NOUS SUIVRE

Philippe Auzet, Ligue de l'enseignement, secteur culture
Dominique Bondu, directeur du centre régional de Franche-Comté
Arnaud Cathrine,écrivain
Noëlle Châtelet, écrivain, vice-présidente de la SGDL
Modérateur : Alain Nicolas, journaliste

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© Muriel Berthelot

 

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© Muriel Berthelot


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© Muriel Berthelot

 




 

 

 

 

 

 
 

 

 

Alain Absire
Nous entamons la deuxième journée de ce forum consacré au thème de l'écrivain dans la cité. Hier, nous nous sommes demandé quel était le sens de ce «chant du déclin» nostalgique que l'on entend autour de l'écrivain, de l'écriture, de l'oeuvre, de la littérature. Il nous est apparu que l'écrivain est aujourd'hui pris dans un environnement en apesanteur. Son statut est désacralisé, son statut social brouillé, le tout dans un contexte de perte de la mémoire collective, dans un monde où tout est immédiat et décroché de ce qui a précédé. L'amnésie culturelle serait la condition même de la manipulation du marché. On assiste parallèlement à une dilution du rapport de notre société à la langue. La transmission de la langue n'en devient que plus nécessaire.

Nous avons également constaté le brouillage par l'Internet des circuits traditionnels de validation de l'oeuvre (éditeurs, libraires, bibliothécaires, etc.). Avec Internet, le texte en vient à compter plus que la personne qui l'écrit.

Face à cette situation, il nous est apparu qu'il existait une volonté de résistance, une volonté de pratiquer une littérature d'opposition qui passerait d'abord par notre fierté. À cet égard, le développement de l'Internet qui nous inquiète par ailleurs est un extraordinaire appel d'air frais pour nous tous. Nous revendiquons notre état d'écrivain. Nous souhaitons que s'établisse une véritable déontologie de l'Internet, de façon à ce que tout un chacun n'ait pas forcément la possibilité de prendre la parole au sujet de ce que nous sommes et de ce que nous faisons, et en ménageant une visibilité pour nos livres. Nous avons la certitude de la valeur de notre travail et de notre oeuvre, et nous avons confiance dans notre mission de créateurs et de passeurs.

Les participants ont enfin évoqué la mise en oeuvre d'une responsabilisation commune - auteurs, éditeurs, libraires, enseignants, mais aussi lecteurs -, thème que nous allons très certainement développer aujourd'hui.

Nous allons parler ce matin de l'implication des auteurs dans le tissu social, et cet après-midi des lieux nouveaux que nous sommes en train de nous approprier et où porte notre voix. La dernière table ronde concernera notre engagement individuel et collectif au coeur même de notre oeuvre.

Alain Nicolas
Lors de la préparation de cette table ronde, les participants sont convenus qu'il fallait mettre en valeur le rôle irremplaçable de l'écrivain comme témoin et révélateur, mais qu'il fallait aussi insister sur la façon dont sa présence permet de mettre en mouvement la parole et le sens, donc de façonner, voire de réparer, le lien social. Je donne sans plus tarder la parole à Dominique Bondu, qui va nous parler de la fonction de médiation de l'écrivain, en particulier en matière de lecture.

Dominique Bondu
Mon point de vue n'est pas celui de l'écrivain mais celui du médiateur et du lecteur qui se veut au service de la littérature, notamment contemporaine. À partir de mon expérience d'organisateur de rencontres littéraires, de festivals, de résidences d'écrivains, et par ailleurs de mon expérience d'éditeur, je me suis efforcé de réfléchir à cette question complexe : en quoi l'écrivain est-il révélateur du lien social ?

Premier point : l'écrivain n'existe qu'en tant qu'il crée des oeuvres. Deuxième point : pour être écrivain, il ne suffit pas de produire des oeuvres, encore faut-il que celles-ci soient lues. Comme le disait Sartre, c'est aussi le lecteur qui fait le livre. Il faut donc s'interroger à la fois sur le statut de l'oeuvre et sur celui de la lecture à notre époque.

Aussi bien dans leur contenu que dans leur construction et leur langue, les oeuvres de la littérature contemporaine jouent un rôle de révélateur du lien social en tant qu'il est en crise. Elles offrent, de ce point de vue, une merveilleuse matière à penser notre situation : une situation où ce qui fait société ne va plus du tout de soi et où, par répercussion, ce qui fait l'identité d'un sujet individuel ne va plus du tout de soi. Pour reprendre la formule de l'universitaire et critique Dominique Viart, la littérature contemporaine est inquiète de notre temps. Bousculant les catégories génériques traditionnelles, elle est porteuse d'un questionnement sur le lien social et l'identité du sujet dans le monde actuel.

Je pourrais illustrer mon propos par de multiples exemples nominatifs d'écrivains mais, à dessein, je m'en abstiendrai. On peut dire de façon très schématique que la littérature a pendant très longtemps exprimé une présence de l'homme au monde. Cela a été le cas, au premier chef, du roman classique, qui est d'une certaine manière le chant de la présence de l'homme au monde - cette présence n'étant évidemment pas exempte de douleurs, de contradictions et de déchirures.

Après la traversée du XXe siècle nocturne, la littérature contemporaine est au contraire une littérature de l'absence radicale, d'une absence qui ne laisse même pas de traces de ce qui a pu être présent antérieurement. C'est à la fois sa grandeur et sa gageure que cet effort entêté de dire ce qui n'est plus représentable. Il en résulte une défiance vis-à-vis de la construction par l'imaginaire, à laquelle répond une tentative acharnée de dire le réel en articulant une langue qui s'efforce d'en saisir quelque chose alors même que le réel est ce qui échappe à toute représentation.

