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Jean-Philippe Hugot, Avocat intervenant dans le domaine de la propriété intellectuelle

Je souhaiterais tout d'abord resituer dans son contexte le débat relatif à la propriété intellectuelle, et dont on a beaucoup parlé.

Il me semble - et l'Internet la met notamment beaucoup en exergue - qu'il s'agit à la fois d'une propriété très limitée et d'une propriété exorbitante. Très limitée non seulement en raison de sa durée de protection (par exemple, à soixante-dix ans après la mort de l'auteur) mais également car elle est jalonnée par un certain nombre d'exceptions au droit de propriété ou au monopole de l'auteur. Exorbitante parce qu'elle est la seule propriété qui enchaîne à la personnalité de l'auteur un certain nombre de droits, et notamment des droits moraux : intégrité de l'oeuvre, paternité, etc.

Cela a des conséquences, et toutes les questions que l'on se pose aujourd'hui ont été accélérées par le développement du haut débit. Jusqu'au début des années 2000, Internet n'était qu'une prise téléphonique, un bruit très désagréable, un contenu encore relativement faible et une vitesse de connexion très lente.

À partir du moment où l'on a vendu du haut débit, nous nous sommes rendus compte qu'il était possible de télécharger un certain nombre d'oeuvres, musicales ou cinématographiques, extrêmement rapidement et dans une qualité relativement satisfaisante.

Dans ce contexte, je ne peux apporter de solution miracle pour les éditeurs. En revanche, je peux vous dire quelle est la mauvaise solution, parce qu'elle a été mise en place par les producteurs de musique. Il s'agit là d'un bon exemple à ne pas suivre.

Qu'on fait les éditeurs de musique ? Initialement, ils n'ont rien proposé. Ils ont dit que l'Internet n'était pas une solution. Au départ, dans les années 2000, ils n'y croyaient pas. Puis ils se sont rendus compte que le haut débit arrivait très rapidement et qu'ils n'avaient toujours rien proposé. Enfin, quand ils se sont rendu compte qu'ils étaient dépassés par la diffusion de la musique, la copie à distance sur Internet,ils ont dit : « Cela nous cause un préjudice commercial.»

Au lieu de mettre en place une réflexion, comme nous le faisons ici, afin de trouver une solution économique adaptée à un état de fait - beaucoup de gens téléchargent de la musique en France -, ils ont décidé d'engager des actions pénales contre les utilisateurs finaux que l'on appelle les « pirates » (ce qui n'est d'ailleurs pas du tout une notion juridique puisque les pirates n'existent pas, à part dans les romans du XVIe ou du XVIIe siècle).

Cela ne marche pas. Lorsque les premières actions pénales ont été engagées, sept millions de personnes téléchargeaient des oeuvres quelle que soit leur nature, contre dix millions aujourd'hui. Entre-temps, environs cent lampistes ont été renvoyés devant les juridictions correctionnelles françaises.

Il est vrai que l'on s'est posé cette question de l'explosion de la diffusion des oeuvres avec le numérique. Pour deux raisons : il est possible globalement de tout numériser et de tout diffuser et cela beaucoup plus rapidement et sans limitation de frontières.

Comment récupérer de l'argent ? C'est un vaste problème.

Alors que les actions pénales ne portaient pas les effets escomptés, il a été tenté de mettre en place une solution législative. Elle est contenue aujourd'hui dans la loi DADVSI et est à mon sens très critiquable. Prenons un exemple concret : celui de la copie privée, parce que la copie privée est un système de rémunération. Depuis deux siècles, mais plus précisément depuis 1957, il existe une limitation au monopole des auteurs et des éditeurs, c'est ce que l'on appelle la copie privée. Cette limitation est simple, il s'agit de la copie que vous avez le droit de faire pour vous, chez vous, pour votre usage personnel, sans payer de droits à l'auteur et sans que ce dernier ne puisse s'en plaindre.

