André Lucas
Professeur émérite de l’université de Nantes
L’intitulé mérite quelques explications. « Vu de Bruxelles » pourrait faire penser à une sorte de chronique touristique façon Lettres persanes de Montesquieu, ou « Comment peut-on être bruxellois ? ». Un Français qui n’est pas parisien pourrait avoir des choses à dire là-dessus… Ce n’est évidemment pas le sujet, qui se limite au droit d’auteur, tel qu’il est vu de Bruxelles, c’est-à-dire du point de vue des institutions de l’Union européenne. Je dis « droit d’auteur », mais il faut évidemment inclure les droits voisins du droit d’auteur, notamment ceux qui sont accordés aux artistes-interprètes. Et puis, je dis « vu de Bruxelles » mais il faudrait aussi élargir le champ de vision à Luxembourg, puisque la Cour de justice a également, comme on le verra, son mot à dire.
Cela fait longtemps que l’on s’occupe du droit d’auteur dans la Communauté (puis l’Union) européenne. A vrai dire, on a d’abord hésité sur le point de savoir si le Traité de Rome, qui n’en soufflait mot, pouvait le régir. Mais c’est de l’histoire ancienne puisque, dès les années 1970, la Cour de justice a dissipé toute équivoque en appliquant les règles du droit de la concurrence aux sociétés d’auteurs, puis en étendant à la propriété littéraire et artistique les piliers de la construction européenne que sont la libre circulation des marchandises et la libre prestation des services.
La grande ambition, toujours en cours, celle qui est au cœur du sujet du présent colloque, est née ensuite. C’est celle de l’harmonisation, du « rapprochement » des législations des Etats membres comme dit l’article 114 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). J’ai choisi d’examiner successivement à travers quels instruments a été réalisée cette harmonisation, quel bilan on peut déjà tirer de ce qui a été fait, et quelles sont les perspectives ouvertes par les intentions qu’affiche actuellement la Commission. Ou, si l’on veut filer la métaphore gastronomique, ce qui paraît indiqué pour la Belgique en général et Bruxelles en particulier, les outils et ingrédients mis en œuvre pour accommoder le droit d’auteur, les réalisations culinaires déjà obtenues et les plats qui sont mijotés ouvertement ou clandestinement.
1) Les instruments de l’harmonisation
C’est la Commission qui, dans ce domaine, a joué le rôle essentiel, et tout particulièrement l’unité Droit d’auteur au sein de la Direction générale Marché intérieur (unité aujourd’hui rattachée à la « DG Connect »).
Elle l’a fait notamment à travers d’innombrables documents d’information, généralement précédés d’une large consultation. Des livres verts, comme le Livre vert sur le droit d’auteur et le défi technologique en 1988 ; Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance en 2008 ; le Livre vert sur la distribution en ligne d’œuvres audiovisuelles dans l’Union en 2011. Des communications, comme en 2011 également, Vers un marché unique des droits de propriété intellectuelle, ou celle, publiée en mai 2015 : Communication sur la stratégie pour un marché numérique unique en Europe.
Dans le registre de l’incitation, il y a l’outil de la recommandation, pas contraignant, mais éclairant, par exemple la recommandation de la Commission du 18 mai 2005 relative à la gestion collective transfrontière du droit d’auteur et des droits voisins dans le domaine des services licites de musique en ligne (qui a soulevé, on le notera en passant, une levée de boucliers…).
Dans l’ordre de la norme, il y a le règlement, acte législatif contraignant qui doit être mis en œuvre dans son intégralité, dans toute l'Union européenne. Il peut être adopté sur proposition de la Commission par le Conseil des ministres ou alors par la Commission elle-même en tant que pouvoir propre ou en exécution des décisions du Conseil. Cette voie a été assez peu utilisée en matière de droit d’auteur et de droits voisins, sauf pour des matières qui intéressent l’ensemble du droit de la propriété intellectuelle, par exemple en matière douanière (pour lutter contre la contrefaçon).