Sur le plan temporel, cela se traduit par une rupture avec une narration portée par la temporalité linéaire où le passé nous projetterait vers un présent et un futur. Dans la construction du récit comme dans la construction de la langue - avec, souvent, une syntaxe déconstruite -, on trouve la tentative de dire un temps présent éclaté, fragmenté, du sujet individuel et collectif. La linéarité, qui se représentait classiquement par une flèche orientée, est aujourd'hui problématique. Le progrès auquel un siècle positiviste, résolument optimiste et confiant dans la science a cru suppose l'idée d'une temporalité linéaire et orientée. Dans son rapport au temps, la littérature contemporaine indique que notre monde a tourné le dos à cette croyance solaire dans la linéarité du progrès. Elle tente de dire quelque chose de plus complexe, de plus heurté, fragmenté, obscur, d'où la téléologie a disparu.

Dans leur questionnement du lien social en crise, beaucoup d'oeuvres contemporaines se sont emparées de la question de la mémoire collective blessée ou refoulée, notamment celle des grandes tragédies du XXe siècle : la Shoah, les deux guerres mondiales, Hiroshima, la guerre d'Algérie... On retrouve la même chose au niveau de l'histoire intime : identité éclatée, mémoire fragmentaire, difficulté d'exister comme un sujet individuel ayant une place dans ce monde. D'où une prédilection pour les personnages décalés - l'inverse des «gagneurs» - confrontés à l'aliénation, à la souffrance au travail, à la solitude.

J'en viens maintenant au statut du lecteur et de la lecture. Sans m'attarder sur la question de l'érosion de la pratique de la lecture, je voudrais insister sur le rôle déterminant de l'écrivain dans l'essor possible de cette pratique tant auprès des publics jeunes que des publics adultes. Certes, depuis saint Ambroise au moins, la lecture est une pratique individuelle, solitaire et silencieuse. Il n'en reste pas moins qu'elle ne peut se développer que dans un bain social favorable. On a beaucoup parlé de «résistance», mais l'idée de résister tout seul est problématique : à la limite, ce n'est plus résister du tout.

Il est donc nécessaire de réinscrire la pratique de la lecture dans l'échange social, de la «resocialiser». Incontestablement, la temporalité vécue de la lecture est complètement à contre-courant du flux social dominant, lequel est une sorte de ligne en pointillés, une juxtaposition discontinue d'instants ponctuels. Alors que la lecture est une pratique du continu, notre monde obéit à la temporalité accélérée de ces instants ponctuels. La crise financière actuelle en est le plus bel exemple, en ce qu'elle est un emballement du temps dans lequel tout acteur monétaire, financier ou économique tend à vouloir réaliser instantanément une plus-value en contractant la durée, réputée bonificatrice, que supposaient les catégories de l'économie antérieure basées sur la production et non la consommation, à savoir l'épargne et l'investissement.

La lecture étant en totale contradiction avec ce temps-là, on comprend qu'il n'aille plus de soi de prendre le temps de lire. Je suis souvent confronté à des publics qui affirment ne pas lire parce qu'ils n'en ont pas le temps. À l'évidence, il ne s'agit pas d'une évaluation objective et quantifiée mais de tout autre chose.

En outre, le livre ayant perdu son prestige social, il n'est plus de bon ton de rapporter, à la cour de récréation ou à la pause café, que l'on a passé son week-end à lire. Cela ne permet pas de s'inscrire dans l'échange social. Voilà pourquoi il me semble essentiel de recréer des espaces-temps d'échange social autour du livre et de la lecture. Mon expérience me conduit à penser que ces moments de rencontre - pour peu qu'il s'agisse de rencontres vraies, ce qui exclut les foires du livre, où l'on ne propose que des dédicaces et où l'auteur est transformé en son propre représentant de commerce - permettent une authentique parole de l'écrivain vers et avec un public, cette parole pouvant prendre la forme d'une lecture à voix haute. L'engagement généreux d'un nombre croissant d'écrivains qui prennent le risque de ces rencontres constitue un enjeu essentiel pour réinscrire le livre dans le lien social. Bien que nous ne soyons nullement dans le débat de l'écrivain engagé, il y a ici un engagement majeur.

Alain Nicolas
Noëlle Châtelet, comment pratiquez-vous et vivez-vous cet engagement ? Cela a-t-il une incidence sur votre écriture ?

Noëlle Châtelet
Je voudrais tout d'abord remercier Dominique Bondu pour cette magnifique introduction. Je souscris entièrement à son constat un peu négatif mais pas si triste puisqu'il met en évidence la possibilité, pour l'écrivain, de trouver sa place et de jouer un rôle dans cette société dite de crise.

Il est bien que la littérature s'inquiète de la société non pas forcément d'une manière militante mais d'une manière philosophique. C'est ainsi que je le vis depuis trente-cinq ans, engagée dans un travail d'écriture où je creuse le même sillon : l'interrogation sur le corps. Je me suis rendu compte de la nécessité, pour l'écrivain, d'aller interroger la société là où elle ne peut plus le faire elle-même, pour la déranger, la secouer, la malmener s'il le faut, et pour porter notre lumière dans ses zones d'ombre.

De ce point de vue, je m'inscris résolument dans la continuité des romanciers et philosophes du siècle des Lumières. Aujourd'hui la littérature a un rôle d'éclairage à jouer. Nous pouvons être des éclaireurs, des passeurs, des voyageurs qui se promènent dans la société et qui, mus à la fois par l'étonnement et par la colère, la somment de répondre à des questions tout à la fois individuelles et collectives.

