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Etienne Galliand, directeur - www.alliance-editeurs.org

L'Alliance des éditeurs indépendants est une association de solidarité à but non lucratif, née en mai 2002. Elle regroupe à ce jour 70 éditeurs de 40 nationalités différentes. Il s'agit essentiellement pour nous de réfléchir à de nouvelles formes de solidarité entre éditeurs du monde entier. Ainsi, l'Alliance organise des rencontres internationales avec des professionnels de la chaîne du livre, et travaille avant tout à la mise en place de projets de coédition. La coédition consiste tout simplement à publier à plusieurs un même texte. Mais, avant de présenter plus spécifiquement le fonctionnement d'une coédition, je vais peut-être dresser ici, si vous me le permettez, quelques constats.

Il existe aujourd'hui encore plusieurs empêchements à la bonne circulation du livre. Il nous faut bien parler, hélas, de cette «logique des containers» : les éditeurs français ou québécois exportent des livres par containers entiers sur le marché francophone du Sud. Les tarifs à l'arrivée sont prohibitifs pour les habitants, renchéris par le coût du transport. Les rares clients de ces ouvrages là sont les bien souvent les expatriés et les «élites» économiques du pays concerné. Le deuxième constat, c'est le processus de «fuite des talents». Les écrivains du Sud ont un certain attrait, bien compréhensible, pour les maisons d'édition du Nord. Il y a beaucoup d'auteurs extrêmement talentueux, en particulier en Afrique subsaharienne, qui visent des maisons d'édition du Nord ou qui sont contactés par celles-ci. Il existe aussi, chez certains éditeurs du Nord, une tentation à «faire son marché» dans un vivier de talents naissants.

Enfin, sans vouloir noircir le trait, il existe aussi une certaine forme de prédation des grands groupes éditoriaux du Nord sur les marchés du Sud. Au-delà de la «logique des containers», certains grands groupes du Nord prennent des participations ou rachètent dans des maisons d'édition d'Afrique subsaharienne. On entre dans une espèce de logique de filialisation qui ne dit pas forcément son nom. Ces maisons là, épaulées par leurs maisons mères, ont une capacité à répondre à des appels d'offre nationaux, par exemple, que ne peuvent avoir les éditeurs locaux.

De façon plus général, le phénomène de concentration du monde de l'édition (constitution de grands groupes) existe depuis une vingtaine d'années dans le monde entier - les Français sont champions en la matière. Ce phénomène implique -et c'est ce qui nous gêne particulièrement- une réelle financiarisation du secteur ; ainsi, les seuils de rentabilité demandés par les actionnaires, sont parfois totalement incompatibles avec la réalité du marché du livre... sauf à changer radicalement la définition du livre, justement. Lorsqu'un éditeur est intégré dans un grand groupe, il est fréquent qu'on lui demande de mettre fin à ce que l'on appelle «la solidarité entre les titres» - un titre qui fonctionne bien permet de publier deux titres qui fonctionnent mal, par exemple. Lorsque l'on vous demande de faire un budget par titre, de penser la rentabilité par titre, on rentre déjà dans une autre logique, plus marketing, plus financière. Penser que cela n'influence pas la qualité et l'exigence de la ligne éditoriale serait naïf. Même si, et j'insiste sur ce point, il existe de très bons éditeurs et de très bons livres dans les grands groupes éditoriaux - il ne s'agit pas d'être caricatural.

Les actionnaires qui ne connaissent pas grand-chose au secteur du livre et qui demandent une rentabilité de 12 à 15 % dans une maison d'édition, fragilisent le système. L'Alliance des éditeurs indépendants essaie de se battre pour la bibliodiversité, pour le renforcement des industries culturelles locales, pour l'accessibilité au livre. Nous le faisons à notre mesure, forcément modeste, puisque l'équipe exécutive «totalise» 2,25 équivalent temps plein, et que la totalité de notre budget annuel ne dépasse pas 200 000 €, ce qui est extrêmement peu lorsque l'on a des ambitions mondiales, forcément mégalomanes !

Une des façons que nous avons trouvées pour répondre au mieux à ces constats, a été de développer un véritable programme d'incitation et de soutien aux coéditions. Cette façon de «produire ensemble» permet en effet de répondre à un certain nombre de questions.
Nous avons initiés et soutenus, par exemple, une collection entièrement coéditée par un groupe de douze éditeurs francophones, (Suisse, Canada, Belgique, France, Maroc, Tunisie, Bénin, Cameroun, Mali, Guinée, Côte d'Ivoire) qui définissent ensemble la ligne éditoriale, commandent les textes, les corrigent, etc. Les livres sont imprimés en un seul point, en Tunisie ; la mutualisation de la publication permet un tirage plus important.