Dans la première moitié des années 80, avec l'apparition de la cassette vidéo et audio les producteurs avaient lancé le même débat que nous avons en ce moment avec l'internet. Ils avaient poussé les mêmes cris d'Orfraie, prétendant que c'était la fin du cinéma, la fin de la télé, la fin de la musique !

Le législateur s'était alors posé les mêmes questions : « Que faiton ? Supprime t-on cette exception de copie privée inscrite depuis très longtemps dans les principes de notre loi ou doit-on mettre en place un autre système ? » En 1985, le législateur a décidé de mettre en place un système de rémunération que l'on a appelé la redevance pour copie privée. Cette redevance est significative puisqu'elle représente 154 millions d'euros en 2006. Cette somme, dont 25 % est obligatoirement utilisé pour le développement des créations artistiques, est redistribué aux ayants droit.

À quelle solution arrive-t-on aujourd'hui ? Pour utiliser une métaphore littéraire, c'est un peu la « Chronique d'une mort annoncée ». En effet, de facto la copie privée n'existe plus puisque les ayant droit peuvent limiter à zéro le nombre de copies privées que l'on peut faire d'une oeuvre. Ce n'est pas critiquable en soi, c'est un autre système. Ensuite, l'article sur les exceptions dans le code de la propriété intellectuelle a été modifié et de nouvelles exceptions ont été créées, mais une limitation s'appliquant à l'ensemble des exceptions y a été ajoutée, communément appelée « le test en trois étapes ». Il s'agit de ne permettre le bénéfice des exceptions telles qu'elles sont définies, si et seulement si, ces dernières ne portent pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre et ne causent pas de préjudice injustifié aux intérêts de l'auteur.

Aujourd'hui, dans l'environnement numérique, pouvez-vous me dire ce qui ne porte pas atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre et aux intérêts légitimes de l'auteur ? La réponse est : tout et n'importe quoi. Concrètement, nous n'avons absolument aucune visibilité sur la façon dont les oeuvres vont être exploitées demain.

Il faut faire une distinction précise et pragmatique entre les différents types d'oeuvres. En ce qui concerne les Creative Commons et la licence pour les logiciels libres, je trouve cela très bien, très intelligent. La loi française n'a jamais empêché aucun auteur de faire un travail collaboratif et de le mettre gracieusement, avec des réserves, en ligne ou de communiquer avec d'autres auteurs. Rien n'est choquant en soi dans le système intelligent des Creative Commons ou dans le système du logiciel libre.

À la différence près que, pour le logiciel libre, vous avez des moyens indirects de vous rémunérer, notamment lorsque vous mettez en place certains systèmes. Vous pouvez, en effet, faire des systèmes de maintenance qui, eux, génèrent un flux financier pour les auteurs du logiciel libre.

Pour le livre, cela paraît moins évident. Alors qu'il existe des systèmes rémunérateurs additifs pour le logiciel, si vous décidez de mettre librement un livre en ligne par le système des Creative Commons, vous allez certes faire de la publicité pour votre ouvrage, votre personne, tenter de protéger le droit au respect de l'intégrité de votre l'oeuvre, mais la diffusion ne va pas générer automatiquement, ou en tout cas directement ou indirectement, une rémunération.

Ce que cela peut générer, et ce que l'on a très bien compris de l'exposé de Florent Latrive, c'est une publicité, un marketing, qui va faire que la vie normale du livre continue, prospère jusqu'à son épuisement. Ce système est valable mais additif puisque c'est un supplément. La question est la suivante : peut-on se satisfaire - et c'est une question économique de fond - de mettre uniquement une oeuvre en ligne sans système de rémunération adéquat ? Cela est-il satisfaisant pour les auteurs ou pour les éditeurs ?

Je vous avoue que je n'ai pas de solution absolue sur ce point, mais que dans tous les cas, nous pouvons nous rendre compte, pour reprendre mon exemple initial, que les producteurs de musique en ont fait des procès afin d'imposer leur modèle économique initial, c'est-àdire l'achat d'oeuvre à l'unité pour un seul usage.