J'ai pris conscience de ce devoir possible de l'écrivain au moment où je suis passée de ma thèse, intitulée Le corps à corps culinaire, à son prolongement romanesque, Histoires de bouches. L'atout de l'écriture romanesque par rapport à l'essai, au travail sage de l'historien, c'est de toucher le lecteur là où il est le plus fragile, le plus susceptible d'être dérangé, dans son émotion plutôt que dans sa raison. La déraison de la fiction et de l'imaginaire permet de débusquer ce qu'il y a de plus complexe dans les questions qui torturent la société.

Je ne m'en suis pas privée, en adoptant tour à tour la forme de la nouvelle, du conte, du roman ou du récit à la première personne. Je m'y interroge quel que soit le support, comme je m'efforce aussi de solliciter le lecteur pour qu'il partage cette interrogation. Nous devons mener jusqu'au bout notre mission de passeurs en accompagnant nos livres. J'ai abordé dans plusieurs de mes ouvrages des questions qui sont éminemment sociétales tout en étant profondément universelles : le rapport au vieillissement et à la mort, la complexité sexuelle, les problèmes éthiques posés par les sciences, etc.

À mon sens, les écrivains sont à la meilleure place, peut-être pas pour répondre à toutes ces questions, mais en tout cas pour les affronter en prenant les lecteurs à témoin. C'est pourquoi, après avoir écrit un livre, je me donne un très long temps pour le «porter» dans des lieux divers - bibliothèques, médiathèques, colloques, etc. Ce n'est ni par narcissisme, ni pour des raisons mercantiles, mais parce que je considère que ce travail d'accompagnement du livre fait partie du livre. J'ai pu le vérifier après la parution de La dernière leçon, qui aborde la question très actuelle et brûlante de la fin de vie et qui m'a demandé deux années de voyage dans le monde entier. Ce livre exigeait, plus que d'autres encore, que j'aille au-devant des lecteurs pour répondre à leurs questions ô combien légitimes.

J'ai pu mesurer une fois de plus combien les problématiques qui semblent personnelles se révèlent en fait universelles. Les romanciers et philosophes des Lumières ont ouvert la voie à un travail de fiction, souvent illustré par le conte initiatique, où les personnages servent à se poser des questions, à polémiquer et à bousculer la société, tout en divertissant. Car si celle-ci est en crise, c'est qu'un certain nombre de sujets restent tabous pour elle. Le devoir de l'écrivain est de les aborder à la place privilégiée qui est la sienne, quitte à prendre des risques. La posture de l'écriture est la voie royale de la connaissance.

Alain Nicolas
Arnaud Cathrine, pourriez-vous maintenant nous faire part de votre propre expérience ? Comment réagissez-vous aux analyses de Dominique Bondu et de Noëlle Châtelet ?

Arnaud Cathrine
Ces deux interventions font du bien. Avant la publication de mon premier livre, je ne pensais pas du tout que c'était cela, la présence d'un écrivain dans la société ! Je ne veux pas dire que j'avais pour modèle un Salinger reclus, invisible, asocial : ce que j'avais à l'esprit était plutôt l'idée un peu romantique de la Sagan de Bonjour tristesse, assaillie par les journalistes et faisant sa promotion. Or voilà dix ans que je publie des livres et voilà dix ans que des médiateurs très engagés me sollicitent pour venir dans des lycées, des collèges, des bibliothèques, des hôpitaux psychiatriques - cette dernière expérience ayant été, de loin, la plus marquante.

Lorsque je me déplace pour un atelier d'écriture, ce qui me préoccupe au premier chef est d'aborder avec les personnes qui sont autour de la table la question de l'autorisation à exister, qui a partie liée avec celle de l'expression. J'ai découvert cet aspect avec étonnement et passion. Je ne rechigne pas à me déplacer, je le fais même beaucoup.

Cela dit, c'est une position assez paradoxale. Le mot de militantisme mérite en effet d'être interrogé. L'engagement ne fait pas de doute. J'ai un plaisir fou à mettre les pieds dans le plat, à dire ce qui ne se dit pas ailleurs, à chercher les cadavres dans les placards. C'est un des enjeux de la littérature. Certaines fois pourtant, je ne peux pas, parce que je dois écrire ou, tout simplement, parce que je ne peux pas répondre aux très nombreuses sollicitations que je reçois - c'est dire, d'ailleurs, s'il y a du boulot : pour les professeurs, les bibliothécaires, les documentalistes, c'est difficile de faire seul et l'on s'en remet souvent à des écrivains pour mettre du chaud là où... il fait froid. Au cours de ces trois dernières années, je me suis retrouvé dans la position un peu étrange de devoir choisir. Il y a de grands besoins en France, mais en même temps il m'est nécessaire d'écrire, de vivre. Il m'est arrivé de refuser une invitation à un atelier d'écriture avec des lecteurs lettrés, des lecteurs «à flot» pour ainsi dire : je préfère réitérer l'expérience en hôpital psychiatrique avec des adolescents autistes. C'est un choix subjectif, capricieux, intime, et je l'assume.

Finalement, c'est comme le vote : il faut être nombreux à voter et on ne peut pas voter deux fois ! Il faut donc qu'il y ait beaucoup d'écrivains à s'engager individuellement dans la cité. D'où l'importance des politiques culturelles et des médiateurs, car un écrivain n'est pas missionné : il ne peut être que plus ou moins fortement engagé. J'aime pour ma part cet engagement, j'aime le pratiquer quand je sens que j'en ai la force et le désir. Il est hors de question que je me rende dans une classe si je me présente devant elle comme un fantôme ou un robot venu pour cachetonner - puisque nous avons la chance, en France, d'être rémunérés pour ces actions. Depuis un an, je réponds aux professeurs qui me sollicitent que, pour le moment et après plusieurs années d'interventions, je suis exsangue. Il me faut une urgence intime. J'admire beaucoup les enseignants, les soignants ou les militants pour leur capacité à systématiser le geste, à garder le désir et l'envie. En tant qu'écrivain, je me sens plus fébrile et fragile. On doit se ménager des abris, d'abord pour écrire, ensuite pour se préserver d'une mécanique désinvestie.