L’instrument le plus utilisé pour réaliser l’harmonisation a été la directive, qui fixe des objectifs à tous les pays de l'Union, mais laisse à chacun le choix des moyens pour les atteindre. L’article 114 du TFUE permet au Parlement européen et au Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire (ce qui implique que le Conseil prend ses décisions à la majorité qualifiée) et après consultation du Comité économique et social, d’arrêter des mesures ayant pour objet « l’établissement et le fonctionnement du marché intérieur ». De nombreuses directives ont été adoptées sur ce fondement et ensuite transposées par les Etats membres. Certaines portent directement sur le droit d’auteur. D’autres ont une portée plus générale mais ont une incidence directe sur le droit d’auteur. Il faut surtout citer à ce propos, parce qu’elle soulève de nombreuses difficultés, la directive de 2000 sur le commerce électronique. Le processus d’élaboration de ces directives est long et complexe. Il nécessite des négociations parfois difficiles entre les Etats membres.
Comme je l’ai déjà indiqué, il faut également tenir compte des décisions de la Cour de justice, qui siège à Luxembourg. Ces dernières années, celle-ci a décidé de jouer un rôle important sur le terrain de l’harmonisation, à travers ce qu’on appelle les « notions autonomes de droit de l’Union » qu’elle se reconnaît seule compétente pour interpréter : notion d’originalité, notion de reproduction partielle, notion de public, notion de copie privée, notion de parodie, notion de communication au public, etc. Cela réduit évidemment la marge d’appréciation des juridictions nationales que la Cour avait, dans un premier temps, réservée.
2) Le bilan de l’harmonisation déjà réalisée
On ne s’attardera pas sur la forme des directives, même si celle-ci fait souvent l’objet de critiques acerbes (qui vaudraient d’ailleurs tout autant pour bien des lois nationales…).
Sur le fond, il est d’usage de critiquer en France le bilan de l’harmonisation en disant que, vu du côté français, elle a conduit à tirer vers le bas le niveau de protection, réputé plus élevé dans notre pays que dans les autres Etats de l’Union. Le postulat, à vrai dire, est discutable. A certains égards, on peut considérer, par exemple que les auteurs sont mieux traités en droit allemand ou espagnol. Au demeurant, il faut, pour porter un jugement, considérer les intérêts des titulaires de droits dans l’ensemble de l’Union européenne. A cette aune, si l’on prend du recul, il apparaît, en tout cas il m’apparaît, que le bilan est globalement positif.
Plusieurs exemples peuvent être fournis à l’appui de cette appréciation positive : l’obligation faite aux Etats membres de reconnaître la qualité d’auteur au réalisateur de l’œuvre audiovisuelle, solution qui n’était pas admise au Royaume-Uni, la consécration d’un droit de location assorti d’un droit à rémunération équitable, une approche synthétique, c’est-à-dire extensive, des droits patrimoniaux, le principe d’une liste fermée d’exceptions, associé au principe d’interprétation stricte des exceptions contenues dans la liste. Tout cela joue dans le sens d’un renforcement du droit des auteurs et des titulaires de droits voisins, notamment des artistes-interprètes.
