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Daniel Maximin, écrivain, responsable éducation, recherche et litérature de Francofffonies ! le festival francophone en France

Depuis que l'aventure de ce festival a commencé, le combat que nous avons mené ensemble visait tout autant à faire admettre un certain nombre d'idées qu'à en combattre d'autres, car chaque fois qu'on parle de francophonie, c'est d'abord pour dire ce qu'elle n'est pas, tant le mot charrie de préjugés. La réflexion menée ici à la Société des Gens De Lettres, il y a quelques mois déjà, posait très nettement toutes les questions qui nous réunissent aujourd'hui.

On entretient une coupure artificielle et fausse entre les écrivains dits français et les écrivains dit francophones, considérés comme des étrangers qui parlent français. Certains responsables, certains médias jouent de cette distinction parce que c'est leur intérêt politique, notamment pour diviser les francophones ; nous ne devons pas penser que cela correspond à une réalité.

Cette distinction est une erreur et, parfois aussi une volonté politique de séparation, tout simplement parce que la francophonie est née de gens qui luttaient contre une oppression politique, la colonisation, et contre un jacobinisme culturel, littéraire et linguistique. Le combat pour l'ouverture, pour placer la littérature des Français de l'Hexagone à l'intérieur d'ensembles plus vastes, l'ensemble européen et aussi l'ensemble francophone, est un combat mené depuis longtemps, souvent de l'extérieur, par ceux qu'on appelle les écrivains francophones.

C'est dire l'importance de nos rencontres en ce Forum de la SGDL dans le cadre du Salon du livre 2006. Cinq continents, cinq parties du monde sont représentés par une quarantaine d'écrivains invités, et une trentaine d'autres qu'on appelle « les francophones en France », qui prouvent la présence forte de part et d'autre de l'hexagone des écritures et des pensées échappées aux frontières des cartes d'identités.

En ce sens, nous avons à affronter un certain nombre de défis.

Le premier est le défi du politique. L'Organisation Internationale de la Francophonie née plus récemment,, est la forme politique actuelle de la francophonie , qui ne se résume pas. Pour éviter les faux débats, il serait tellement simple d'ajouter des adjectifs à ce mot. Nous en avons un peu tous assez, vu la gravité des questions qui se posent, la réalité des problèmes, le souci de nous rencontrer, de ces faux débats qui surgissent facilement en France, où l'on se plaît parfois à inventer un mot et ensuite à se battre autour de ce mot.

On nous a longtemps dit que la littérature, c'était des gens qui se battaient les uns contre les autres à chaque génération : les romantiques, puis les parnassiens, puis les symbolistes... On nous habitue ainsi à considérer que les époques s'affrontent les unes les autres, et que c'est toujours mieux après qu'avant. Cette vision nous aliène, car on tend à suivre cette loi, à constituer des groupes, des écoles, à enfermer les écrivains francophones dans un ghetto. Le défi des francophones, c'est d'échapper à ce jacobinisme culturel français et d'accepter, et de revendiquer, au contraire, le fait de n'être pas enfermés dans une définition.

Le défi du politique est plus grave parce qu'il finit par enfermer dans quelque chose qui sert d'alibi, notamment au milieu culturel, au milieu littéraire, au milieu médiatique pour mépriser ou pour ignorer les littératures et les cultures et les réalités qui se passent dans ces pays et même parfois les réalités politiques qui dérangent.

La facilité de dire : « la francophonie, c'est du néo-colonialisme, donc je ne m'y intéresse pas » est un alibi qui sert simplement à se garder les mains propres et à ignorer, à ne pas regarder des réalités qui pourtant sont aussi ce qu'est la France d'aujourd'hui et auxquelles la France participe elle aussi dans le monde et dans la mondialisation.

C'est en ce sens que cette francophonie politique existe, et elle a le droit d'exister. Elle a d'autant plus le droit d'exister qu'elle est une invention des décolonisés, et que nous n'avons pas oublié que nos aînés, par exemple, avaient souhaité, en ce qui concerne ce grand événement du XXe siècle qu'est la décolonisation notamment de l'Afrique, qu'elle se fasse dans un cadre collectif. Beaucoup d'entre eux avaient souhaité édifier les États-Unis d'Afrique. Ils avaient fait des partis politiques collectifs, comme le RDA, qui dépassaient non seulement les ethnies, mais même les États actuels. Cette volonté de constituer une force est constitutive de la manière dont la décolonisation s'est faite. Ça a été raté, mais ça n'a pas été raté par leur volonté à eux, ça a été raté par la volonté des grands impérialismes de l'époque, qu'ils soient de l'Est ou de l'Ouest, pour éviter qu'une force nouvelle naisse dans ce dans ce « tiers-monde africain », et vienne contredire les volontés de puissance hégémonique de l'Est et de l'Ouest.

