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Luc Pinhas, Maître de conférences à l'Université Paris 13 - Villetaneuse

Qu'on les considère sous l'angle de la production ou de la commercialisation, les marchés du livre francophones restent aujourd'hui encore caractérisés par des disparités extrêmement fortes et flagrantes. Les raisons premières, certes, en sont multiples et assez évidentes. D'un point de vue spatial, d'abord, l'espace francophone ne constitue pas un tout homogène, mais se trouve au contraire disséminé aux quatre coins du monde, en Europe, en Afrique, en Amérique et en Océanie, pour ne pas parler de l'Asie où le français n'occupe plus guère aujourd'hui qu'une présence résiduelle. D'un point de vue démographique, ensuite, il regroupe des pays fortement peuplés, au premier rang desquels la France, mais aussi des régions ou territoires à bien plus faible densité de population, parfois isolés dans un environnement non-francophone. D'un point de vue économique, encore, il reproduit la grande coupure entre le Nord et le Sud, autrement dit entre pays riches et industrialisés et pays pauvres, longtemps soumis aux aléas de la colonisation et en difficile voie de modernisation - et l'on sait au demeurant que la Francophonie compte dans ses rangs un certain nombre d'États qui sont classés parmi les derniers du monde dans l'échelle du développement. Par ailleurs, en termes proprement linguistiques, l'hétérogénéité, dans cet espace est tout autant de mise, au-delà des grands décomptes de francophones plus ou moins réels que, depuis Onésime Reclus, l'on se plaît parfois à faire, puisque le français, en réalité, n'est parlé à l'heure présente, même dans des pays où il a le statut de langue officielle ou de langue de communication, que par une faible minorité de personnes, et qu'il est encore moins lu et écrit. Enfin, et surtout, le poids de la France - s'agissant d'un bien culturel comme l'est le livre, on devrait dire de Paris - apparaît écrasant tant d'un point de vue économique qu'historique et symbolique.

C'est d'ailleurs par ce dernier aspect que je voudrais commencer, car le regard historique semble nécessaire pour comprendre, au-delà de la seule considération sur l'exiguïté de la plupart des marchés francophones locaux, les difficultés du livre de langue française à exister hors de l'Hexagone et la faiblesse des échanges transversaux que l'on constate dans l'espace francophone.

Le livre francophone : un espace historiquement réduit

Au cours du passé, l'édition francophone s'est en effet toujours trouvée confrontée à la force du «tropisme parisien, arme la plus efficace de la librairie française » (1) , ainsi que le remarquait Jean-Yves Mollier, qui a fait de la capitale française, durant longtemps, le centre de cette «république mondiale des Lettres » (2) dont parle Pascale Casanova et, aujourd'hui encore, force est de constater que Paris reste, sauf exceptions rarissimes, la «porte d'entrée du marché mondial des biens intellectuels» (3) pour les auteurs francophones.

Ce constat, il est vrai, s'impose avec la plus grande acuité dans le secteur de la littérature, du fait de la haute valeur symbolique de celle-ci et de la place centrale qu'elle occupe dans la construction de l'identité française, de sorte que l'écrivain francophone, tout particulièrement s'il aspire à la consécration dans le genre dominant du roman, n'a guère rencontré jusqu'à présent d'autre possibilité pour ce faire que de chercher l'assimilation plus ou moins pleine et entière au champ éditorial parisien. Cette tentation s'est vue notamment mise en évidence par Pascal Durand et Yves Winkin pour le domaine wallon (4) , mais concerne tout autant les diverses aires francophones.