Il y a cependant des bémols à apporter, au moins trois. Le premier concerne la méthode choisie par le législateur européen. C’est la méthode des « petits pas », qui a consisté à harmoniser le droit applicable à certaines œuvres (programmes d’ordinateur, bases de données), à certains droits (droit de location et de prêt, droits voisins, droit de suite), à certains vecteurs (satellite et câble) ou à certaines questions de portée limitée bien que plus transversales (durée). Il est vrai que la directive de 2001 sur la société de l’information est, elle, plus ambitieuse, mais d’abord elle ne concerne pas tous les modes d’exploitation, et ensuite elle est loin de régler tous les problèmes du droit d’auteur. Cette méthode des « petits pas » s’expliquait, au départ, par le souci de la Commission de ne pas mettre sur la table des sujets trop conceptuels, sur lesquels les Etats membres divergent souvent beaucoup, certaines oppositions prenant même parfois, comme avec la question du droit moral, l’allure d’une guerre de religion. D’où l’idée de commencer par ce qui était supposé fâcher le moins et, en tout cas, était tenu par les décideurs comme le plus important sur le plan pratique, par exemple les programmes d’ordinateur et les bases de données (hiérarchie d’ailleurs révélatrice…), pour faire émerger petit à petit les grandes lignes de l’harmonisation. Cette approche, qui peut sembler réaliste, laisse, par la force des choses, un grand nombre de concepts sans définition et de problèmes sans solution. L’harmonisation laisse donc une impression d’inachevé, et cette réglementation « patchwork », source d’incertitudes, ne permet pas d’encadrer de façon satisfaisante une matière très évolutive (ne serait-ce qu’en raison de l’incidence du progrès technique). Par exemple, il serait très utile de clarifier une fois pour toutes le problème essentiel, mais jusqu’ici toujours occulté, de la titularité des droits. Il est vain, en effet, de chercher à harmoniser le droit d’auteur si les règles de droit substantiel ne sont pas appliquées, dans tous les pays de l’Union, aux mêmes personnes. Mais l’entreprise oblige à réfléchir au fondement du droit d’auteur, et donc à prendre parti sur la place de l’auteur (et de l’artiste-interprète) dans le dispositif légal, ce qui ne va pas de soi. Comme ne va pas de soi la solution à apporter au problème crucial des œuvres créées par des salariés.
Le deuxième bémol vient du contexte politique dans lequel sont négociées les directives qui, parfois, s’arrêtent en chemin faute d’obtenir le consensus nécessaire entre les Etats membres. C’est le cas, surtout, pour les exceptions au droit d’auteur et aux droits voisins qui, en réalité, ne sont pas réellement harmonisées par la directive de 2001, ce qui fait que les solutions divergent aujourd’hui de manière très sensible d’un Etat membre à l’autre. Ces lacunes et ces incertitudes empêchent le bon fonctionnement du marché intérieur où les opérateurs soumis à des lois nationales différentes ne sont pas soumis aux mêmes obligations. La raison est bien connue : l’accord politique, tout simplement, était à ce prix, ce qui confirme que le thème est l’un des plus « conflictuels » du droit d’auteur.
Le troisième bémol vient de ce que l’approche retenue privilégie la dimension économique du droit d’auteur et du droit voisin de l’artiste-interprète en occultant leur dimension personnelle et culturelle. On dira que c’est logique au regard de l’article 114 TFUE, qui, comme il a été dit ci-dessus, fonde le rapprochement des législations sur la nécessaire réalisation du marché intérieur. Mais d’abord, il est fâcheux que soit ainsi occulté l’article 167.4 du même traité qui dispose que « L'Union tient compte des aspects culturels dans son action au titre d'autres dispositions des traités, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures ». Ensuite, l’approche conduit à un droit d’auteur en quelque sorte « hémiplégique », un droit d’auteur dans lequel, comme l’a dit avec humour un auteur allemand (A. Dietz), l’auteur ne sert plus qu’à mourir pour calculer la durée de protection… On le vérifie, par exemple, pour le droit moral. L’opportunité de l’harmonisation a ici été mise en doute. L’objection principale est que la question du droit moral ne met pas directement en cause le fonctionnement du marché intérieur. Elle est certainement fondée. Mais on voit bien qu’à laisser le droit moral à la porte de l’harmonisation, on accrédite l’idée qu’il n’est pas essentiel à la définition du droit d’auteur et du droit voisin de l’artiste-interprète, bref qu’il est marginal, alors qu’il est mis au premier plan par certaines lois nationales.