Alain Nicolas
Il ressort de votre intervention que l'écrivain a droit au retrait. L'image du vote traduit bien les questions quantitatives et concrètes - budgets, institutions - qui se posent. De ce point de vue, le témoignage de Philippe Auzet nous sera précieux pour comprendre ce qui se passe dans le secteur de la médiation autour du livre, notamment en milieu scolaire.

Philippe Auzet
Bien qu'ayant exercé ce métier dans une vie antérieure, je ne suis pas ici dans une position d'enseignant. Je vous parlerai en tant que responsable dans un mouvement d'éducation populaire, la Ligue de l'enseignement. La Ligue est une très vieille dame née en 1866 et dont l'objectif est de permettre aux personnes de s'associer pour occuper pleinement leur place dans la société et de leur permettre d'exprimer toutes leurs capacités à travers diverses actions dans le domaine du sport, des vacances pour tous, etc., mais aussi dans le domaine artistique et culturel.

La situation actuelle est complexe et, sous certains aspects, grave. Pour la Ligue, la transmission est, de la part d'un artiste, un acte d'engagement politique au sens étymologique du terme : il s'agit de tisser du lien avec les autres habitants de la cité. Sous cet angle de la transmission, il n'y a pas d'«art pour l'art». Avant de développer ces questions, je souhaite effectuer un petit détour en évoquant l'apprentissage de la lecture chez les jeunes enfants. En effet, cette étape en détermine beaucoup d'autres. Par rapport à d'autres champs artistiques (la danse, par exemple) qui sont clairement situés, la lecture et l'écriture ont ceci de particulier qu'elles font l'objet de plusieurs visions concomitantes.

La première, que l'on rencontre encore beaucoup à l'école primaire, est une vision utilitariste. Elle représente le degré zéro de l'autonomie : sa seule visée est que les jeunes puissent lire un panneau indicateur, un horaire de bus ou de cinéma, puissent remplir un chèque ou une feuille de maladie. La seconde, à l'opposée, est une vision culturelle. Elle permet de développer la conscience individuelle et de partager un patrimoine vivant, c'est-à-dire mis en relation avec la création contemporaine. Ainsi se forge un sentiment d'appartenance à un destin commun. À ces deux visions correspondent deux modes d'apprentissage. D'abord un apprentissage mécaniste qui consiste à associer en premier lieu des signes (b-a ba) pour accéder ensuite au sens des mots, puis des phrases, et que l'on saupoudre enfin, si l'on en a le temps et si on a réussi par ailleurs à boucler le programme, de quelques éléments de contexte culturel. On rencontre fréquemment cette conception à l'école primaire. Elle correspond très exactement au «retour aux fondamentaux» dont on nous rebat les oreilles.

Je qualifierai la seconde démarche d'apprentissage humaniste de la lecture. Pour reprendre la belle formule du pédagogue Philippe Meirieu, il faut «restituer le projet culturel qui a donné naissance au savoir». Entre autres images, Meirieu remarque que les hommes n'ont pas attendu d'être diplômés des Beaux-Arts pour décorer les parois de la grotte de Lascaux. De la même manière, on peut dire que c'est par l'observation du monde et par le croisement de cette observation avec des théories philosophiques et théologiques que Newton a conçu l'idée de la gravitation universelle : ce n'est pas la formule mathématique qui a donné naissance à sa théorie. Il faut donc se placer au centre d'un projet culturel en dialogue permanent avec le projet éducatif, tout en multipliant les entrées possibles.

Un projet limité à l'éducatif au sens étroit du terme ne permet que la réitération de l'héritage : Il y a de fortes chance que les enfants de cadres deviennent cadres, que les enfants d'ouvriers deviennent ouvriers. À l'inverse, si l'on se cantonne à un projet culturel «hors sol», déconnecté d'un projet éducatif, on a toutes les chances de verser dans l'enfermement d'un petit groupe : au mieux la communauté, au pire le communautarisme. C'est dans cette perspective d'aller et retour perpétuel et d'enrichissement mutuel que la Ligue de l'enseignement mène sa démarche d'éducation artistique. Les trois piliers en sont la fréquentation des oeuvres, la rencontre avec les artistes et les professionnels (régisseurs de théâtre, éditeurs, par exemple), et enfin la pratique, par laquelle on va se colleter avec la création - sans démagogie toutefois : il est bien entendu que la personne qui vient à la rencontre d'un public est un artiste et que les participants sont des amateurs dont la production n'a pas le statut d'oeuvre d'art.

Cette inscription de l'apprentissage dans un ensemble culturel cohérent pose beaucoup de questions dans le champ scolaire. Par exemple, le «socle commun de connaissances et de compétences» récemment mis en place a pour caractéristique de séparer et de sérier sept compétences : la maîtrise de la langue française ; la pratique d'une langue vivante étrangère ; les principaux éléments de mathématiques et la culture scientifique et technologique ; la maîtrise des techniques usuelles de l'information et de la communication ; la culture humaniste ; les compétences sociales et civiques ; l'autonomie et l'esprit d'initiative. Dans le pilier «culture humaniste» a été ajoutée l'éducation artistique pour apaiser ceux qui se sont alarmés de voir leur pratique rejetée au-dehors du socle.