Il n'en reste pas moins, toutefois, que, face à la puissance de la production parisienne, l'ensemble des autres catégories de livres se sont vues jusqu'à maintenant concernées par cette domination, du moins en fonction de la place qu'elles occupaient, d'une période à l'autre, dans un champ éditorial français fortement structuré et institutionnalisé et depuis longtemps centralisé. C'est pourquoi l'édition francophone n'a pu se développer au cours des siècles que dans les marges laissées vacantes par l'édition française et n'a pu affirmer sa spécificité que dans le déploiement de stratégies de niches de marchés, et sans jamais vraiment se dépendre d'une situation de dépendance symbolique vis-à-vis des instances parisiennes. Encore convient-il de remarquer que les créneaux ou «segments de marché» ainsi tour à tour investis par les éditeurs francophones n'ont pas manqué d'être placés constamment sous la menace d'être récupérés par l'appareil productif français dès lors que le moment en paraissait propice aux intérêts des éditeurs hexagonaux, prompts à se saisir des recettes et des écrivains perçus comme aptes à assurer de bonnes ventes.

Les cas de la Belgique et de la Suisse sont de ce point de vue tout à fait exemplaires. Le marché du livre en Belgique wallonne et en Suisse romande n'a eu d'autre ressource durant longtemps que de se structurer autour de la «contrefaçon» et de la «contrebande» et de profiter des interdits qui pesaient sur le livre français pour investir les positions réprimées du champ éditorial, publications politiques, littérature érotique, voire, un moment, roman naturaliste. Puis, une fois la censure française relativement apaisée, après le vote de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, ce sont les sous-champs dominés ou délaissés par les maisons parisiennes qui ont été privilégiés, par exemple la poésie et le théâtre, la paralittérature, le livre de religion, le livre d'art ou encore la littérature de jeunesse, du moins tant que l'édition française n'avait pas pris conscience des capacités nouvelles de vente de certains d'entre eux puisque, comme on le sait, les principaux éditeurs belges de bandes dessinées ou de livres pour enfants (Dargaud, Dupuis, Casterman) n'ont pas manqué d'être rachetés au cours des deux dernières décennies par les principaux groupes français.

L'on pourrait tout autant voir le signe de cette difficulté pour l'édition francophone à se faire une place aux côtés de la production française dans l'empressement avec lequel les éditeurs hexagonaux ont cherché après la Seconde guerre mondiale, avec l'appui des pouvoirs publics, à retrouver sur la scène internationale une prééminence perdue du temps de l'Occupation allemande, fût-ce au détriment de l'édition québécoise qui avait su momentanément remplir la place laissée vacante par le retrait hexagonal. Aussi la production de la Belle Province, à peine dynamisée, s'effondre-t-elle, de sorte qu'elle paraîtra à nouveau inexistante à l'entrée dans les années 1960 : 266 titres seulement sont ainsi publiés au Québec en 1962, avant que la Révolution tranquille ne vienne changer la donne.

D'autre part, il convient de rappeler que, durant toute la période qui précède les indépendances, le colonisateur français s'est efforcé d'empêcher toute possibilité de fondation d'entreprises éditoriales dans les territoires qu'il contrôlait, en particulier outre-Méditerranée, mais aussi en Amérique où le pouvoir royal avait purement et simplement interdit l'installation de toute presse à l'époque de la présence française. Aussi, le premier éditeur africain, ou plutôt franco-sénégalais, à s'être créé, Présence Africaine, n'a-t-il dû son salut qu'à son installation en plein cœur du quartier Latin parisien et aujourd'hui encore, les deux éditeurs scientifiques de référence pour cette zone géographique se nomment L'Harmattan et Karthala, deux éditeurs installés à Paris. Quant à elle, la première grande vague des écrivains francophones arabes, kabyles ou noirs n'a dû de se faire publier qu'à des éditeurs français, et tout particulièrement à ceux qui ont pris parti pour la décolonisation, notamment Le Seuil d'abord, puis Maspero, au cours des années 1950.

Enfin, il est tout aussi significatif de constater qu'Alger n'a dû à son tour qu'aux circonstances de la guerre de devenir un éphémère pôle de la vie éditoriale française et l'échec d'Edmond Charlot à poursuivre son rôle de découvreur littéraire après la Libération peut se faire le symbole éclatant de l'étroitesse des territoires dévolus à l'édition francophone par l'édition parisienne.

