement de textes, un navigateur Internet, un logiciel de comptabilité, etc.
Ce projet a été initié en 1993 par un jeune couple d'étudiants qui s'appelaient Debra et Ian Murdoch. Ils ont pris la première syllabe de leur nom respectif pour créer Debian. La particularité de ce projet est d'avoir été organisé dès le départ pour que les contributions de tiers en fassent partie intégrante, à l'instar de la plupart des projets en ligne qui fonctionnent.
Dans une distribution, il y a typiquement des milliers d'applications différentes. Si une personne, ou une société seule, voulait le faire, cela reviendrait très, très cher et serait encore moins envisageable pour un bénévole qui prendrait sur son temps libre. Debian a défini - ce qui était assez nouveau à cette époque - tout un processus constitué de milliers de personnes qui maintiennent des milliers de « paquets » pour tous les logiciels que l'on peut installer.
Ce projet possède une organisation sociale assez poussée. C'est la définition d'un véritable contrat social avec différents engagements : celui de continuer à faire du logiciel libre, de reverser tous les travaux à la communauté, etc., mais dont on peut noter qu'il n'exclut absolument pas une activité commerciale ou le fait de contribuer à ce projet à des fins commerciales (« Libre » ne signifie pas obligatoirement « non commercial »). Les gens votent pour les grandes décisions, élisent un leader qui a surtout un rôle de représentation, ce projet est devenu aujourd'hui une des distributions de GNU/Linux.
Un deuxième exemple de projet intéressant, la plate-forme musicale Jamendo. C'est une plate-forme de diffusion de musique où sont référencées et diffusées des musiques placées sous licence Creative Commons citée par Florent Latrive. Cette plate-forme a été initiée comme un projet collaboratif, avec aujourd'hui une certaine activité commerciale, mais sans que cela en soit le but premier. Ses engagements sont intéressants, car la mise à disposition sur cette plate-forme est forcément non exclusive. Les contenus qui sont présentés le sont uniquement en fonction des revues des internautes qui participent à la vie du site. C'est un système d'auto-organisation complète de la présentation des oeuvres où celles qui plaisent le plus aux internautes seront mises en avant sur le site.
Debian, ou Jamendo, sont l'exemple type de deux projets créés avec Internet, qui ont grandi avec lui, et qui fonctionnent. Peut-on en déduire une généralité, un modèle universel ? Je ne le pense pas.
Les outils juridiques sous-jacents nécessaires
Evoquer le logiciel libre, c'est évoquer un logiciel dont la licence donne quatre libertés à ses utilisateurs : la liberté d'utiliser le logiciel comme on le désire ; la liberté d'étudier le fonctionnement du logiciel ; le droit de le modifier et le droit de redistribuer le logiciel.
Cette définition canonique du logiciel libre n'implique pas nécessairement un caractère non commercial. Certains font du commerce en faisant du logiciel libre et gagnent très bien leur vie.
Le logiciel libre c'est plutôt seulement une interdiction de restreindre la circulation, c'est l'interdiction d'interdire de comprendre comment le logiciel fonctionne et comment le modifier à son goût. Il existe un élément supplémentaire qu'on assimile souvent au logiciel libre qui s'appelle le « copyleft » ou le « gauche d'auteur » en français, parce que le copyleft, c'est un clin d'oeil au copyright. Le copyleft apporte une contrainte : devoir diffuser le code source, la recette de toutes les modifications que l'on fait à un logiciel. Et ça se traduit sous forme de contrat, de licence, dont la plus connue est la General Public Licence du projet Linux. C'est la licence la plus utilisée pour les logiciels libres aujourd'hui.
Avec les Creative Commons, le principe est assez similaire. On a une autorisation de base de diffusion à des fins non commerciales, puis des options : droit d'exploitation commerciale, droit de modifier ou pas, et éventuellement une contrainte qui ressemble très fort à ce copyleft : devoir rediffuser les modifications dans les mêmes conditions.
Les logiciels libres ou les Creative Commons sont deux procédés qui ont l'avantage de remettent l'auteur au centre du système. Mais peut-on vraiment dire qu'ils protègent leur droit moral dans la mesure où ces logiciels libres nous viennent des États-Unis, pays où le droit moral existe à un état résiduel au sens strict ?