S'agissant de la maîtrise de la langue française, il est précisé que «savoir lire, écrire et parler le français conditionne l'accès à tous les domaines du savoir et l'acquisition de toutes les compétences». Qui dirait le contraire ? Mais c'est bien une vision utilitariste selon laquelle la lecture et l'écriture sont des outils au service du développement des autres compétences. La maîtrise de la langue est également présentée comme «l'outil premier de l'égalité des chances, de la liberté du citoyen et de la civilité». Là encore, c'est incontestable, mais en même temps quel manque d'ambition ! Autre expression de l'instrumentalisation : la langue «favorise la compréhension et l'expression des droits et devoirs individuels et collectifs». Enfin, «la fréquentation de la littérature d'expression française est un instrument majeur des acquisitions nécessaires à la maîtrise de la langue française».

Autrement dit, la langue est un instrument et la littérature est un instrument de la maîtrise de cet instrument. Le projet culturel, renvoyé à la «culture humaniste», est ici séparé des apprentissages fondamentaux. On peut à cet égard s'interroger sur les outils que l'on met en place pour aider les enseignants. Au lieu de faciliter la venue d'artistes et d'écrivains dans leurs classes, le ministère fixe des listes d'oeuvres censées être représentatives de la littérature, notamment la littérature pour la jeunesse. De même, les premiers crédits à être supprimés sont toujours ceux qui permettent la plus grande participation de la population à l'action culturelle, au développement de l'imaginaire et de la créativité. Peut-être cette perspective fait-elle peur ? Par ailleurs, on est en train de réduire les horaires de l'école primaire.

Intervenant
Ce n'est pas le sujet !

Philippe Auzet
C'est au contraire parfaitement le sujet. À la réduction des horaires correspond un alourdissement des programmes. On y ajoute par exemple un enseignement obligatoire d'histoire de l'art, ce qui risque de placer hors du temps scolaire l'action culturelle et la pratique artistique, pour le plus grand profit d'officines privées dont l'action ne répond qu'à un intérêt marchand.

En dehors de l'école, l'organisation d'actions d'éducation artistique, d'ateliers d'écriture, de rencontres d'artistes et d'écrivains, de salons centrés sur le livre et dont l'objet premier n'est pas la vente, repose bien souvent sur un tissu associatif qui est en train d'être sérieusement affaibli. Les fédérations d'éducation populaire complémentaires de l'école font actuellement l'objet d'une attaque en coupe réglée de la part du ministère de l'éducation nationale. Celui-ci a diminué de 25 % leurs subventions pour 2008 et il s'apprête à supprimer à compter du 1er septembre 2009 la compensation financière de tous les postes d'enseignants détachés dans ce secteur. Pour la seule Ligue de l'enseignement, cela représente deux cents postes. Si j'ai abordé le sujet de cette table ronde par une sorte de détour, c'est qu'il m'était impossible de ne pas évoquer cet appauvrissement des pratiques scolaires, ce recentrement sur des «fondamentaux» extrêmement frileux qui restreint le développement de l'imaginaire et l'accès à la culture pour le plus grand nombre. Nous sommes tous favorables au rôle de l'écrivain dans la société, nous avons tous milité pour une éducation artistique de qualité accessible à tous. Mais il se trouve que la présence de l'artiste et de l'écrivain dans la société est très fragilisée, tant par manque de moyens que par l'affirmation très actuelle que tout équivaut à tout. On met sur le devant de la scène des démarches vaines qui font l'apologie de la bêtise. L'expression des instincts les plus bas et les plus primaires est présentée comme oeuvre de culture. L'inculture revendiquée est hissée au rang de mode de vie.
La présence fragile de l'écrivain dans la société prend dès lors tout son poids et tout son sens. Pour les artistes, les écrivains, les enseignants, les éducateurs, les médiateurs, cette présence ne peut plus être que politique.

Alain Nicolas
Je crois que nous disposons maintenant de toutes les données du problème. J'aimerais toutefois que l'on insiste sur la pratique de l'écriture, notamment dans les ateliers.

Dominique Bondu
Il existe un lien évident entre l'expérience de l'écriture, comme découverte de la création de l'intérieur, et la lecture. Cependant, les ateliers d'écriture sont exposés à deux sortes de dérive. La première est l'instrumentalisation de l'écrivain, dont on a tendance, lorsque le projet n'est pas assez cadré, à se servir comme animateur socioculturel. La seconde est la démagogie dont certains animateurs font preuve. J'ai vu des ateliers où les participants se vantaient de ne jamais lire ! Cela étant, l'atelier d'écriture reste un bon cadre en ce qu'il offre à un créateur un peu de durée pour faire éprouver aux participants ce qu'est la fabrication d'un texte. À cet égard, tout bon atelier d'écriture passe par un travail de lecture partagée. L'expérience avec des jeunes, des malades mentaux ou des détenus peut être très riche pour peu que l'on pose des conditions précises, ce à quoi les institutions ne prêtent pas toujours attention.

Dans toute rencontre avec des écrivains, il faut éviter l'engagement militant au sens négatif du terme. Ce que l'on sollicite de l'écrivain, c'est un travail. Le principe d'une rétribution est donc absolument nécessaire. Il ne saurait être remis en cause par la question du tarissement des financements, qui relève d'un autre débat. Une grande hypocrisie entoure la rétribution AGESSA, qui oblige les organisateurs à des contorsions pour déterminer ce qui est possible ou non.