Le centre et la périphérie

Ce passé explique sans nul doute le présent. Aujourd'hui encore, non seulement l'édition hexagonale publie à elle seule chaque année quatre à cinq fois plus de nouveaux titres que l'ensemble des autres pays francophones, c'est-à-dire essentiellement que le Québec, la Belgique wallonne et la Suisse romande mais, de plus, alors qu'elle exporte à tour de bras sa production dans l'ensemble de la Francophonie, elle n'a de cesse de se fermer à l'édition en langue française issue d'en dehors de ses frontières. De fait, hors événements très circonscrits, tels le Salon du livre honorant le Québec en 1999, ou encore celui de cette année qui accueille le festival francophone, on ne trouve pas, ou si peu, le livre francophone dans les librairies de l'Hexagone et surtout, peut-être, on n'en parle aucunement dans l'appareil médiatique français, alors que l'on sait bien à quel point le faire-savoir promotionnel est nécessaire à la vente. À titre de sondage, un dépouillement complet du Monde des Livres, effectué tout au long de l'année 2004, n'a permis de mettre en évidence que quatre courts articles et une vingtaine de notules sur des titres publiés par des éditeurs francophones non-hexagonaux, la plupart d'ailleurs consacrés à des ouvrages pointus de sciences humaines et sociales, secteur relativement désaffecté par les éditeurs français, mais heureusement soutenu par les pouvoirs publics des pays francophones du Nord, de sorte que l'édition locale a réussi à trouver là une certaine marge de manœuvre. En revanche, tout se passe comme si la littérature de langue française publiée hors de France n'avait aucune légitimité, du moins tant que les éditeurs parisiens n'en ont pas racheté les droits. Les exemples seraient légion. Qu'il suffise ici d'évoquer, parmi les plus récents, ceux de Dany Laferrière ou d'Emile Ollivier, publiés d'abord par des éditeurs montréalais, sans reconnaissance en France avant leur édition au Serpent à plumes, de Marie Laberge, cependant meilleure vente au Québec, ou encore de Gil Courtemanche qui ne trouvera attention en France que lorsque les cessions de droits en de multiples langues finiront par attirer l'attention de Denoël.

Pourtant, l'édition québécoise, en dépit d'un marché local réduit de moins de 8 millions de personnes, a réussi en une quarantaine d'années à connaître une expansion remarquable et à se déprendre, pour partie au moins, de la situation de double colonisation, française et anglophone, à laquelle elle se trouvait précédemment assujettie, au point que Montréal se présente à l'heure actuelle comme le seul centre éditorial francophone à pouvoir prétendre avoir acquis une certaine autonomie. Les quelque 250 éditeurs véritablement actifs de la Belle Province publient ainsi aujourd'hui plus de 6 000 titres annuels, soit plus par 100 000 habitants que la France ou les États-Unis, et parviennent à occuper de l'ordre de 45 % de leur marché local contre moins de 10 %, voire de 5 % au début des années 1960. Une telle mutation, il est vrai, n'aurait pu se produire sans une rénovation superstructurelle profonde et globale de la société québécoise, ni sans une prise de conscience identitaire collective - ce que l'on a nommé précisément la Révolution tranquille - qui a tracé la voie d'un nationalisme renouvelé, laïc et progressiste. C'est pourquoi, il convient de saluer, dans cette réussite québécoise, le rôle joué par des mesures d'« exception culturelle» qui ont permis l'adoption de politiques publiques du livre fortes, et au premier chef de la loi 51 sur «le développement des entreprises québécoises dans le domaine du livre», votée en 1979, laquelle n'a pas manqué de se porter avec bonheur, il faut tout autant le souligner, sur ces deux maillons-clefs de la chaîne du livre que constituent et l'édition, et la librairie, grâce à des procédures d'agrément.

