Bruno Blanckeman , Université Rennes II Haute-Bretagne
L'écrivain dans la cité : du rang d'honneur au ban d'infamie ?
Petit récapitulatif d'une relation complexe
© Muriel Berthelot |
Pour saisir la nature des relations entre l'écrivain et la cité, puisque tel est le beau sujet auquel ces rencontres nous invitent à réfléchir, je partirai d'un paradoxe qui me semble les définir actuellement - une tension entre ce que fait, ce qui fait, cette littérature et ce qui s'en pense et s'en dit volontiers : d'un côté, une littérature, plurielle, composite, manifestant dans bon nombre de ses réalisations une vitalité qui n'a rien à envier aux périodes antérieures de son histoire ; de l'autre, un discours fréquent sur cette littérature, marqué par une désolation mortifère, comme une image de marque en berne. Des auteurs, de réputation déjà acquise ou de façon plus discrète, accomplissent une oeuvre qui se distingue de la production de masse par son exigence d'écriture, de pensée, de vision. Ils travaillent les formes littéraires, les actualisent, entre autres dans les domaines magnétiques de la fiction romanesque et des récits de soi, traditionnellement ouverts à l'exploration de l'histoire comme aux postulations de la mémoire, à la représentation des identités collectives autant qu'aux énigmes de la personnalité intime. Simultanément, une tendance se manifeste à parler de cette littérature sur un mode souvent négatif, à stigmatiser ses manques ou s'esbaudir de ses ridicules, de Jean-Marie Domenach - Le Crépuscule de la culture française, 1995 - à Jean Bothorel - Chers imposteurs, 2008 - ou de William Marx - L'Adieu à la littérature, 2005 - à Todorov - La Littérature en péril, 2007. Tous entonnent un seul et même chant du déclin avec ses quatre couplets progressifs. Premier couplet : le dépérissement du roman - on ne cesse de s'en plaindre aujourd'hui, on le disait déjà à l'époque où Proust achevait La Recherche. Deuxième couplet, où l'on passe du genre à l'art, d'une pratique à une discipline, la disparition de la littérature - pourtant, les lieux de rencontre, de manifestations, de débats, de signatures, de conférences, d'accueil demeurent multiples, à la différence de nombreux pays où la littérature n'a même jamais constitué une discipline d'apprentissage linguistique et de formation intellectuelle. Troisième couplet, où l'on passe de la discipline à la sphère civile dans laquelle elle s'inscrit et dont elle constitue l'emblème, la mort de la culture française - formule qui fit la une, faussement contrite, du Times Magazine en 2007. Quatrième et dernier couplet, où l'on passe de cette sphère aux figures tutélaires qui l'incarnent : le silence des intellectuels, leur absence de la scène publique, et s'ils se taisent, s'ils font défaut, c'est peut-être parce qu'ils sont morts avec les années 1980 (Sartre, Barthes, Aragon, Lacan, Beauvoir). On assisterait en quelque sorte à une nouvelle trahison des clercs dont les termes inversent ceux formulés à la fin des années 1920 par Julien Benda à l'encontre des écrivains les plus illustres de son temps, dans un célèbre pamphlet ainsi intitulé. Pour Benda, les intellectuels avaient trahi leur vocation en délaissant la défense des principes atemporels et des valeurs universelles, en devenant des intellectuels engagés, en prenant parti ou s'affiliant à un parti. Nouvelle trahison des clercs aujourd'hui, mais à l'envers: les écrivains et intellectuels préfèreraient à toute prise de position idéologique, à toute forme d'intervention politique le huis clos d'une Tour d'ivoire relookée en quelque clinquant plateau médiatique ou, à défaut, en quelque lieu de résidence rupestre. Ce chant du déclin n'est d'ailleurs pas le privilège des seuls critiques et l'on connaît quelques écrivains - non des moindres - qui l'inscrivent à leur répertoire, façon pour eux de camper dans la posture gratifiante du dernier des Mohicans. Deux questions se posent alors, une fois ce rappel des faits établi : pourquoi une telle vision des choses et à quoi ce discours négatif renvoie-t-il symptomatiquement ? comment, à l'encontre des constats d'impuissance, se manifeste aujourd'hui une action de l'écrivain depuis son propre travail d'écriture et dans quels domaines propres à intéresser la chose publique ? Le sentiment d'une défection de la littérature, d'une mise sur la touche des écrivains résulte de la normalisation récente de la place qui leur est accordée dans une société qui pendant plusieurs siècles les a valorisés à l'extrême. En ce sens, c'est moins ce processus actuel qui devrait surprendre