L’approche purement utilitariste qui est ainsi retenue n’est pas non plus sans conséquence sur les droits patrimoniaux reconnus aux auteurs et aux artistes-interprètes. On constate, en effet, que les autorités de l’Union, y compris la Cour de justice, ne cessent de mettre l’accent sur la nécessaire rémunération des intéressés, en prenant, au moins implicitement, leurs distances avec le principe même du droit exclusif, qui est pourtant le pilier du dispositif. On retrouve cette réticence dans les documents de la Commission qui présentent les auteurs et les artistes-interprètes comme les « travailleurs » du secteur culturel, ou chez ceux qui les désignent, dans la détestable langue de bois numérique, comme des « fournisseurs de contenus ». Les adversaires déclarés du droit d’auteur, qui le tiennent pour anachronique, vont plus loin en théorisant la proposition pour ériger en principe qu’il faut le cantonner à un simple droit à rémunération, certains précisant même que c’est l’Etat qui doit prendre en charge cette rémunération. Un retour à la Florence des Médicis, un peu surprenant pour des chantres de la modernité… On pourrait aussi, dans cette curieuse logique, faire revivre le prix Lénine de littérature…
3) Les perspectives de l’harmonisation à venir
Pour poursuivre dans la métaphore culinaire, il s’agit de savoir ce qui se mijote dans le secret de la cuisine bruxelloise.
La philosophie de la réforme est déjà affichée. Elle s’appuie sur un double constat maintes fois dressé par la Commission. Le premier constat porte sur la territorialité du droit d’auteur et des droits voisins, considérée comme un obstacle au bon fonctionnement du marché intérieur, tout particulièrement du marché numérique qui focalise l’attention. Le second constat porte sur la nécessité d’adapter les exceptions au nouvel environnement numérique afin que le droit d’auteur cesse de constituer un frein au développement de ce secteur. Ainsi la Commission avance-t-elle « qu’il faut trouver des solutions pour permettre aux utilisateurs finaux d’utiliser plus aisément et à moindre coût le travail de tiers protégé par le droit d’auteur dans leurs propres créations » 1 .
Il y aurait beaucoup à dire sur ces deux constats souvent assénés sans aucune démonstration ni donnée statistique. Que la territorialité du droit d’auteur et des droits voisins puisse compliquer l’exploitation des œuvres et des prestations des artistes-interprètes au sein du marché intérieur est difficilement contestable. Lorsque ces œuvres et prestations sont diffusées à travers des supports matériels, on sait en faire prévaloir la libre circulation en usant d’une technique juridique bien connue des spécialistes, celle de l’épuisement du droit de distribution des exemplaires. Mais cela ne marche pas lorsque la distribution est immatérielle, c’est-à-dire lorsque la prérogative en cause n’est plus le droit de reproduction mais le droit de communication au public (que nous appelons en France le droit de représentation). Malgré tout, il y a des parades. L’harmonisation des législations en est déjà une. Le droit de la concurrence permet aussi de lutter contre certaines pratiques restrictives. Et puis, il faut être réaliste. Les acteurs des industries culturelles, y compris les sociétés de gestion collective, se sont organisés à partir de ce modèle territorial dont il n’est pas possible de faire, d’un seul coup, table rase. Comme le disait Chateaubriand, « il ne faut pas plier les réalités du présent aux rêves de l’avenir ». Au demeurant, cette territorialité n’exclut pas d’assurer la « portabilité des contenus » à laquelle tient tant la Commission.
Quant au postulat que le droit d’auteur et les droits voisins freinent le développement du marché numérique, il n’est pas, lui non plus, à l’abri de la discussion. D’abord, on peut se demander si l’obsession du numérique n’empêche pas d’évaluer correctement les enjeux. Ensuite, il faudrait démontrer, chiffres à l’appui, les effets pervers du système actuel. Enfin et surtout, il faut prendre garde à ne pas céder trop vite aux demandes des « consommateurs » et des opérateurs de tout poil qui chantent les mérites de la gratuité, au risque de créer un déséquilibre défavorable à ces « fournisseurs de contenus » sans lesquels les tuyaux des exploitants n’auraient plus grand chose à transporter.