Dans les pays francophones du Sud, la situation, bien évidemment, apparaît fondamentalement différente. Le champ éditorial y est inexistant jusqu'aux années 1960 et il va ensuite tarder à se constituer. La pauvreté récurrente de ces territoires y est sans doute pour beaucoup, mais ne saurait occulter pour autant d'autres facteurs. Au Maghreb, notamment, comme l'a expliqué Robert Estivals (5) , la bourgeoisie nationale, entre les mains de laquelle se jouait la décolonisation, s'est engagée durant des décennies dans une nationalisation de grands pans des secteurs économiques et culturels, ce qui a longtemps bridé l'initiative privée, en particulier en la privant de la manne qu'aurait pu représenter l'édition scolaire. Du coup, les rares éditeurs à s'être créés jusqu'aux années 1990 n'ont-ils pu se tourner que vers la publication de quelques ouvrages de littérature, d'histoire ou d'art, en devant jouer en outre avec la censure et sans pouvoir distendre la dépendance des marchés locaux vis-à-vis de l'ancienne métropole. La donne a certes commencé à changer depuis lors, grâce à la fin de la guerre civile algérienne et à la libéralisation économique qui l'a accompagnée, comme du fait de la mise en place d'un embryon de politique publique du livre en Tunisie, mais l'organisation sommaire des métiers du livre, le peu de structuration des circuits de vente, le caractère aléatoire de la mise en valeur des ouvrages et, il faut bien le dire, la concurrence du livre en arabe, importé d'Égypte et du Liban et bien moins onéreux, continuent de freiner le développement de l'édition en langue française. On ne comptait ainsi que de l'ordre de 300 à 350 titres publiés en français en Tunisie et au Maroc au cours de l'année 2002 et, peut-être, 800 en Algérie, encore que ce dernier chiffre semble recouvrir des rééditions et des titres piratés. De son côté, au Machreq, l'édition libanaise, bien qu'historiquement forte, semble s'être tournée depuis la fin de la guerre civile principalement vers la publication en arabe, si bien que la production francophone y apparaît désormais extrêmement réduite, alors que les ventes dépassent rarement 500 exemplaires.

Plus de 40 ans après ce qu'Ahmadou Kourouma a nommé non sans ironie «les soleils des indépendances», l'Afrique noire francophone apparaît encore plus mal lotie. Malgré la décolonisation, l'ancienne puissance tutélaire est parvenue à préserver sa mainmise sur un marché du livre qui s'est d'ailleurs fortement contracté au cours des quinze dernières années en raison de la régression du pouvoir d'achat, de la dévaluation du franc CFA et des crises politiques, et l'édition privée locale, malgré quelques structures «historiques» comme CLÉ, le CEDA ou les NEI, reste désespérément embryonnaire. Le cas de la Côte d'Ivoire, pays sur lequel pouvaient porter les principaux espoirs d'un certain développement de l'édition africaine, est bien entendu particulièrement navrant, du fait de la crise politique qui déstabilise depuis plusieurs années l'économie nationale. Selon les données recueillies par la jeune association Afrilivres (6) , qui ont fait l'objet en 2004 d'un Catalogue des livres disponibles des éditeurs africains, 1306 titres seulement étaient alors proposés au lecteur potentiel, toutes dates de publication confondues, à comparer aux quelque 600 000 titres français proposés par Electre Biblio. 891 entrent dans les catégories pour adultes et 415 s'adressent de manière spécifique à la jeunesse. Ils sont le fait de 52 éditeurs répartis dans une vingtaine de pays, puisque les éditeurs malgaches et mauriciens sont compris dans le nombre. Même si ce recensement n'est pas exhaustif, il montre bien le fossé qui sépare toujours aujourd'hui le Nord et le Sud francophone. Certains pays, en particulier, n'apparaissent nullement sur la carte éditoriale régionale ainsi dessinée. C'est le cas du Burundi, de la Centrafrique, de la Guinée-Bissau et de la Guinée équatoriale, du Niger ou encore du Tchad. C'est le cas aussi, et surtout, du plus peuplé des États francophones d'Afrique subsaharienne, la République démocratique du Congo, minée par des troubles politiques qui s'éternisent et à l'économie exsangue. Toutefois, depuis une quinzaine d'années, se sont créées de nombreuses structures qui ont tout particulièrement commencé à défricher le terrain de l'édition pour la jeunesse et dont les promesses demandent à être soutenues. Malheureusement, les politiques locales du livre, hors des rapports de préconisations suscités par les instances internationales, manquent à trouver un début d'application concrète et seules quelques initiatives courageuses en provenance d'acteurs privés permettent d'entretenir l'espoir de jours meilleurs, en particulier grâce à des procédures de coédition.