C'est cela aussi l'origine de la francophonie et c'est ce qui explique cette volonté depuis nos aînés de se réunir, de parler ensemble dans leur présent et pour l'avenir commun.

Nous avons finalement hérité d'une chose, c'est que, d'une manière générale, qu'on soit au Québec, en Suisse ou au Congo, ou en Algérie, l'écrivain est un homme des Lumières, avec une fonction sociale, qu'il le veuille ou non. Il n'y a pas de tour d'ivoire, même si on le souhaite, même si on en rêve pour faire son poème d'amour tout seul, le monde nous appelle, le monde nous interpelle.

C'est un défi parce que c'est un poids, c'est une pesanteur qui peut empêcher d'écrire. Constatez à quel point, aujourd'hui, un des thèmes majeurs de la nouvelle génération d'écrivains francophones d'Afrique est celui du Rwanda, y compris de la part d'écrivains qui n'ont rien à voir, qui se sont déplacés, qui ont fait des rencontres communes, des livres collectifs, des recueils de nouvelles sur ce drame qui pose la question de la responsabilité locale et de ce défi que nous avons de la lutte contre des communautarismes meurtriers. Et on se dit que la lutte contre l'ennemi intérieur, l'ennemi qui est en nous-mêmes, qui est le frère, le cousin, est aussi importante que la seule croyance que l'ennemi est l'autre, le lointain, comme pouvaient nous le laisser croire les phénomènes de colonisation.

Ce mouvement est très intéressant parce que, ce sont essentiellement en effet les auteurs qui sont aussi les porteurs de la contestation, de la résistance et de la révolte, et qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. De partout, d'Afrique, des écrivains sont venus pour aller au Rwanda, par exemple, au lieu de fermer les yeux, de se détourner. Et ce ne sont pas les États qui les ont envoyés, ni l'OUA, ni l'OIF, ni l'ONU, ni l'Unesco mais bien des décisions individuelles d'écrivains qui se sentaient responsables et souhaitaient témoigner.

Le deuxième défi est le défi linguistique. On nous écrase avec la fausse idée que la langue française serait la langue de l'Hexagone. Oui, c'est vrai que, depuis plus d'un siècle, la République, pour instaurer l'unité nationale, a inventé un certain nombre de signes de reconnaissance de l'identité, comme la langue, l'histoire, la géographie. On a inventé une identité historique partant de « nos ancêtres les Gaulois », une identité géographique encadrée par les quatre fleuves des livres scolaires : le Rhône, la Garonne, la Seine et la Loire, au détriment de toutes les rivières personnelles et locales que chaque enfant ne pouvait retrouver qu'à la sortie de son école.
C'est normal, tout pays doit construire son unité nationale autour de mythes d'origine. Mais encore faut-il que ce mythe soit considéré comme tel, c'est-à-dire que si la République a eu besoin de la langue, la langue n'a pas eu besoin de la République et s'est épanouie en littératures, bien au-delà, encore une fois, de l'Hexagone, et cela, depuis son origine.

C'est en cela qu'il est important pour nous de revenir toujours à l'histoire pour légitimer notre quête dans ces pays francophones d'une langue qui s'offrait y compris à la résistance parce que, tout simplement, en France même - et on revient aux Lumières -, elle s'offrait à la résistance. Et si on remonte à Rabelais, à Villon, et si on passe le XVIIIe siècle en transitant par le XIXe et par tous ces grands écrivains dont beaucoup étaient souvent en exil ou en prison, on se rend bien compte que cette langue est un véhicule de culture et que la culture, la littérature, française est absolument incapable d'être enfermée dans volonté politique de l'État français depuis le Moyen Âge jusqu'à nos jours.

Et donc le fait qu'on reprenne cette langue lorsqu'elle a été imposée et qu'on s'en serve à son tour à condition d'en faire culture, à condition d'en faire littérature, et à condition d'en faire écriture, est un geste naturel et normal de tout écrivain blanc, noir, jaune ou vert, quels que soient sa nationalité, son passeport, c'est un geste absolument naturel par rapport à toute langue, y compris la langue dite « maternelle », qui n'est pas plus une offrande facile pour l'écriture qu'une langue apprise et qu'une langue étrangère.

C'est très important parce que nous sommes enfermés dans ce défi qui consiste à dire : « Mais comment faites-vous, vous Congolais, Suisses, étrangers, pour écrire dans NOTRE langue ? » Cessons de dire NOTRE langue pour l'Hexagone seulement mais disons, nous, NOTRE langue pour cela française, comme conquête, outil et bien commun de tous les francophones, y compris les français.