L'écrivain est confronté à deux temps antinomiques qui forment sans doute le rythme même de la vie de créateur : un temps de retrait complet et un temps d'engagement dans la vie sociale. Peut-être est-ce parce que le retrait de l'écrivain est un moment d'intériorisation extrême que, par la suite, son intervention dans le champ social prend une force fulgurante. Les individus ordinaires sont trop souvent dilués dans la vie sociale.

Dans le milieu scolaire, je suis inquiet de la montée d'un puritanisme ambiant qui vient des enseignants eux-mêmes. Certains professeurs acceptent d'accueillir tel ou tel écrivain sans bien connaître son oeuvre puis, le lisant, sont horrifiés par des contenus qu'ils jugent inconvenants, non consensuels, et auxquels ils ne veulent pas prendre le risque de confronter leurs élèves. Si bien qu'ils renoncent à la rencontre sur laquelle ils s'étaient engagés ! Du reste, le puritanisme me semble progresser dans tous les domaines, y compris les arts - le kitsch en est l'exemple même.

Anne-Marie Garat
Depuis vingt ans, la Maison des écrivains pilote les relations avec l'éducation nationale. D'abord, l'écrivain était invité pour parler de son oeuvre ou pour la lire, moyennant une rémunération au titre des droits d'auteur. On a peu interrogé la relation de plus en plus intense qui s'est établie entre les artistes et l'école. Cette dernière n'a ouvert ses portes que depuis une date somme toute récente. La bulle étanche a accueilli des corps impurs. Mais qu'en est-il des attendus de cette demande. Qu'est-ce que l'enseignant espère de ces intrus ?

Depuis Jules Ferry, la haute mission de l'école est de transmettre des savoirs avérés, des techniques matérielles et intellectuelles, la raison contre l'obscurantisme. Reste à savoir, comme en amour, ce que l'on attend de l'autre et comment dépasser cette attente.

Alors que la Maison des écrivains n'a eu de cesse de dénoncer l'érosion silencieuse des enseignements littéraires. le comité national pour l'éducation artistique s'est inquiété que la littérature ne soit pas traitée comme la musique ou les arts plastique. En effet, a-t-on jamais enseigné la littérature comme un art ? Elle est entre les mains d'un enseignant qui est «professeur de lettre» et «professeur de langue». La maîtrise de la langue est présentée comme un pré requis avant d'aborder la littérature. Plus grave encore : on n'accède aux grandes oeuvres mondiales que si on maîtrise la langue dans laquelle elles ont été écrites. Les professeurs de langue ne les abordent qu'en fin de cursus, et seulement par extraits !

Ne nous leurrons pas : l'école est par nature patrimoniale (au mauvais sens du terme) et programmatique. Elle a un rôle de conservatoire et l'on ne peut le déplorer : elle garantit que ce qui se transmet dans une société est académique, avéré, vérifié, crédité, sans risque.

Or voici que récemment elle décide de faire entrer le loup, c'est-à-dire l'artiste qui vient témoigner de son rapport problématique, conflictuel, passionnel, parfois tragique, avec le passé. Le mort, le cadavre, la chose dévitalisée que l'on sert à l'école, il dit à quel point c'est un enjeu vital. Comment veut-on que l'école intègre le dialogue violent, organique, parfois destructeur, entre toute oeuvre contemporaine et les formes héritées ? Il est évident que l'enseignant prend d'abord l'écrivain comme un auxiliaire.

Il y a derrière les ateliers d'écriture toute une mythologie de l'écrivain, qui serait doté de qualités et de compétences telles qu'il pourrait jouer le thérapeute, le pédagogue par excellence, celui qui révèle les êtres à euxmêmes. Il y a aussi l'idée d'une fonction libératrice de la langue qui accoucherait les âmes et libérerait une parole étranglée. Rappelons-nous Jean Mathieu dans Les Misérables, cet homme du peuple qui ne sait pas lire son destin et qui ne peut nommer son histoire.

L'écrivain, bien plus qu'un auxiliaire, est le grand témoin, le Lecteur par excellence, celui qui peut témoigner à quel point il est travaillé par ses lectures. Nous n'avons sans doute pas à former soixante millions d'«écriveurs». En revanche, nous avons quelque chose à transmettre pour qu'il y ait soixante millions de lecteurs.

Noëlle Châtelet
Je suis d'autant plus d'accord que j'ai fait partie des tous premiers écrivains à effectuer cette démarche à la Maison des écrivains dans le cadre de «L'Ami littéraire». Si ces rencontres ont pris de l'ampleur, c'est qu'elles répondent à un vrai désir partagé. Mais nous prenions aussi le temps de nous demander en quoi consistait notre présence et de réfléchir à ce que nous faisions. Quelle était l'action du professeur avant notre venue, pendant et après ? L'idée n'était certainement pas de venir comme des dieux pour éveiller de pauvres âmes à la littérature !

Il faut donc mener une réflexion de fond sur les ateliers littéraires et sur leurs dérives possibles. Nous ne sommes pas là pour remplacer les assistantes sociales ou les psychologues. Nous ne sommes pas non plus des missionnaires. Il nous faut trouver le juste équilibre entre les moments qui appartiennent à la transmission et ceux qui ne lui appartiennent plus, parce qu'il nous faut aussi entrer en nous-même pour écrire, et nous ressourcer.

Je connais des écrivains qui, pour des raisons matérielles, vont de lycée en lycée, de médiathèque en médiathèque, et perdent leur âme à force de vouloir être sur le terrain à tout prix. À mon sens, cette présence doit être précise, convaincue, mais aussi très mesurée de manière à rester soi-même.