que la surdétermination antérieure du rôle public de la littérature en France. On assiste depuis une trentaine d'années à un phénomène de désacralisation du littéraire qui s'explique par des raisons d'ordre historique : la banalisation de l'objet-livre depuis l'entrée dans une société dite de consommation, la relativisation de la figure culturelle de l'écrivain avec l'entrée dans une société dite du spectacle. Ces deux évolutions de société conjointes suscitent l'impression que la littérature, longtemps tenue pour l'expression culte du génie français, et l'écrivain, volontiers considéré comme le maître à penser de l'intelligence nationale, se sont évanouis dans la nuit des temps - d'où les attitudes croisées de la déploration (du passé) et de la stigmatisation (du présent). La littérature est aussi devenue une branche annexe de l'industrie des loisirs, mais sans cesser d'être pour autant un mode ambitieux de création, l'écrivain est devenu un acteur social parmi d'autres, sans cesser pour autant de participer à la vie publique: fin d'une certaine exception française en la matière, historiquement déterminée donc nécessairement transitoire, le plus étonnant étant qu'elle ait pu durer à peu près quatre siècles. La sacralisation du livre ne fut pas un vain mot : à l'origine marquée par l'identification entre le livre et le Livre, la Bible, elle s'exprima au fil des siècles par différents substrats qui investirent l'objet-livre d'une valeur transcendante, que celle-ci s'identifie au dix-septième siècle à la vérité révélée des classiques, ceux dont l'autorité se transmet dans les classes du haut d'une chaire (ce qui n'est pas sans rappeler quelque autre dispositif), qu'elle se convertisse au dix-huitième siècle en un absolu laïc et génère une bible des temps modernes, l'Encyclopédie, ou qu'elle consacre à partir du dix-neuvième siècle un genre littéraire alors tenu pour mineur, le roman, qui se légitime lui-même comme producteur d'un univers ordonné, créé à l'image du nôtre par quelque romancier démiurge et omniscient, à l'image de Dieu donc, et cela pour mettre à jour des vérités universelles. De Proust à Claude Simon, les modernes ont moins renoncé à ce modèle qu'ils n'ont joué de façon dissonante avec lui et en ont entretenu la nostalgie, dans des formes sphériques plus ou moins piégées, faisant de leur propre pouvoir de créateur, sinon de leur statut de dieu vivant ou de diable maudit, l'objet même de leur récit. Quant à la surdétermination du rôle de l'écrivain dans la cité, elle commence dès la Renaissance, lorsqu'un monarque éclairé - François 1er - et des poètes étoilés - ceux de La Pléiade - travaillent à inventer en commun une langue alors inconsistante, le français, concurrencé à l'écrit par le latin, langue savante, à l'oral par les multiples dialectes. Aux Accords de Villers- Cotterets (1539), qui imposent le français comme langue écrite du droit et du commerce, correspondent Défense et illustration de la langue française (1548), manifeste poétique mais aussi linguistique proposant quelques méthodes d'enrichissement en matière de lexique et de grammaire. On sait comment un siècle plus tard avec la Monarchie absolue cette reconnaissance de l'écrivain s'institutionnalise, devient une mission d'intérêt général en même temps que la littérature une académie, qu'il convient d'encadrer pour qu'elle puisse à son tour canaliser les pratiques et centraliser les valeurs, qu'elle fonctionne ainsi comme un grand diffuseur idéologique. On sait aussi quels subterfuges certains écrivains surent inventer pour éviter que leurs écrits ne devinssent la voix de la Pravda avant la lettre, mais aussi combien certains, oscillant entre le modèle du partisan et celui du courtisan, y laissèrent de plumes. À partir du XVIIIe siècle, c'est toute la capacité de la littérature à s'ériger comme un contre-pouvoir à part entière qui s'instaure depuis la place forte qui est la sienne au coeur même de la cité (les salons, la presse), d'abord avec la figure du philosophe des Lumières, puis, du Romantisme à Tel Quel, avec la figure de l'écrivain d'avant-garde, enfin, d'une fin de siècle à l'autre et de Zola à Sartre, avec la figure de l'Intellectuel engagé. La fin d'une telle hypostasie culturelle - celle du livre, celle de l'écrivain - explique la nostalgie que trahit le discours irraisonné sur la mort de la littérature et la désertion des écrivains. À la base de ce discours il est un contresens : un phénomène de relativisation historique est interprété comme un phénomène de déperdition culturelle - disparition de la