Même si cela n'est peut-être pas vrai au strict plan juridique, on a ici affaire à des communautés qui sont philosophiquement très attachées au respect de la volonté de l'auteur, au respect de sa personnalité et au respect de son travail. Si ce n'est pas du droit moral, ça y ressemble quand même très fort.
Ce sont également deux approches qui remettent le public à une place plus juste. Il y a un mot qui dit que le logiciel libre donne le pouvoir aux utilisateurs. Je pense que cette liberté de copie, d'analyse, est « juste » - permettez-moi de mettre le « juste » entre guillemets au regard des empoignades qu'on a eues depuis quelques années sur ce sujet - une actualisation en fonction de la réalité technologique.
Aujourd'hui, on peut copier à volonté, on arrive toujours à disséquer le numérique, à voir ce qu'il y a dedans, à le torturer, à le triturer. Les logiciels libres sont une adaptation à cette réalité technologique. Est-ce que, parce que la technologie est comme ça, on doit forcément tout autoriser ? Bien sûr que non, c'est l'homme qui décide de ce qui est possible ou non. Mais il y a quand même certains éléments contre lesquels on ne peut pas se battre. On ne peut pas construire un barrage pour arrêter le Pacifique, et lutter contre la copie numérique, c'est assez difficile.
Les mesures techniques de protection
Les DRM (Digital Rights Management ou gestion des droits numériques) sont une tentative de recréer le contrôle sur les copies.
Un DRM, c'est un système qui doit contrôler les actes des utilisateurs afin de décider quelles copies il a le droit de faire, à quoi il a le droit d'accéder. Je ne me hasarde même pas à vous parler de modification éventuelle d'une oeuvre parce qu'on n'est pas tout à fait dans cette philosophie-là. C'est un système qui, sur le plan technologique est d'essence totalitaire - le mot est un peu fort, mais puisqu'on est parti sur de bonnes bases - il doit impérativement tout contrôler. On ne peut pas avoir une fuite avec un DRM. Si vous voulez du tout DRM, vous devez renoncer à peu près à toutes les exceptions, pas d'exception handicapés, pas d'exception éducation, copie privée, etc., rien.
La copie privée, tout le monde y pense, mais je me sers toujours de cette occasion pour rappeler l'exception handicapés. On s'est beaucoup battus avec Christian Paul sur ces sujets-là, parce que, pour les handicapés, la possibilité d'accéder à des versions adaptées des oeuvres, c'est simplement le droit de lire. Et ça, je pense que chacun d'entre-nous y sera sensible. Nos yeux, nos oreilles, nos autres sens - on a beau faire des machines de plus en plus performantes, rapides - restent analogiques. Pour qu'on perçoive une lumière, pour qu'on perçoive un son, il faut à un moment que le numérique soit transformé en ondes et en corpuscules. Et ça, c'est ce qu'on appelle « le trou analogique ».
Juste une petite anecdote pour expliquer sur quelles mauvaises bases fonctionne encore actuellement ce débat. La société EMI, l'un des principaux majors du monde, a indiqué à ses clients comment contourner son DRM en faisant une copie analogique de l'oeuvre. Elle présupposait : on ne leur a pas permis de faire une copie numérique, donc tout va bien. » Ce qu'ils leur ont dit, c'est tout simplement : « Jouez l'oeuvre sur votre chaîne hi-fi, récupérez le signal à la sortie de votre ampli, et faites-en ce que vous voulez. » Formidable, pensaient-ils, le public n'a qu'une copie analogique, donc pas de la meilleure qualité possible. Il n'y aura donc pas beaucoup de copie privée. Ce qu'ils ont oublié c'est que le public allait tout encoder en MP3 ensuite pour le rediffuser sur le réseau, et c'est là que le véritable massacre de la qualité commence.
Une dernière petite anecdote sur ces fameux DRM. Quand un journaliste avait demandé à Bill Gates s'il pensait que les DRM étaient efficaces, il avait eu une formule très lapidaire pour répondre : « Nos clients le pensent. » Ça se passe de commentaire.
Je vais passer très rapidement sur l'exemple de la musique. Comparaison n'est pas raison. Je suis le premier à penser que les différents modes de création, les différents secteurs répondent à des logiques différentes et appellent des réponses différentes. Le cas de la musique est cependant très intéressant.