Les enjeux de la commercialisation

La librairie francophone est au diapason de ce paysage éditorial. La France et le Québec, grâce d'un côté à la loi Lang, à la loi 51 de l'autre, disposent, pour l'heure, d'un réseau de points de vente dense et diversifié, et les librairies indépendantes, bien que fragiles, y demeurent nombreuses. Toutefois, les politiques publiques mises en œuvre dans ces deux pays semblent avoir désormais atteint leurs limites et les tendances à la concentration qui s'y accélèrent depuis plusieurs années font se soulever de nombreuses craintes quant au maintien d'une «bibliodiversité» satisfaisante. En Belgique wallonne et en Suisse romande, le réseau de vente du livre se trouve davantage encore soumis aux pressions de la grande distribution, d'autant que la question de la fixation d'un prix unique pour le livre, bien que récurrente, depuis vingt ans en Belgique et plus récemment en Suisse, n'a toujours pas trouvé de résolution à ce jour. En outre, les librairies de ces territoires doivent faire face à une tabelle controversée, imposée par la plupart des distributeurs français, de sorte que, d'un côté à l'autre de la frontière, le prix du livre peut se trouver majoré de 10 à 30%, notamment dans les librairies indépendantes qui, pour des raisons évidentes, ne peuvent rogner sans cesse sur leur marge.

Dans les pays francophones du Sud, les réseaux de distribution du livre sont dramatiquement peu développés et peu structurés. L'absence, bien souvent, de marché du livre scolaire, la rareté du livre produit localement et la cherté du livre importé, qui équivaut à un produit de luxe pour des populations au faible pouvoir d'achat et peu habituées à la lecture, en sont quelques-unes des raisons. Il faudrait y ajouter les craintes et les timidités des éditeurs du Nord qui ne permettent guère de donner leurs chances aux libraires locaux. De fait, ces derniers, faute souvent de se voir ouvrir des comptes spécifiques, se trouvent contraints de se tourner vers des exportateurs qui imposent leurs conditions commerciales peu avantageuses, fixent des délais de livraison exorbitants et négligent le travail de promotion, de sorte que le marché de l'offre s'en trouve un peu plus encore asphyxié. Aussi ne compte-t-on au mieux que quelques dizaines de librairies de fonds dans les pays du Maghreb et bien moins dans les pays d'Afrique francophone subsaharienne et de l'océan Indien. Ces dernières sont d'ailleurs concentrées exclusivement dans les plus grandes villes, de sorte que des villes moyennes et des régions entières s'en trouvent dépourvues. Pourtant, comme dans le domaine éditorial, de jeunes entrepreneurs volontaires et mieux formés, ou à tout le moins désireux de se professionnaliser, tentent depuis une quinzaine d'années de dynamiser le marché du livre dans les pays du Sud en créant différentes librairies indépendantes. Eux aussi, assurément, méritent d'être soutenus si l'on désire vraiment que le livre francophone vive et se développe.

