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Thomas C. Spear, professeur à la City University of New-York (CUNY), fondateur et webmestre du site francophone "île en île"

www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile

La base de données du site web «île en île» présente, depuis octobre 1998, de nombreux auteurs des îles francophones. Faisant partie des pionniers du web francophone, avec un premier site de «Ressources Internet francophones» mis en ligne en janvier 1996, j'ai participé à un colloque de chercheurs à Cerisy en 2005, «L'internet littéraire francophone», où nous avons discuté de l'évolution du web depuis ses débuts. Maintenant largement «branchée» sur l'Internet, la France a rattrapé son retard. Cette démocratisation facilite une ouverture au monde, donnant accès aux informations sur les auteurs de tous les pays. Dans les institutions traditionnelles de la promotion du livre en France - comme la presse écrite et audiovisuelle, les écoles et les universités - les lettres francophones provenant de l'extérieur de l'Hexagone n'ont pas la même visibilité.

Aux États-Unis, pays non-francophone, nous avons une distance critique par rapport aux pôles d'influence - et leur évolution - dans le monde francophone. Depuis une génération, les départements d'études françaises dans les universités des Etats-unis ont changé leur orientation par rapport à la France. Ces changements ont eu lieu progressivement, à la suite des revendications des années 1970, et non sans heurts de la part des traditionnalistes qui voulaient conserver la place centrale de la France pour tout ce qui touche à la langue française. L'université où je travaille, City University of New York, compte un grand nombre d'immigrés parmi ses 400.000 étudiants. Cela explique pourquoi nous avons eu, avant les universités privées, un programme d'études francophones avec une orientation globale. Depuis les années 1990, la plupart des départements de français aux États-Unis ont au moins un spécialiste de lettres africaines, antillaises, maghrébines ou québécoises. Pendant cette décennie, de nombreux auteurs africains et antillais francophones sont venus enseigner dans les universités américaines. L'interdisciplinarité des études dans les facultés nord-américaines continue également à attirer les étudiants français et francophones.

Dans les débats et dans la presse à Paris au moment de l'ouverture du «Festival Francophone en France» (les «Francofffonies !») et du Salon du Livre de Paris, en mars 2006, on évoquait la place importante des lettres «francophones» aux États-Unis que l'on attribuait au «politiquement correct» américain, sans même rappeler l'éventail des champs de recherches que l'on y trouve (parfois invisibles dans les programmes en France). Nous étions nombreux à être choqués par la Une du Monde des livres du 17 mars 2006, où figure un dessin de Tomi Ungerer, montrant un visage d'une femme noire corpulente tenant à la main un cornet de glace bleu-blanc-rouge qu'elle lèche goulûment. En dessous de l'image, la mention : «La Langue française est rafraîchissante !». En 2006, la «francophonie» s'affiche ainsi en France avec une image du style Y'a bon Banania, perpétuant l'aspect raciste, presque xénophobe de la francophonie en France qui en fait d'elle une «autre», noire.

Celle-ci se pourlèche naturellement des couleurs de la République. Pourtant, que cela lui plaise ou non, la France n'occupe pas, dans le monde francophone, cette place enviée, désirée. J'ai été invité sur le plateau de l'émission «Double je» en mai 2004 pour parler d'un recueil d'essais que j'ai dirigé, La Culture françaisevue d'ici et d'ailleurs. Sur la quatrième de couverture, cette phrase avait attiré l'attention de Bernard Pivot : «Comment expliquer que Paris n'est pas le nombril du monde pour tous les francophones ? ». Emblématique de l'institution littéraire télévisée en France, M. Pivot ne connaissait pas la librairie des Éditions Présence Africaine, lieu que j'ai choisi pour enregistrer l'émission. Je ne pense pas qu'il ait invité une seule fois sur son plateau un auteur de cette maison, fondée il y a plus de 50 ans à Paris. Sans nier l'importance de M. Pivot à faire découvrir de nombreux auteurs, cet exemple montre la place marginale des lettres «francophones» en France, où qu'elles soient publiées.

Le site web «île en île» est ex-centré par rapport aux organes et institutions de la presse commerciale ou parisienne. Les spécialistes qui collaborent au site résident aux États-Unis, au Canada et en France, mais également ailleurs ; l'internet facilite une telle collaboration sans frontières. L'exemple d'Haïti - dont les lettres représentent presque la moitié de la base de données - souligne l'importance d'auteurs peu lus en Europe. Avec le Canada et l'île Maurice, Haïti est parmi les seuls pays francophones à l'extérieur de l'Europe avec une presse fleurissante déjà au XIXe siècle. Les livres circulent rarement en France s'ils sont publiés par une petite maison d'édition, surtout non française (même si elle est aux DOM-TOM), ou publiés à compte d'auteur dans un pays sans véritables structures institutionnelles. On achète souvent un livre après une recommandation, mais personne ne va vous recommander un livre s'il ne se trouve pas aux rayons en librairie, ou si on n'en a pas entendu parler à la radio ou dans la presse. À commencer par la France, les réseaux de diffusion et de marketing internationaux du livre francophone sont loin d'être développés. Mme Agnès Adjaho nous a parlé des consommateurs ouest-africains, évoquant ainsi la diversité des contextes culturels et économiques et l'importance des librairies indépendantes pour la circulation du livre.