Les grandes manœuvres ont déjà commencé au Parlement européen avec le rapport de Mme Julia Reda. Celle-ci avait présenté en janvier 2015 un projet comportant de nombreuses propositions allant dans le sens d’une meilleure harmonisation du droit d’auteur et des droits voisins. Certaines étaient déjà dans l’air du temps, par exemple l’interdiction des limitations à l'exploitation du domaine public, la création d’une exception (sur laquelle je reviendrai plus tard) en faveur du « data mining » et du « text mining », et l’inclusion de l’audiovisuel dans l’exception de citation. D’autres étaient plus « décoiffantes », notamment la réduction à 50 ans post mortem auctoris de la durée du droit d’auteur, l’exclusion de toute protection pour les œuvres produites par le secteur public et l’adoption d’une liste d’exceptions obligatoires pour les Etats membres. Quelques jours après la publication du projet, les autorités françaises avaient fait connaître leur opposition radicale à ce texte, à travers une note établie par le secrétariat général des affaires européennes (SGAE). Cette note contestait la nécessité d’un cadre unitaire pour le droit d’auteur à l’échelon européen, affirmant que « l’existence de traditions juridiques différentes au sein des États membres ne constitue pas, en soi, un obstacle à la libre circulation des œuvres et autres objets protégés qui nécessiterait une intervention législative d’une telle envergure », et elle critiquait sévèrement les suggestions formulées. Par la suite, le rapport a été quelque peu édulcoré à l’occasion de son adoption par la Commission des affaires juridiques en juin 2015, et du vote par le Parlement, en juillet, d’une résolution non législative, mais le débat, bien entendu, reste ouvert.
On ne sait pas quelle voie sera empruntée pour la réforme annoncée. La Commission avait émis dans une communication 2 l’idée d’un « droit d’auteur optionnel “à effet unitaire” », fondé sur l’article 118 TFUE 3. La suggestion suscite la perplexité. Outre qu’on peut se demander si le texte, en visant la création de « titres européens » n’a pas été rédigé en contemplation des droits de propriété industrielle (brevets, marques, dessins et modèles), on se perd en conjectures sur l’objet de la « protection uniforme » qu’il évoque, et sur la méthodologie de l’étude, que la Commission se dit prête à mener, visant à mesurer l’« incidence potentielle » de cette protection « sur le marché unique, les titulaires de droits et les consommateurs ». La perspective d’un « Code européen du droit d’auteur », également envisagée par le même document, est, à première vue, séduisante. Elle permettrait d’unifier les concepts fondateurs (l’œuvre, l’auteur, l’originalité), que la méthode des « petits pas » a prétendu occulter, et d’aborder l’ensemble des questions, y compris celle, cruciale, des contrats. Mais l’entreprise apparaît tout de même bien ambitieuse. Et si l’ambition est revue à la baisse, c’est le terme même de codification qui risque de se révéler déceptif.
Toutes les questions controversées ne peuvent être discutées dans le cadre de cet exposé. Je me contenterai d’aborder le cas des exceptions, que la Commission elle-même considère comme un thème essentiel 4, même si la Communication sur la stratégie pour un marché numérique unique en Europe se contente prudemment d’annoncer des initiatives dans ce domaine 5 .
La première controverse porte sur l’introduction éventuelle d’une exception de portée générale, souple, construite sur le modèle du fair use américain. Elle a ses partisans, notamment au Royaume-Uni et aux Pays-Bas, et aussi à Bruxelles. Elle va à contre-courant de ce qui a été fait jusqu’ici dans l’Union européenne puisque, comme je l’ai dit plus haut, la directive de 2001 s’en tient à une liste fermée d’exceptions dont la Cour de justice précise qu’elles sont d’interprétation stricte. L’innovation, à mon avis, serait fâcheuse. L’objection, décisive, est que le système du fair use laisse une place beaucoup trop importante à l’appréciation du juge. Il en résulte une incertitude qui fait sans doute l’affaire des avocats…, mais pas des utilisateurs d’œuvres, lesquels, les consultations organisées par la Commission l’ont bien montré, veulent savoir clairement ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. Sans compter que les résultats risqueraient de diverger d’un pays à l’autre, comme l’a relevé Mme Martin-Prat, responsable de l’unité Droit d’auteur à la Commission (mais qui s’exprimait en son nom personnel), dans un article publié dans la revue de l’Université Columbia 6 : « In my view, it would not be unthinkable to give a larger degree of flexibility to judges in European countries when determining if certain uses should or should not be restricted by copyright. The question under this hypothetical scenario—and it is not a minor one—is how to avoid courts in different member states from going in very different directions »). On se réjouira donc qu’aucun des amendements au rapport Reda présentés en ce sens n’ait été voté par la commission des affaires juridiques du Parlement européen, Mme Reda reconnaissant elle-même sur son site Internet : « There was no majority for a flexible open norm which would have allowed the legislation to cover future developments unforeseen today » 7.