À l'université, j'ai mené des ateliers d'écriture pendant une dizaine d'années avec mes propres étudiants. Dans ce contexte particulier, ma propre dualité d'enseignante et d'écrivain les amenait à prendre eux-mêmes conscience de leur altérité. Nous n'étions plus dans un rapport de transmission de maître à élève. Ce qui passait était de l'ordre d'un partage autour de textes écrits, lus et retravaillés. À chaque fois il s'agissait de réaliser ensemble une sorte de radiographie intime de l'écriture pour comprendre de l'intérieur ce que signifie l'acte d'écrire. La «mystique» me fait à moi aussi très peur et je mettais en garde les étudiants contre les «dangers» de l'écriture, dans laquelle se jouent des choses qui parfois nous dépassent. Il ne s'agissait nullement de psychologie de groupe mais d'une réflexion sur le matériau qu'est le texte. Je les considérais d'avantage comme des «écrivants» plutôt que des écrivains, être écrivain est un métier. Il faut donc faire très attention aux ateliers d'écriture. Le partage n'est pas forcément la panacée.

Arnaud Cathrine
L'intervention en classe est très différente de l'atelier d'écriture. Dans le premier cas, l'écrivain vient témoigner de son expérience. Pour les adolescents notamment, il n'est pas anodin que le livre devienne tout à coup du vivant. Si, après que je suis venu en classe, un ou deux élèves ont envie de lire parce qu'ils ont rencontré un être vivant et ne considère plus la littérature comme un cimetière, je suis déjà satisfait.

Dominique Bondu
Tant d'élèves croient qu'un écrivain est un homme mort !

Arnaud Cathrine
À l'inverse, certains croient que nous sortons de la Star Ac' et il faut aussi les recadrer !
Je me demande toujours, lorsque je suis devant une classe, s'il peut se passer ce qui s'est passé dans ma vie : au départ, la lecture m'ennuyait profondément, puis j'ai rencontré un livre et ç'a été comme dans les rencontres amoureuses, je n'ai plus cessé de lire.

Le dénominateur commun avec l'atelier d'écriture est la modestie du rôle que joue l'écrivain. Avant mon premier atelier, j'étais terrorisé. Puis je me suis dit que ce que j'avais à apporter était une expérience personnelle et littéraire, pas des exercices d'écriture tout préparés. Bref, je me suis offert le luxe de l'improvisation. De fait, quel que soit le public, je n'ai pas de savoir à transmettre. J'ai juste à écouter quelqu'un et à permettre le geste d'écriture. Certes, il n'est parfois plus question de littérature à la fin. L'enjeu est ailleurs.

Pendant un an, je suis allé tous les mercredis à l'hôpital psychiatrique du Vinatier. La finalité était artistique puisque nous préparions un spectacle pour l'opéra de Lyon avec une quinzaine d'adolescents. Nous n'avons pas beaucoup parlé de livres, je ne sais pas si ces enfants liront plus qu'avant, mais la production artistique a permis une chose qui est précisément ce pourquoi j'écris : l'étiquette qu'on leur avait mise est tombée, la case dans laquelle ils étaient corsetés a disparu tout à coup.
Malgré les balbutiements, malgré le fait qu'il ne s'agissait pas de textes de littérature, ces enfants n'ont soudain plus eu l'impression d'être exclusivement des autistes, des psychotiques ou que sais-je encore... Cette expérience a des équivalents dans beaucoup d'autres groupes ou de milieux socioprofessionnels. Grâce à une expression personnelle, un enfant peut ne plus être simplement l'élève déjà «casé» par son professeur moyennant quelques qualificatifs. Il n'y a rien de plus salutaire dans la vie. Je n'écris que pour cela : pour essayer d'échapper à toutes les cases. Cela dépasse l'enjeu littéraire, c'est un enjeu humain.

Françoise Gerbaulet
Je voudrais répondre sur quelques points. Je suis écrivain. J'ai commencé dans la vie en 1968 comme institutrice en cours préparatoire. Puis j'ai quitté l'enseignement pour l'action culturelle. C'est par ce biais que je suis revenue à l'école en 1976 pour animer des ateliers d'écriture. Les animateurs culturels de ma génération trouvaient leur légitimité dans le fait qu'ils venaient déranger un ordre.

Or je me suis progressivement rendu compte que le sol se dérobait sous mes pieds. Nous tenions, somme toute, le rôle du bouffon. J'ai par exemple entendu une institutrice dire plusieurs fois : «Aujourd'hui, on s'exprime : vous pouvez faire des fautes.»

Je ne peux pas être d'accord avec les propos de Philippe Auzet sur l'enseignement de la littérature car ils traduisent à mes yeux une dérive nuisible qui met les écrivains dans une situation difficile. Un seul exemple : une petite fille en train d'écrire sa visite du musée Giverny me demande combien de n il faut mette à Monet ; son enseignante intervient aussitôt pour lui dire d'écrire comme elle le sent et qu'on verra plus tard. Souvent, j'ai eu l'impression d'être là pour montrer aux enfants comme c'est bien de faire une grande distance à la nage et d'aller voir l'autre côté de la rivière, alors qu'on ne leur a pas appris à nager ! Il y a des enfants qui remontent à la surface mais d'autres se noient. Au total, le problème de l'illettrisme fragilise singulièrement notre pratique d'écrivain.

Et puis, rappelons-nous les travaux de l'Oulipo qui nous ont tant amusés : c'était beaucoup plus compliqué que b-a ba, leurs contraintes formelles ! J'ai vu des enfants en grande difficulté, à qui les enseignants craignaient d'imposer des contraintes supplémentaires, prendre un plaisir fou à réaliser des poèmes magnifiques avec treize lettres, suivant le jeu «Un incarcéré économe» inventé par Paul Fournel.