Mes étudiants n'ont pas les moyens de s'acheter beaucoup de livres et n'ont pas à leur disposition une bibliothèque richement pourvue. Le développement de la base de données se fait avec une priorité à desservir, sans entraves, un tel public : facilité d'emploi et de format, sans publicité ni commercialisation du savoir. «Île en île» sert comme une introduction au monde des lettres francophones des régions insulaires : la Caraïbe, la Polynésie, la Nouvelle-Calédonie et l'Océan indien. Ailleurs, les auteurs de ces pays sont rarement inscrits aux programmes des études françaises, d'où le plaisir de constater que les internautes de tant de pays - y compris la France - viennent découvrir sur «île en île» une littérature trop peu mise en valeur. Nous n'avons pas besoin d'une sanction des «autorités» françaises pour mettre ces lettres sur notre programme de lecture. Et les auteurs sont présentés sans la hiérarchie du nombre d'exemplaires vendus ou de l'adresse de leur maison d'édition.

Les statistiques de visite révèlent des fréquentations intéressantes. Quelques 40% des visiteurs de la page d'accueil de la rubrique littérature proviennent de la France ; ce chiffre baisse considérablement quand il s'agit des lettres haïtiennes pour lesquelles les internautes du Canada et des États-Unis dépassent remarquablement les Français. Il y a un an (février 2005), il y avait quelques mille personnes par jour à consulter des pages littéraires du site. Dans une période de quatre semaines, les pages de quelques auteurs des Antilles françaises (Césaire, Condé et Glissant) approchent ou dépassent mille visites, mais même les pages des auteurs les moins connus ont été visitées au moins une centaine de fois.

En mars 2005, j'ai eu l'honneur de recevoir, des mains du Ministre de la Culture française, M. Renaud Donnedieu de Vabres, le «trophée de la diversité culturelle» pour ce site web. Je peux me réjouir d'une telle reconnaissance, ainsi que des liens privilégiés et des articles favorables dans d'autres institutions françaises (telles la Bibliothèque Nationale, la BPI du Centre Pompidou, Le Monde, Le Magazine littéraire). Pourtant, dans la presse écrite en France et dans les manuels de classe, il y a très peu de diversité dans les origines géographiques de la littérature de langue française (et de ses maisons d'édition). L'étude de Luc Pinhas, Éditer dans l'espace francophone (2005), nous rappelle les pôles d'édition -Bruxelles, Genève, Alger- qui fonctionnaient à des moments historiques quand Paris manquait de souffle et de liberté éditoriale. En clarifiant la situation économique et politique de l'édition francophone mondiale, Pinhas -autre invité au ce forum- pose des questions essentielles sur la médiation du livre où l'emprise de l'édition parisienne est réelle. La République protège naturellement ses intérêts mais nous, qui sommes de l'extérieur avec une certaine liberté par rapport aux institutions françaises, attendons toujours d'y trouver le signe d'une véritable diversité culturelle.

La correspondance prouve que l'intérêt pour les lettres présentées sur le site est énorme. Les exemples sont trop nombreux pour détailler la multiplicité d'échanges générés par des auteurs, enseignants, libraires, éditeurs et de simples lecteurs. Pourtant, l'inégalité quant à l'accès à ces réseaux de communication reste déplorable ; une «digital divide» empêche trop de lecteurs potentiels de pouvoir et de savoir utiliser nos outils du savoir. Il me semble urgent de lier le développement du site - que je maintiens seul - à la protection des archives du patrimoine littéraire francophone, ce qui nécessite une recherche de fonds. Des archives rares, inaccessibles et périssables appellent à la préservation, numérisation et diffusion.

Pour certains, les îles restent pourvoyeuses d'exotisme ; le doudouisme est servi à l'hôtel comme sur les annonces touristiques. Les ressources informatives d' «île en île» encouragent plutôt un autre «tourisme» : littéraire. Le site invite à un ex-île virtuel par l'imaginaire créatif, facilitant aux francophones - même en Île de France - la découverte de nouvelles pistes et de nouvelles p(l)ages de lecture.