Pourquoi diffuser plus ? Pourquoi être publié en France ? Pourquoi ne pas rester Sénégalais au Sénégal, etc. ? Justement à cause de ces défis, parce que nous avons besoin d'ouverture.

Lorsque, par exemple, un écrivain qui écrit en wolof, comme Boris Boubacar Diop, décide de faire son roman à propos du Rwanda en langue française, ça n'est pas seulement par dépit ou parce que, malheureusement, il sait qu'il ne sera pas compris par 80 % d'une population wolofe, mais parce qu'il y a nécessité, en tant qu'Africain, de transmettre un certain nombre de choses à d'autres, qui parlent par exemple congo, yourouba, d'autres langues. La langue française, la langue anglaise deviennent, quel que soit notre vœu, quelles que soient nos angoisses, quelles que soient nos inquiétudes, des grandes langues de circulation, de choses qui nous paraissent absolument essentielles de faire transmettre pour que nous allions dans une langue qui n'était pas forcément la langue de telle ethnie ou la langue de l'histoire ou de la tradition.

Cela nous permet de repenser les choses et de nous dire que, par exemple, il ne s'agit pas d'une soumission, comme on l'a longtemps énoncé. Et que ce discours français sur la langue, comme élément fort des identités, dérange la réalité culturelle et littéraire qui est la nôtre, en sachant qu'il suffit de se la réapproprier par l'acte créateur pour casser ce discours.

Le troisième défi est celui de la communication. Bien entendu, nous avons besoin de nous parler, entre citoyens du monde, et pour cela nous avons besoin de la traduction qui est la véritable langue commune de l'écriture. Mais, en même temps, il nous faut prendre garde à échapper à un certain nombre de choses qui seraient, là encore, l'illusion du miroir français.

Notre souci de communication n'est rien d'autre qu'un moyen et non pas un but.

Nous avons connu dans l'histoire récente du monde francophone des modes, la mode antillaise, la mode québécoise, et nous avons vu aussi comment un certain milieu intellectuel français fermé exigeait de nous de l'exotisme, exigeait ce qu'on appelle ces suppléments d'âme dont nous entendons parler trop souvent où on a l'impression que, par exemple, la littérature du Sud apporte « un sang neuf, du feu, du soleil, parce qu'on est ici un peu terne, avec le sang trop pâle ». Tous ces termes, racistes ou aliénés en réalité, ne correspondent pas, il faut qu'on le sache, à la réalité de ce qu'est la littérature, quoi que nous en pensions. Mais supposer qu'on va retomber dans une nouvelle forme de colonisation qui ne consiste non plus à aller chercher du sucre chez les autres, mais à aller chercher des mots, des idées nouvelles, de l'enrichissement pour le plaisir de sa lecture, c'est encore une tendance que nous devons refuser de manière très forte.

Dernier défi, celui de la création. Beaucoup considèrent que les écrivains francophones sont là pour donner des nouvelles de leur pays, des nouvelles des drames, des nouvelles de la faim, des nouvelles du sida. Donc, on ne les interroge pas sur leurs poèmes, de leurs pièces de théâtre, leurs romans, leur esthétique, leur style, leur écriture.

Souvenez-vous de la phrase de Sartre : « Aucun livre ne tient devant un enfant qui meurt de faim. » Il avoué lui-même ensuite qu'il avait eu tort de dire cela parce que, au contraire, c'est la parole d'écriture qui permet de poser les vraies questions, et surtout de les pérenniser, et encore plus de les transmettre, ce qui est encore la meilleure façon de les dénoncer.

Revenir à l'écriture, revenir au travail, c'est le vrai défi, indépendamment de nos fonctions d'enseignants, de nos fonctions de transmetteurs, de nos fonctions de journalistes, de nos fonctions de témoins, de nos fonctions de promoteurs de langues, qu'elles soient africaines, françaises, il y va avant tout du devoir d'écrire.

Dans la pièce magnifique de Wajdi Mouawad, présentée dernièrement, il y a une très belle scène : une vieille grand-mère avant de mourir dit à une petite fille : « Je te demande de me promettre quatre choses, quatre choses seulement : apprends à lire, apprends à écrire, apprends à parler et tu pourras penser. »

Je termine avec une phrase de Khalil Gibran, encore un autre grand francophone, qui disait : « Prêtez-moi une oreille et je vous donnerai une voix. »

Voilà ce que nous souhaitons tous, la possibilité dans tous les domaines de la chaîne du livre, de prêter l'oreille à toutes les voix qui s'offrent dans le monde francophone.