Nous sommes des travailleurs du symbolique. Dans une société où prévaut ce que les psychanalystes appellent la forclusion du sujet, je considère que l'identité de l'enfant se fabrique au pied de la lettre. C'est ce qui sous-tend ma démarche d'écrivain. Je suis très blessée par l'imposture qui consiste à mettre la charrue avant les boeufs en considérant qu'avant d'apprendre à lire et à écrire, l'enfant doit comprendre que c'est nécessaire.

Philippe Auzet
Je n'ai pas parlé de méthodes pédagogiques mais de positionnement. La maîtrise des lettres, des symboles, des signes et de leur agencement est tout à fait fondamentale, bien entendu. Ce que j'ai tenté d'opposer, c'est d'une part une pédagogie nourrie par un projet culturel et qui crée du désir, d'autre part une posture pédagogique - ce que Meirieu appelle la «pédagogie des préalables» - où l'enfant ne comprend pas dans quel but il doit apprendre les fondamentaux. Cela vaut aussi pour les enseignements sous la responsabilité du ministère de la Culture : il faut faire un an de solfège avant d'avoir le droit de toucher à un instrument. De même qu'il faudrait déjà savoir nager pour aller à la piscine, il faudrait déjà savoir lire pour ouvrir un livre ! Mais il est évident que l'on ne peut «balancer» la maîtrise fine de l'outil qu'est la langue.

Françoise Gerbaulet
C'est très bien, les outils ! Nous sommes tous des artisans !

Jacques Vigoureux
La transmission par les ateliers d'écriture ou les rencontres avec les écoliers ou les lycéens a une grande importance à l'heure actuelle. Les écrivains sont les garants d'une liberté de pensée. Ils préservent leurs interlocuteurs du formatage qui se répand. Assistant hier à la Journée des auteurs de l'audiovisuel et du cinéma organisée par la SACD, je me suis aperçu à quel point le but du projet de loi sur l'audiovisuel est de rendre les gens presque tous semblables quant à la pensée. D'une part, ce texte légalise le placement publicitaire de produits, de services ou de marques dans un programme moyennant paiement ou contrepartie, et l'on peut craindre que le phénomène s'étende aux livres ?

D'autre part, il autorise une seconde coupure publicitaire dans les oeuvres audiovisuelles et cinématographiques sur les chaînes commerciales mais néglige d'imposer aux diffuseurs privés, en contrepartie, des obligations en matière de création. Voilà pourquoi il est primordial que les écrivains fassent passer leur pensée individuelle et originale auprès de tous leurs interlocuteurs.

Maggy de Coster
J'ai créé en 2000 la revue Le Manoir des poètes, puis en 2004 l'association du même nom, pour promouvoir la langue française à travers la création littéraire. Journaliste et écrivain, auteur d'un roman et de huit recueils de poèmes, j'anime depuis trois ans des ateliers d'écriture pour enfants à Montmagny, dans le Val-d'Oise. L'objectif est la création de contes et de poèmes par les enfants. J'établis la trame, je la leur expose et je creuse avec eux leurs propres idées. N'étant pas le professeur de français, je fais l'impasse sur les fautes d'orthographe. Je les laisse écrire puis je procède à la mise en forme. En fin d'année, ces écrits sont publiés et distribués dans les écoles grâce à une subvention de la préfecture du Val-d'Oise.

Les enfants adorent ce travail qui ne leur est pas imposé - l'inscription est libre - et se montrent très créatifs. Ils prennent goût à l'écriture et à la lecture. J'utilise par exemple les dix mots proposés par le ministère de la Culture dans le cadre de la semaine de la langue française. J'aimerais que de telles initiatives trouvent un écho à Paris. Paris est sans doute la capitale mais ce n'est pas le centre de la France. Des choses intéressantes se passent ailleurs !

Je suis aussi amenée à intervenir dans les écoles dans le cadre du Printemps des poètes. Je dis des poèmes et j'initie les enfants à la rédaction de poèmes. Il ne s'agit pas de former des écrivains mais de donner aux enfants une base en créant une dynamique entre eux et moi.

Alain Absire
Pour répondre à la remarque de Jacques Vigoureux, je précise que la publicité existe déjà dans nos livres puisque Google, par exemple, intercale des écrans publicitaires entre les pages sans que nous l'en ayons forcément autorisé. La rémunération des auteurs représente un gros problème. Avec la Maison des écrivains et plusieurs autres instances, nous avons travaillé pendant cinq mois l'année dernière pour remettre à plat tout un système qui pose des problèmes insolubles à certains diffuseurs, à l'éducation nationale et aux bibliothèques. Un projet qui a recueilli le soutien du ministère de la Culture et de l'Élysée est sur le bureau du directeur de la Sécurité Sociale. On peut être raisonnablement optimiste sur une normalisation des pratiques. Il existe un consensus des organismes parties prenantes ainsi que de l'AGESSA et du CNL, qui étaient présents en tant qu'observateurs.

Il faut notamment croiser des critères de professionnalité car, si l'on a parlé hier de la dilution de la notion d'oeuvre, on doit aussi aborder la dilution de la notion d'écrivain. Certaines activités doivent être réservées aux écrivains présentant ces critères. Il faut aussi mettre en exergue la notion de prolongement de l'oeuvre car de plus en plus d'ateliers pourraient être qualifiés d'ateliers de lecture-écriture.

En tout état de cause, la réforme permettra un nouvel élan en facilitant les choses pour les auteurs et pour les diffuseurs. Mais c'est nous, Maison des écrivains, Société des Gens de Lettres, etc., qui avons dû nous saisir du problème. Sinon, rien n'aurait été fait.

Alain Nicolas
La table ronde s'achève donc sur une note raisonnablement optimiste. Merci à tous les intervenants.