Aujourd'hui, nous nous rendons compte que les choses évoluent puisque, d'une part, Universal met en ligne tout son catalogue aux États-Unis et, d'autre part, que la rémunération est publicitaire, c'est-àdire que l'on télécharge librement une oeuvre, mais qu'il faut au préalable voir une publicité. Il est vrai que cela n'est pas nécessairement agréable. Nous avons librement accès à l'oeuvre et nous devons effectivement obligatoirement regarder une publicité, mais nous ne payons rien. La rémunération a somme toute deux avantages, si l'on veut être pragmatique. Premièrement, vous avez un suivi de l'oeuvre, vous savez quelles oeuvres ont été téléchargées et combien de fois elles l'ont été. Deuxièmement, vous avez une rémunération que vous pouvez répartir entre les auteurs qui ont été téléchargés.

Ce système est une solution. Mais il en existe une autre, notamment envisagée en France, c'est l'abonnement. Vous avez un catalogue, vous payez tant par mois, vous pouvez lire, entendre une oeuvre autant de fois que vous le voulez. Si vous arrêtez l'abonnement, vous n'avez plus accès à cette oeuvre. Mais, pendant cinq, six, sept mois, vous avez payé tant par mois.

Le problème de fond qui se pose aujourd'hui avec moins d'acuité pour l'oeuvre littéraire (naturellement, moi qui suis un lecteur, je m'imagine mal me faire une bibliothèque de CD Roms, de pouvoir compulser un CD-Rom, ne pas avoir le titre du livre, etc.) mais avec beaucoup plus d'intensité pour le cinéma, pour lequel nous avons toujours eu des supports numériques, depuis dix ans avec le DVD, et pour la musique, devient de plus en plus compliqué.

Nous sommes à la confluence, au bon moment, pour nous poser cette question : quelle solution commerciale trouver pour demain ?

Il y aura certainement des systèmes de paiement à l'oeuvre, avec des DRM qui permettront de suivre l'ouvrage en question. Il y aura probablement des systèmes plus globaux. Mais le tout est de prendre les devants, de ne pas limiter les choses à une stigmatisation de l'utilisateur comme un pirate. Je pense que ce n'est d'abord pas automatiquement dans l'esprit de notre loi. Je vous rappelle qu'il s'agit d'une des limites. Si l'on a limité votre droit d'auteuravec cette tolérance pour la copie privée, c'est parce que le public a un droit à l'information et un droit d'accès à la culture. La copie privée fait un peu partie de ce service public de la culture. Si l'on a mis en place le système de la copie privée avant le numérique, c'était parce que l'on imaginait qu'il existait un certain nombre de personnes qui n'avaient pas les moyens d'accéder à cette culture et, qu'en conséquence de quoi, faire une copie privée entre amis, comme nous l'avons tous fait quand nous étions étudiants, était possible.

Le numérique fait exploser les frontières et exploser les problèmes. Il faut chercher des réponses concertées et intelligentes. Il y en aura qui fonctionneront et d'autres qui ne fonctionneront pas. Vous trouverez une solution à ces questions.

Quant au droit moral, il existe et est prégnant pour un auteur littéraire, de même que dans la loi, mais il est réduit à la portion congrue pour les auteurs de logiciels qui n'ont jamais été considérés comme des Victor Hugo de la pensée libre ni comme de véritables créateurs, mais plus comme des gens qui appliquent une solution intellectuelle.

Il est vrai que, pour le logiciel libre, il est bien adapté de dire que l'on peut tous intervenir, construire ensemble quelque chose que l'on va réutiliser par la suite. Cela est peut-être moins vrai pour un ouvrage littéraire qui ne traduit pas nécessairement la personnalité de l'auteur.

Quelle solution pour demain ? les auteurs la trouveront sans doute par tâtonnements, mais je pense que la solution pénale n'en est pas une.