D’autres suggestions ont été formulées sur certaines exceptions. On ne peut toutes les évoquer. Il y a eu, par exemple, au sein du Parlement européen un vif débat sur ce qui a été appelé l’exception de panorama par laquelle on entendait conférer aux utilisateurs le droit de créer et de publier des images et des photographies de bâtiments publics et d'œuvres d'art. Finalement, la résolution adoptée par le Parlement européen, à la suite du rapport Reda, a préféré laisser aux Etats membres toute liberté sur ce point.
Je n’aborderai pas non plus le problème des exceptions en faveur des bibliothèques, et en particulier, la question du prêt numérique, qui fera l’objet d’une table ronde au cours du présent colloque, ni de l’exception en faveur des personnes handicapées dont le périmètre pourrait être revu à l’occasion de la transposition en droit de l’Union du Traité de Marrakech de 2013.
Je voudrais, en revanche, traiter brièvement de l’exception d’usage transformatif et de celle concernant ce qu’on appelle le « data mining » qui ne figurent ni l’une ni l’autre dans la liste des exceptions actuellement contenues dans la directive de 2001.
La première a été évoquée en 2008 par la Commission dans le Livre vert Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance. Le point de départ de sa réflexion était que les « consommateurs » internautes sont de plus en plus souvent des « créateurs de contenus » à partir du « contenu existant protégé par le droit d’auteur ». Selon elle, il fallait les encourager dans cette voie. Or la nécessité d’obtenir l’autorisation des titulaires de droits sur ce contenu « peut être perçue comme un obstacle à l’innovation en ce sens qu’elle empêche la diffusion d’œuvres nouvelles et potentiellement intéressantes ». D’où la suggestion visant, dans la ligne d’un rapport officiel publié au Royaume-Uni en 2006, le rapport Gowers, à mettre en place, sous certaines conditions, une « exception pour la création de contenu transformatif par l’utilisateur », comme l’a déjà fait le législateur au Canada. Il est vrai que la Commission a constaté dans une communication postérieure 8 que le sujet « devait encore être approfondi », se bornant à assurer qu’une « attention particulière » serait « accordée aux approches possibles en matière de contenus créés ou générés par les utilisateurs ». Mais elle persistait dans le même document à penser « qu’il faut trouver des solutions pour permettre aux utilisateurs finaux d’utiliser plus aisément et à moindre coût le travail de tiers protégé par le droit d’auteur dans leurs propres créations ». Bref, la voie de l’exception n’est pas complètement écartée. La proposition, qui a recueilli certains soutiens, ne peut, selon moi, être admise. Certaines exceptions existantes permettent déjà de faire céder le droit exclusif de l’auteur au profit de celui qui crée une œuvre dérivée à partir de l’œuvre première, comme le montrent les exemples de la citation et de la parodie dont on peut, au demeurant, redessiner le périmètre. En droit américain, le fait que l’usage soit transformative (adjectif dont on s’empare pour le transposer dans la langue française, alors qu’il est inconnu des dictionnaires…) joue en faveur de l’admission de la défense de fair use. Mais ériger en principe que toute œuvre dérivée peut être créée sans le consentement du titulaire des droits sur l’œuvre préexistante irait évidemment beaucoup trop loin. Et même la limitation à des usages non commerciaux ferait, à mon avis, trop bon marché du droit d’auteur.
