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Abdourahman A. Waberi, écrivain


Comme beaucoup de jeunes Africains ou francophones venus faire des études en France - je suis resté pour des raisons que je n'aurai pas le temps de développer ici - j'ai vraiment eu une chance fabuleuse. Étudiant en fin de parcours, ma recherche d'éditeur avait un peu coïncidé avec la création d'une nouvelle revue et une aventure éditoriale débutée dans les années 90 à Paris.

Il s'agit de feue la revue Serpent à plumes qui a publié, si ma mémoire est bonne, ma toute première nouvelle, jamais publiée ailleurs, puisqu'à Djibouti, pire qu'à Haïti, on ne sait même pas ce que c'est que l'édition. Une ville de 300000 habitants qui n'a jamais entendu parler d'un éditeur ! Nous, les auteurs djiboutiens, serions capables de constituer une équipe de football à sept.

J'ai bénéficié de la chance de l'étudiant un peu en crise existentielle, qui s'interrogeait sur sa présence en France et ce qu'il allait faire pour son pays et pour l'Afrique, et pour le monde entier ! J'avais écrit des textes qui sont à la frontière de ce que j'essaie de faire encore, le souci de dire le monde tel qu'il boite, et le souci de le dire dans une langue qui me paraît intéressante. C'était des nouvelles, quelque chose de l'ordre de l'instantané, de la prose poétique, des vignettes.

J'ai eu cette chance de publier mon premier texte en 1991, dans un numéro qui était consacré aux pays scandinaves. Avec mon humour à deux balles, je me disais que j'étais la tache noire dans la neige. Deux ans après, ils ont fait un numéro sur l'océan Indien, et j'étais de la partie, avec une autre nouvelle. Quand ils sont devenus une maison d'édition, ils m'ont demandé si j'avais quelque chose à publier. J'ai rassemblé une poignée de nouvelles et ils ont publié en 1994 le premier recueil de nouvelles écrit par un Djiboutien !

J'ai eu la chance d'être étudiant et de collaborer à une revue naissante. Je n'en tirerai pas d'autres conclusions. Peut-être que si je m'étais trouvé à Djibouti et que j'avais envoyé la même nouvelle en France cela aurait marché. C'est vrai qu'après, n'habitant qu'à deux heures de Paris, j'ai plus fréquenté le milieu éditorial que mes camarades qui viennent de Port-au-Prince ou de Bobodieulassou.

Voilà comment je suis devenu écrivain. Ensuite j'ai poursuivi avec leSerpent à plumes, mais la maison ayant été rachetée deux fois au moins, un éditeur de Gallimard est venu me faire des compliments et comme je suis sensible, j'ai cédé au mirage de Gallimard pour deux livres. Maintenant je suis revenu chez un éditeur que j'ai choisi, Jean-Claude Lattès. Et j'ai publié aussi un livre de poèmes chez un petit éditeur à Sarrebourg en Lorraine. Comme quoi il peut y avoir des éditeurs partout.

Une des raisons de mon départ de Gallimard était de pouvoir, autant que possible, maîtriser l'objet. Chez Lattès c'est moi qui ai travaillé avec l'éditeur en toute intelligence et qui ai trouvé cette couverture qui vient d'un fragment d'un tissu africain ; on a gardé la figure de Nelson Mandela puisque ce livre en particulier évoque l'Afrique comme continent-état réussi et prospère. Mais je voulais sortir du signalement identitaire défini dans la collection Continents noirs de Gallimard.

Dans ma petite carrière d'écrivain, qui s'échelonne sur une douzaine d'années - 1994 mon premier livre, le dernier en 2006 -, j'ai connu trois éditeurs. Paradoxalement, ça n'a rien changé à ma façon d'écrire puisque, pour l'instant, aucun des trois éditeurs n'a transformé quoi que soit de substantiel, ne serait-ce que sur l'espace d'une page ou une page et demie. Soit je suis très bon, ce qui n'est pas le cas, soit ils ne savent pas faire le travail, je ne sais pas. Il y a des auteurs dont on dit qu'ils ont été réécris, je n'ai jamais connu cela.

Il existe encore en France des maisons d'édition familiales. Mais dans le monde globalisé, avec les concentrations, ces types de maisons sont appelés à disparaître dans un avenir plus ou moins proche. Des anciens disparaissent, mais les jeunes prennent aussi la relève On est toujours entre désespérance et renouveau. Un auteur aura toujours des rapports compliqués et conflictuels avec son éditeur.

Ce que j'attends d'un éditeur, c'est peut-être une figure humaine, une présence humaine et une oreille attentive avant qu'on ne parle de livres, quelqu'un à qui on peut faire cette première offrande d'être le premier lecteur.

Les innovations du style coédition ou travail de l'agent littéraire, favorisent le développement des littératures francophones car elles favorisent la traduction. Il y a une réticence dans l'édition française à utiliser des agents littéraires. Pourtant l'agent ouvre un peu plus les yeux de l'auteur sur le marché et les mécanismes éditoriaux, notamment dans la traduction. En France, c'est très mal vu par l'édition traditionnelle, paternaliste, l'auteur ne doit surtout pas s'occuper des questions d'argent.

Je suis pour l'édition alternative et éthique, les coéditions, c'est important pour les auteurs issus des petites nations comme les Africains ou les Haïtiens, on est maintenant dans cette perspective où il faut tout le temps inventer. À Djibouti, comme ailleurs, on ne peut pas acheter un livre, même si on aime bien l'auteur parce qu'il est une gloire nationale, car le rapport est énorme, si on calcule en kilos de riz ou en têtes de bétail.

Essayons de rester dans le mouvement, et on verra ce que cela donne.