littérature -, esthétique - déperdition de la valeur des oeuvres -, politique - absence d'intérêt des écrivains pour le débat d'idées et le combat des valeurs. Qu'en est-il en réalité ? En multipliant le nombre de publications, la marchandisation du livre rend simplement plus systématique un phénomène d'indifférenciation entre les livres dont la littérature s'est par ailleurs toujours entretenue, et par conséquent plus nécessaire la mesure délicate de leur distinction - ouvrages saisonniers, oeuvres majeures - selon quels critères ? - et toute la gamme intermédiaire...Quant aux modes de présence des écrivains dans la Cité actuelle, elle ne saurait se ramener aux visions tranchées que l'on s'en fait parfois, une double proscription de la Cité par des écrivains résolument convertis au cocoonisme et des écrivains par une Cité mue par les seuls ressorts de la rentabilité économique. La figure de l'écrivain dégagé, qui répugne à frotter son art aux contingences de l'actualité, est aussi vieille que les livres eux-mêmes, et l'invention de la littérature au sens moderne du terme se marque, vers le milieu du dix-neuvième siècle, par l'affirmation d'une spécificité esthétique qui valide sa propre autonomie à l'intérieur du champ culturel français. Quant à la figure du poète maudit, ou syndrome de Chatterton, l'écrivain rejeté par une société déprise de toute valeur spirituelle au profit d'un matérialisme effréné, sa longévité dépasse le siècle trois quarts... Peut-être s'agit-il alors aujourd'hui de déshistoriciser cette vision de la littérature pour mieux être en mesure de la repolitiser. La déshistoriciser : ne plus la penser nostalgiquement comme cette institution qui a longtemps fonctionné à la façon d'une instance symbolique centrale, d'un espacemodèle de la vie publique. La repolitiser, au sens premier du mot politique : comprendre comment peuvent agir les écrivains dans la Cité aujourd'hui, quelles nouvelles modalités d'intervention sont les leurs, quelles nouvelles figures d'autorité et quelles pratiques à elles associées se mettent en place - quelles nouvelles mythologies aussi - à côté des figures à l'ancienne que l'on a encore tendance à faire jouer, inconsciemment, parce qu'il est toujours un temps d'écart entre des pratiques qui évoluent et des mentalités qui s'adaptent. Ainsi par exemple de l'idée d'engagement : sous ses formes anciennes, avec ses imageries propres, elle semble révolue, appartenir à un autre temps, un temps dans lequel l'écrivain par nature autant que par fonction était considéré, selon la formule de Barthes dans son Cours sur le neutre, comme «le procureur noble des justes causes». À défaut de s'engager, les écrivains n'ont pas renoncé à s'impliquer dans la société. Cette idée d'implication me semble davantage en mesure de définir leur pouvoir d'intervention actuel que la notion, caduque, d'engagement. Question de perspective : à la figure de l'écrivain engagé est traditionnellement associée une attitude de surplomb par l'esprit, de domination par le verbe et de souveraineté par le savoir, un magistère disait-on naguère ; celle de l'écrivain impliqué suppose au contraire la totale immersion de l'écrivain dans le corps social, une expérience anonyme de la porosité, sinon de la solubilité, dans une société qui ne devient Cité, c'est dire ne peut être représentée comme un ensemble identifiable, avec ses caractéristiques saillantes, saisie dans ses évolutions les plus visibles comme dans ses valeurs sous-jacentes,que si elle est pleinement éprouvée par le biais de situations communes. Les tables rondes de ces deux journées auront permis de revenir sur les lieux culturels spécifiques qui facilitent cette implication des écrivains. De même auront-elles permis d'aborder des sujets de mobilisation plus immédiats, parmi ceux qui appellent de la part de tous la vigilance civique, parce qu'ils témoignent d'une incompréhension de ce que représentent la littérature en particulier, le livre en général, pour certains édiles, et parce que cette incompréhension peut prendre valeur de loi, se parant du doux nom de réforme et du vieil alibi du sens des réalités. Après tout, à quoi ça sert de lire La Princesse de Clèves ? À rien, bien sûr, mais c'est dans ce rien que tout se joue, dans cette absence de service, dans cette non-domesticité, cette non-rentabilité, cette plus-value symbolique que le principe de civilisation s'entretient et qu'une certaine idée de l'humanisme se noue. Plusieurs oeuvres mettent aujourd'hui en jeu par un travail sur les formes littéraires ce que j'appellerai de nouvelles