En revanche, je n’ai personnellement pas d’objection contre le principe d’une exception de « data mining » et de « text mining » visant à rendre licites les pratiques permettant la « fouille » automatique de données et de textes. Ces pratiques sont essentielles pour la recherche. Elles passent par des actes qu’on peut considérer, d’un point de vue purement technique, comme des actes entrant dans le champ d’application du droit d’auteur. Mais, bien que la question soit discutée, il me semble que le droit d’auteur, qui permet d’appréhender la forme mais non l’information portée par cette forme serait détourné de sa fonction s’il venait à être utilisé pour s’opposer à de telles « fouilles ». Reste, il est vrai, à délimiter soigneusement le périmètre d’une telle exception pour réaliser un équilibre entre les intérêts des chercheurs et ceux des éditeurs.
Au-delà de la question centrale des exceptions, il y en a une autre, au moins aussi cruciale, dont on ne sait si elle sera incluse dans l’agenda. C’est celle de la responsabilité des intermédiaires techniques sur internet. Les données du débat sont bien connues. En l’état du droit de l’Union, ces intermédiaires bénéficient d’une responsabilité allégée en vertu de la directive de 2000 sur le commerce électronique. Le dispositif de protection résultant du droit d’auteur est donc, en quelque sorte, paralysé. Il en résulte que les intéressés, et tout particulièrement les plates-formes que l’on qualifie d’ « essentielles » (il suffit de penser à YouTube), peuvent capter une partie de la plus-value produite par les contenus qu’ils contribuent à mettre à la disposition du public sans avoir à rémunérer les titulaires de droits. Ceux-ci s’alarment de cet état de choses et réclament une modification de la règle du jeu. Impossible, leur est-il répondu, l’accord qui a permis l’adoption de la directive sur le commerce électronique a été tellement difficile à obtenir qu’il n’est pas raisonnable de reprendre le débat, qui obligerait, de toute façon, à résoudre d’épineux problèmes de droits acquis. On peut s’étonner de cette fin de non-recevoir. Après tout, la directive de 2000 n’est quand même pas la Loi des XII Tables ou le Code d’Hammourabi… Et il est difficile de comprendre comment on peut en même temps critiquer la directive de 2001 (sur le droit d’auteur) en disant qu’elle est dépassée par le progrès technique, et prétendre graver dans le marbre celle de l’année précédente.
Aux dernières nouvelles, la Commission pourrait adopter une démarche prudente, résolue à suivre le conseil que donnait Montesquieu de ne toucher aux lois que « d’une main tremblante ». Quelques exceptions seulement seraient mises sur le tapis, soigneusement dessinées pour réaliser l’équilibre évoqué plus haut à propos du « datamining ». Je me garderai donc bien de tout procès d’intention, et me contenterai d’un seul mot, qui sera le dernier : « Chiche ! ».
1 - Vers un marché unique des droits de propriété intellectuelle, Communication préc., $ 3.3.1
2 - Vers un marché unique des droits de propriété intellectuelle, Communication préc., $ 3.3.1
3 - "Dans le cadre de l'établissement ou du fonctionnement du marché intérieur, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissant les mesures relatives à la création de titres européens pour assurer une protection uniforme des droits de propriété intellectuelle dans l'Union, et à la mise en place de régimes d'autorisation, de coordination et de contrôle centralisés au niveau de l'Union".
4 - Communication sur la stratégie pour un marché numérique en Europe, 6 mai 2015.
5 - Le rapport Lescure (Culture-acte 2, Mission "Acte II de l'exception culturelle", Contribution aux politiques culturelles à l'heure numérique", mai 2013) faisait preuve lui-même d'une grande circonspection puisque, tout en relevant la nécessité d'une "réflexion sur le statut juridique des œuvres transformatives" (tome, p. 431), il se bornait à recommander l'organisation, sous l'égide du CSPLA, d'une expertise sur "une extension de l'exception de citation, en ajoutant une finalité "Créative ou transformative" dans un cadre non commercial".
6 - The Future of Copyright in Europe, 38 Columbia ournal of Law & Arts 29 (2014), à la p.43.
7 - https://juliareda.eu/2015/06/reda-reprt-adopted-a-turning-point-in-the-copyright-debate/ , visité le 19 juin 2015.
8 - Vers un marché unique des droits de propriété intellectuelle, Communication préc., $ 3.3.1