Pour ce faire, et j'en terminerai sur cet appel, il est plus qu'urgentissime de lever les entraves majeures à une circulation plus dense et plus fluide des productions dans l'espace francophone, qui soit aussi une circulation transversale et à double sens. De façon globale, le handicap majeur tient à l'absence quasi-générale ne serait-ce que d'un début de politique publique du livre dans les pays francophones du Sud. Aussi serait-il souhaitable que l'action de la Francophonie institutionnelle mette au plus vite l'accent sur cette dimension, et notamment sur les politiques locales du livre scolaire jusque dans sa distribution. L'essor des marchés autochtones passe en effet tout autant par la prise en compte des réalités de cette dernière, sans court-circuiter les libraires, que par le soutien aux entreprises éditoriales.

Le développement de la production dans les pays du Sud demande, quant à lui, non seulement d'aider la nouvelle génération d'entrepreneurs locaux à mieux se former aux réalités socio-économiques de l'édition, mais aussi de leur faciliter l'accès au crédit bancaire. Il est en outre tout aussi important que soient enfin levées les différentes taxes qui pèsent sur les intrants nécessaires à la fabrication matérielle du livre. L'on sait en effet qu'aucun pays francophone du Sud n'a ratifié le Protocole de Nairobi de l'Unesco qui permet de les exonérer de droits de douane, tandis que l'Acte de Paris de la Convention de Berne, qui autorise sous certaines conditions l'octroi de licences de reproduction sur les œuvres protégées, se voit le plus souvent méconnu ou ignoré. La coédition constitue également, de manière indéniable, une voie à explorer, tant dans une perspective Nord-Sud que Sud-Sud, mais nous aurons l'occasion d'en reparler tout à l'heure avec l'Alliance des Éditeurs indépendants.

Les obstacles à la commercialisation du livre francophone non français ne sont pas moins nombreux. Ils affectent tout autant la diffusion et la distribution du livre que sa vente finale. La problématique des deux premiers maillons apparaît particulièrement complexe. Seule une coopération régionale et interrégionale des acteurs de la chaîne du livre semble à même de permettre la diminution du coût d'entretien de représentants locaux, l'abaissement du coût des transports et la réduction des délais de livraison. De son côté, l'aide à la librairie francophone passe sans nul doute d'abord par une informatisation qui ne saurait se réduire à un seul accès à Internet. Elle requiert en effet également l'utilisation de logiciels de gestion de stock et de suivi des commandes. L'information constitue un autre enjeu majeur. L'information à destination du libraire demande la réduction du prix d'accès aux grandes banques de données, notamment à Electre et à Livres Hebdo, et la réalisation de la grande banque de données des livres francophones d'ores et déjà envisagée par l'AILF. L'information à destination des clients potentiels exige, et ce n'est pas le chantier le plus facile, d'accroître la visibilité du livre francophone dans une perspective de promotion, et tout particulièrement en France métropolitaine. Dans cette perspective, des initiatives du type de la Caravane du livre sont loin d'être à négliger, pourvu du moins qu'elles accordent toute leur place au livre du Sud.

Il s'agit là d'autant de chantiers de longue haleine qui exigent la mise en œuvre d'une volonté collective, non franco-centrée, de contribuer à un véritable dialogue des cultures francophones.


 (1) Jean-Yves Mollier, "La construction du système éditorial français et son expansion dans le monde du XVIIIe au XXe siècle", in Les Mutations du livre et de l'édition dans le monde du XVIIIe siècle à l'an 2000 (dir Jacques Michon et Jean-Yves Mollier), Les Presses de l'Université Laval et L'Harmattan, Québec-paris, 2001, p.66.
 (2) Pascale Casanova, La République mondiale des Lettres, Paris, Editions du Seuil, 1999.
 (3) Id., p. 180.
 (4) Cf. Pascal Durand et Yves Winkin, Marché éditorial et démarches d'écrivains, Bruxelles, Communauté française de Belgique, 1996.
 (5) Robert Estivals, Le Livre dans le monde, Introduction à la bibliologie internationale, paris, Retz, 1983.
 (6) http://www.afrilivres.com