Sonia Delmas, auteur et traductrice, rédacteur en chef des Nouvelles de la charte des auteurs illustrateurs pour la jeunesse.
Fondée il y a vingt ans, la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse poursuit deux objectifs majeurs: la promotion d'une littérature pour la jeunesse de qualité et la défense des droits de ses créateurs face à un paysage éditorial accidenté où la recherche du meilleur rendement au terme le plus court tend à l'emporter sur le commerce aimable et équitable entre les deux parties contractuelles. Par ailleurs, les crédits alloués à l'éducation artistique dans les établissements scolaires où nous, auteurs et illustrateurs, rencontrons, année après année, des dizaines de milliers d'élèves fondent comme neige au soleil, avec des baisses allant jusqu'à 80% dans certaines académies. Une décision politique pour le moins incompréhensible, qui risque d'assécher le jardin des lecteurs en herbe, des amoureux en puissance du livre de demain.
Pourquoi écrire pour les enfants ? Marie-Aude Murail, écrivain de renommée internationale, cite Issac Bashevis Singer et les dix raisons qu'il en donne. Je retiendrai ces deux-là :
- «Les enfants aiment les histoires intéressantes et pas les notes en bas de page.»
- «Quand un livre les ennuie, ils bâillent ostensiblement.»
Le français d'ailleurs
Dans le cadre de l'année de la francophonie, la revue de la Charte, Les Nouvelles, a publié dans son numéro de mars 2006, un dossier sous le titre : «Le français d'ailleurs» qui réunit une vingtaine de contributions d'écrivains, d'illustrateurs, d'éditeurs et d'autres spécialistes de la littérature pour la jeunesse. En voici, en résumé, quelques extraits :
Cécile Gagnon, écrivaine québécoise
«La francophonie, ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. Il y a la francophonie magistrale et intransigeante, assise sur son trône en France, et il y a la francophonie innovatrice et militante qui tente difficilement de se faire entendre. Je fais partie de cette dernière. Le français est ma langue, j'écris en français avec les mêmes mots que ceux et celles qui vivent en France. Pourtant, dès que j'ouvre la bouche, les gens d'ailleurs tiquent. Un accent ! Ah quelle affaire ! Qui n'a pas d'accent ? En France, n'y a-t-il pas d'ailleurs de nombreux accents ? Quand j'écris, l'accent disparaît. Malgré cette évidence, mes mots suscitent parfois étonnement et ricanement. Les règles de Paris ne sont pas forcément les nôtres, n'en déplaise à l'Académie française. Ma langue témoigne d'une réalité autre que celle utilisée en France et véhicule des valeurs différentes et inhabituelles. Ainsi, pour certains mots, on constate des usages particuliers, les rencontrer dans un texte nécessite un effort de la part du lecteur. Avouez qu'une débarbouillette c'est plus rigolo qu'un gant de toilette et courriel plus imagé que e-mail.
Il me semble souhaitable d'ouvrir la porte aux ouvrages des autres francophonies et à l'écriture différente, justement pour apprécier la richesse et l'inventivité des francophones à travers le monde».
Marie-Félicité Ebokea, écrivaine et musicienne, vivant à Gentilly
«Je suis née au Cameroun, j'ai appris le français en même temps que ma langue maternelle, le douala, que je n'ai jamais bien parlé puisqu'on se moquait gentiment de mes tournures de phrases mêlées de français. Depuis mon enfance, j'ai toujours rêvé en français. Je lis tout ce que j'écris à haute voix, le rythme est très important.
Quand on m'a demandé de rechercher des voix pour le film Kirikouet la sorcière, il n'était pas question pour moi de faire appel à des comédiens vivants à Barbès. Il fallait aller en Afrique pour se rapprocher de la vérité. À Dakar, au Sénégal, j'ai rencontré les bonnes intonations, une langue qui sonnait juste pour ceux d'ici et pour ceux de là-bas, tout en restant ce qu'elle était, un accent identifiable et un certain rythme baignés de wolof.»
Marie Wabbes, auteur-illustrateur belge, rélévatrice et formatrice de toute une pépinière d'illustrateurs africains, décrit son expérience sur le terrain et la difficulté de faire admettre que le livre pour enfants ne doit pas être considéré comme simple outil pédagogique mais bien plus comme objet de plaisir et de relais culturel : «Le livre, et surtout l'album pour les petits, est un excellent passage de la culture orale à la culture écrite.»
Évelyne Trouillot, écrivaine haïtienne, enchaîne
«Depuis ces cinquante dernières années, la société moderne, celle qui se pavane dans les grands médias, a nettement circonscrit l'enfance pour la placer en position de choix. On est bien loin de l'indifférence du siècle précédent. Au-delà des diverses constructions socio-historiques qui ont traversé les époques pour arriver à cette mise sur piédestal des petits de l'espèce, quelle enfance m'interpelle, moi écrivain francophone ? Serait-ce cet espace de consommation intense où le principal intéressé, pourtant sans aucun pouvoir d'achat réel, détermine le cheminement de plusieurs millions de dollars du haut de ses fossettes et de son innocence ? Ou plutôt cet ensemble de besoins fondamentaux : eau potable, nourriture saine et régulière, environnement sécuritaire et paisible, un espace ludique où éclats de rire et rêves enchantés sont possibles sans la peur au ventre du quotidien ? Car l'enfance accuse des priorités différentes selon les régions et selon les pays et puisque nous parlons ici de francophonie, d'un espace francophone à l'autre, les priorités diffèrent. Lorsque j'écris pour des enfants, puis-je oublier où je suis, d'où je suis, qui je suis ? Je plains sincèrement ceux qui se veulent de nulle part. Je suis d'un pays de grande beauté et d'extrême misère. Riche d'une histoire extraordinaire mais caractérisée par des pratiques politiques néfastes pour son devenir. Je suis d'un pays avec un fort pourcentage d'analphabètes où deux langues se partagent de manière inégale l'imaginaire de ceux qui manient les mots, un pays aux éléments culturels florissants mais pris au piège dans d'insoutenables inégalités. Lorsque j'écris pour enfants, pour adultes, pour moi ou pour les autres, par pur plaisir ou sous une quelconque contrainte, j'arrive face à la page avec tous mes bagages.»
Concluons avec Susie Morgenstern, l'Américaine niçoise, qui enchante les jeunes lecteurs - et les moins jeunes - avec ses histoires tendres et drôles.
- «J'écris en français parce que c'est l'habitude de toute une vie.
- J'écris en français parce que je suis une vraie déracinée. Je ne peux plus écrire sur les jeunes en Amérique puisque je ne sais plus comment ils vivent ou comment ils parlent.
- J'écris en français parce que toutes mes idées sont situées ici en France.
- J'écris en français parce que le changement de langue me donne une distance, comme si je voyais ce que j'écris de l'extérieur de moi-même.
- J'écris en français parce que je vis en France, que je suis Française, que je suis un écrivain français.»
Quatre voix d'écrivain, d'origine diverse, qui touchent par leur timbre intime. La littérature francophone c'est aussi ça - au rayon jeunesse en tout cas.