Si un éditeur l'avait fait seul, il l'aurait tiré à 2500 exemplaires. Avec une coédition, les tirages montent à 10000 exemplaires et permettent un pouvoir de négociation accru vis-à-vis de l'imprimeur. Sans compter la satisfaction pour l'auteur de se voir publier simultanément dans plusieurs pays. La mutualisation de tous les postes de dépenses permet de réelles économies d'échelle.

Finalement, le livre coédité se retrouve au prix de vente de 14 € en France, 8 €au Maroc et entre 5 et 7€ en Afrique subsaharienne. La solidarité entre éditeurs permet un «zonage géographique» des prix publics, des prix plus adaptés aux capacités locales. Mais pour parvenir à cela, les coéditeurs ont besoin de se voir régulièrement pour monter leur programme éditorial. L'Alliance leur permet de se réunir, assure une bonne circulation de l'information, gère la contractualisation. Finalement, on n'a pas besoin de beaucoup d'argent pour faire ce genre de choses ; nous nous contentons de mettre un peu d'huile dans les rouages pour que cela puisse se faire. La diffusion est entièrement assurée par chacun des coéditeurs : ils connaissent mieux que personne leur territoire.

Je voudrais vous présenter rapidement un deuxième exemple, une des toutes dernières coéditions initiée et soutenue par l'Alliance ; nous nous en réjouissons particulièrement, puisque c'est une forme de coédition assez originale. En mai 2005, au Salon du livre de Genève, je rencontre Véronique Tadjo qui a écrit un livre absolument remarquable sur le génocide rwandais : L'Ombre d'Imana. Ce livre est publié en France aux éditions Actes Sud en 2000. Malheureusement, ce livre n'est pas disponible en Afrique ou alors il l'est par le biais de la logique des containers décrite précédemment, ce qui met l'ouvrage à un prix que je vous laisse imaginer, et qui ne facilite évidemment pas son accessibilité. A l'Alliance, nous sommes emballés par le texte, on pense qu'il y a une coédition possible en Afrique subsaharienne - permettre l'accès de ce livre là sur ce continent n'est-il pas prioritaire ? On s'accorde donc avec Actes Sud qui a été un excellent collaborateur, et en mars dernier, la version panafricaine paraît, coéditée par huit éditeurs d'Afrique subsaharienne : Côte d'Ivoire, Bénin, Tunisie, Cameroun, Rwanda, Gabon, Burkina Fasso et Sénégal. Ce livre est différent que sa version française ; ce sont les éditeurs africains qui ont choisi la couverture, qui l'ont mis en page, qui l'ont imprimé en Tunisie. Nous avons beaucoup négocié avec nos éditeurs pour faire en sorte que le prix du livre soit uniformisé sur les huit pays, et il se retrouve en vente à 1500 francs CFA dans ces huit pays, c'est-à-dire 2,3 €. Cela le rend accessible, pour que vous ayez une idée, aux étudiants de l'enseignement supérieur. Ce n'est pas assez, mais c'est déjà un plus comparativement à une exportation seule.

Voilà un exemple de coédition qui répond à plusieurs enjeux : l'accessibilité du livre ; l'accès pour l'Afrique, pour les lecteurs africains, à la littérature africaine qui est publiée malheureusement encore essentiellement au Nord ; un système économique qui permet aux éditeurs locaux de renforcer leur visibilité, de renforcer leur pouvoir économique.

En ce moment, nous faisons circuler une pétition qui appelle à plus de solidarité entre éditeurs du Nord et du Sud, pour invoquer les auteurs, en particulier les auteurs de la francophonie du Sud, à ne pas signer des contrats d'exclusivité avec les éditeurs du Nord et à réserver certains de leurs textes à des éditeurs de leur pays ou de leur région. Cet appel est signé par Françoise Nyssen, mais aussi par Abdourahman Waberi, par Véronique Tadjo, etc. Un jour prochain, nous tenterons, avec nos faibles moyens, d'interpeller les institutions sur cette question.

Je réponds à la question que l'on me pose sur les droits d'auteur dans le contexte d'une coédition. Pour la collection Enjeux planète par exemple, les coéditeurs désignent ce qu'on appelle un éditeur leader, qui est celui qui contractualise avec l'auteur. Il contractualise avec l'auteur des droits qui sont assez élevés, entre 3 000 et 6 000 €, ce qui n'est pas rien en sciences humaines et sociales. A partir de ce moment-là, l'éditeur leader possède les droits et les partage avec ses collègues, pour ne pas être le seul à payer. Ce qui est important, c'est que l'auteur a un seul interlocuteur contractuel. Faire acheter des droits d'auteur par un collectif est d'une complexité confondante, nous sommes obligés pour l'instant de nous en tenir au système classique du copyright.