En voici deux exemples. Aux alentours de l'an 2000, existait la plate-forme Napster, une plate-forme de partage de musique qui se servait d'un site centralisé. On assistait également à l'essor des ventes de sonneries pour les téléphones portables. Comment l'industrie du disque a-t-elle réagi à cela ? Elle a réagi très brutalement en attaquant frontalement Napster a fermé. Quelle a été la conséquence ? Des systèmes décentralisés ont été créés qui étaient beaucoup plus difficiles à attaquer et qui sont toujours là aujourd'hui. Pour les sonneries, les majors ont été jusqu'à inventer certains droits. Il y a eu une invocation d'un « droit de fragmentation ». Le droit de fragmentation dans le code de la propriété intellectuelle, ça n'existe pas.
Aujourd'hui, que se passe-t-il ? Le mobile, qui était limite satanique auparavant, est devenu le nouvel Eldorado. Quand on écoute les gens du monde de la musique, c'est la solution à tous leurs problèmes. Et concernant les systèmes d'échange de fichiers, ils en sont à négocier des contrats de répartition de revenus publicitaires.
Il est essentiel, quel que soit le domaine, de ne pas se lancer dans une nouvelle bataille de retardement. Le monde de la musique a essayé de le faire, et ça se termine de manière extrêmement saignante aujourd'hui. Il faut être conscient que, par exemple, le rachat de YouTube par Google a été un véritable détonateur. Lorsque les gens ont vu qu'on pouvait racheter ce genre de site pour 1,5 milliard, quelqu'un comme Murdoch qui n'est pas vraiment mon idéal en matière de gestion de médias, de publications, etc., a commencé et continue à faire voler pas mal de têtes dans les sociétés qu'il contrôle.
La solution sera plutôt dans l'innovation, dans la combinaison de différentes rémunérations, des rémunérations qui viennent du marché, des rémunérations par répartition, des rémunérations par dons. Notamment les rémunérations par répartition seront particulièrement importantes pour les petits acteurs. Universal est capable de faire un dispositif illimité, un peu à la façon de la licence globale, ça ne va pas être le cas pour tous les petits indépendants et le même genre de logique pourrait se révéler vraie pour le secteur de l'édition. Un Vivendi aura les moyens de faire cela.
Le droit moral
Un peu avant l'an 2000, certains acteurs innovants chez les majors commençaient à mettre des chansons en ligne. Toutes ces innovations qui auraient peut-être permis de faire en sorte qu'une véritable offre attractive « légale » existe, ont été vitrifiées dès le départ parce que certains auteurs ont dit que la qualité n'était pas suffisante, que leur oeuvre n'était pas respectée...
Cette notion me pose un problème malgré tout parce qu'elle participe d'un idéal de pureté de l'oeuvre. Pour la musique, il me semble que la plupart des dispositifs d'écoute qu'on utilise sont de moins bonne qualité qu'un enregistrement en MP3.
Pour évoquer le procès intenté à Google par les éditeurs au nom du droit patrimonial et par les auteurs au nom du droit moral, je peux être d'accord sur la violation patente que Google fait des droits des auteurs. Mais, quand on argumente la mauvaise qualité des numérisations au nom du droit moral, j'ai du mal à être convaincu qu'il existe à l'heure actuelle des exemplaires en parfait état de tous les ouvrages dans toutes les bibliothèques de France. Il y a quelque chose qui me préoccupe un peu.
Alain Absire :
Précisons que la copie privée, c'est cette exception de droit d'auteur qui donne le droit à tous les utilisateurs de copier, moyennant une rémunération des auteurs, tout ou partie d'une oeuvre. C'est un chiffre assez étonnant, mais 40 % des sommes perçues et redistribuées au titre de la copie privée en Europe le sont en France. C'est quand même une chose assez incroyable.
Nous sommes effectivement tout à fait partisans de cette exception de la copie privée parce qu'elle est source de rémunération. N'oublions pas que 25 % des sommes qui sont perçues à cet effet sont réinjectées dans le circuit - c'est la loi - pour favoriser, entre autres, la création.
Donc, vive la copie privée et beaucoup plus de réserves - pour ne pas dire plus - sur les mesures techniques de protection, les DRM, etc., qui font la fortune des Microsoft et des fabricants, et surtout pas celle des auteurs.
C'est vrai que nous avons aujourd'hui quand même quelques soucis parce qu'il semblerait qu'à Bruxelles, la Commission européenne soit très dubitative par rapport à la copie privée, la logique européenne, en l'occurrence, est plus une logique économique qu'autre chose.