figures de l'autorité littéraire. Au sens premier du terme, l'autorité désigne ce qui qualifie un auteur, autorité qui n'est pas arrogance mais voix singulière par laquelle un livre interroge la cité à la fois sur son devenir et sur son impensé. C'est par exemple l'autorité d'écrivains qui se veulent témoins et herméneutes, qui situent à tous les sens du verbe leur écriture, décrivant ce qui agit en surface de la vie contemporaine mais aussi interprétant ce qui s'agite en sa profondeur : témoins de l'ordinaire telle Annie Ernaux, saisissant dans son Journal du dehors le quotidien d'une ville nouvelle, surgie de rien à la fin des années 1960; témoin d'exception, affrontant à son corps défendant quelque événement limite, tel Hervé Guibert face à l'apparition du sida ou Emmanuel Carrère face à la figure si banale, si proche du monstre, l'adversaire. C'est, autre figure d'autorité littéraire, celle de l'écrivain qui formalise quelque visée éthique par l'art du conte, quel que soit le registre dont il joue à cet effet - le merveilleux, l'épouvante, l'allégorique - et la priorité de cet éthos - sens de l'histoire (Assia Djebar), souci des origines (Le Clézio), tourment du politique (Antoine Volodine), rapport au sacré (Sylvie Germain). C'est encore, parmi ces formes d'autorité, celle de l'écrivain passeur qui transmet sa mémoire des livres, pille sa bibliothèque et celle des autres, interroge les différentes disciplines de savoir, joue avec les multiples systèmes de signes, comme Pascal Quignard ou Gérard Macé, Pierre Michon ou Éric Chevillard, en un temps où la connaissance échappe aux bibliothèques et élit d'autres supports, où l'iconosphère concurrence la logosphère, l'image le mot, où le mot lui-même tend à devenir image. Dans chacun de ces cas, à la différence des engagements à l'ancienne dans lesquels la personnalité publique de l'écrivain prévalait à ses risques et périls sur son oeuvre, c'est depuis la matière même de leur art que les écrivains s'impliquent, non depuis une célébrité devenue toute hypothétique. L'écriture du témoignage, accomplissant un mouvement initié au lendemain de la Seconde Guerre, devient une pratique à part entière parce qu'elle revivifie l'écriture littéraire en la confrontant à des modèles extérieurs comme la sociologie ou l'ethnologie. La pratique du conte retrouve une plasticité, une vigueur nouvelle au contact d'un univers complexe, d'un principe de réalité trop turbulent, trop éclaté, pour s'accommoder des seules approches psychoréalistes. Des formes hybrides sont expérimentées, quels que soient les noms que les écrivains et critiques leur donnent - ethnotexte, biofiction, autofiction, docufiction, récit transpersonnel, sans évoquer les shaggas et autres narrats ou ces oeuvres hors-genre, ces textesfarcissures qui rappellent les satura médiévales quand la notion même de genre n'était pas encore cristallisée. Dans chacun de ces cas également, une même question est adressée par les écrivains à la Cité: dans quelle mesure la Cité existe-t-elle encore en tant que telle ? Le monde des cités ne rend-il pas illusoire l'idée, sinon l'idéal, de la Cité ? Cette question recoupe le motif de la communauté difficile, sinon impossible, d'une société brisée en autant d'îlotes, d'une humanité disséminée en autant de solitaires, qui traverse bon nombre de récits contemporains - ceux d'un Patrick Modiano ou d'un Jean Échenoz, par exemple. C'est dans le rapport à la langue et à la parole que s'enracine cette problématique, c'est là le lieu élémentaire de l'intervention et de l'action des écrivains. La langue constitue le lien premier qui rassemble ou exclut, la force commune qui unifie ou désagrège la communauté : il n'est d'identité, personnelle ou collective, que par les mots que l'on emploie pour parler de soi à l'autre, entretenir en soi la conscience de l'autre, tenir les propos et échanger les récits au travers desquels une personnalité et une communauté se construisent à l'échelle d'une génération comme à celle des vies individuelles qui la composent. De Pierre Guyotat à Patrick Chamoiseau, de Linda Lê à Olivier Rolin - les références sont multiples -, les écrivains travaillent cette langue comme un lieu de tension entre des discours incompatibles, de fracture entre des usages distincts, d'un dialogue altéré par quelque phénomène de polyphonie, ou polydisphonie, ambiant. Tout aussi bien l'écrivent-ils depuis sa syntaxe complexe, ses registres nuancés, son histoire au long court et au verbe haut, comme un lieu de mémoire, de transmission, de partage, d'expérimentation. |