NOUS SUIVRE

Jean Martin
L’idée de la SGDL dans ce forum est d’examiner les questions vives et les points chauds dans les évolutions actuelles. Comment chacun d’entre nous, là où il est, dans ce qu’il fait, avec son expérience, les aborde-t-il ? Notre désir est que la bataille ne soit pas perdue comme elle a pu en partie l’être dans le domaine de la musique, parce qu’il y a eu trop de déchirements à l’intérieur de cette famille et parce que l’on y a consacré plus d’attention qu’aux « envahisseurs ».

Certes, le public ne peut être qualifié de « barbare ». Néanmoins, il lui arrive de venir bousculer des murailles ou des positions un peu trop établies dont il convient de réévaluer la pertinence au regard des évolutions. Les acteurs du livre ici réunis n’ont nullement envie de s’engager dans une nouvelle bataille perdue en raison de l’incapacité des protagonistes d’envisager l’avenir dans un environnement numérique. Du reste, ne nous attardons pas trop sur ces technologies et pensons déjà au photonique, afin d’éviter que le travail réalisé aujourd’hui ne soit à refaire quand nous entrerons dans cette ère : ni la culture ni l’économie n’ont le temps de tout redéfinir à chaque fois.

Le premier thème qui soulève des questions vives est celui de la réorganisation des relations entre les acteurs : d’une part l’auteur, d’autre part son partenaire historique et privilégié, l’éditeur. En quoi le contrat d’édition ancien, issu de la loi de 1957, peut-il être affecté et serait-il à réviser ? En quoi y a-t-il difficulté entre les acteurs ? Nous ne sommes ni dans une confrontation ni dans une médiation – celle-ci a lieu ailleurs –, mais il serait bon qu’un rappel synthétique des différentes positions permette au public de disposer des points clés lui permettant de situer les difficultés.

Après ces échanges, je me tournerai vers la représentante du législateur européen, dont nous attendons beaucoup sans toujours comprendre quel est son cheminement intellectuel, économique ou relativement à la société. Nous savons que votre tâche est difficile, madame Gallo, et nous savons aussi que ces questions font l’objet d’une grande écoute de votre part et de plusieurs autres parlementaires européens. Il nous sera très précieux de bénéficier de votre regard et de votre analyse sur les possibles évolutions dans les mois à venir. Quels sont, monsieur Montagne, les points clés qui font qu’il est encore difficile de disposer de l’outil juridique indispensable aux éditeurs et aux auteurs en matière de numérique ?

Vincent Montagne
Avant de commencer, je vous prierai de bien vouloir m’excuser : je devrai bientôt quitter cette table ronde pour partir à Bruxelles, où j’aurai, au demeurant, à discuter de l’organisation de la chaîne du livre. Dans les instances européennes, le raisonnement est économique avant d’être culturel, et il nous faut expliquer nos spécificités et trouver des solutions avant que la pression ne soit trop forte.

« Le corollaire de cette grande révolution technologique est qu’un certain nombre de publications sont vouées à disparaître. En ce qui concerne la presse écrite, elle souffrira. Les effets de ce nouveau mode de circulation de l’information lui seront fatals dans beaucoup de cas. Tous les journaux qui se contenteront de n’être qu’un vecteur d’information vont périr. » Ces phrases, James Gordon Bennett, rédacteur en chef du New York Herald, les écrivait en mai 1845 à propos de l’invention du télégraphe électrique… !

En effet, toutes les évolutions nous bousculent et nous transforment. En 1998, le propriétaire des éditions Dupuis Albert Frère s’étonnait que je veuille investir dans la production audiovisuelle de dessins animés. C’est un métier à perte, me disait-il. Mais les auteurs y étaient sensibles et venaient vers nous pour bénéficier de la sécurité de l’exploitation de leur oeuvre sur d’autres champs que le seul album de bande dessinée. Leurs héros étaient sortis de leurs cases et constituaient par eux-mêmes un patrimoine très important pour d’autres supports. L’évolution juridique des contrats s’est faite au fur et à mesure de ces nouvelles exploitations. La loi de 1957 avait ceci de simple qu’elle prévoyait une assiette unique. Chaque fois que les éditeurs essayaient de se baser sur une autre assiette, ils étaient « retoqués ». Dans les années 1990, le multimédia a fait évoluer ce dispositif mais il reste beaucoup à faire. Les assiettes changent et évoluent. Même si la loi sur le prix unique du livre numérique est très importante et si nous avons désormais en France une neutralité fiscale en matière de TVA, il est essentiel que la chaîne du livre garde la maîtrise du prix au public. Et ceci au bénéfice de l’ensemble de ses acteurs, notamment les auteurs et les ayants droit.

Jean Claude Bologne
Nous en étions au troisième stade de négociations en juin dernier. D’autres négociations vont reprendre. Je ne veux pas empiéter sur ce qui y sera dit, me contentant de souligner que les 3 000 auteurs – sur les 60 000 existant – dont l’écriture est le métier, c’est-à-dire dont la sécurité sociale et la retraite sont payées grâce à leurs droits d’auteur, connaissent une paupérisation croissante. Cette paupérisation est particulièrement accentuée dans des secteurs où la professionnalité est forte, comme la littérature jeunesse, la bande dessinée et la traduction.

Tant que le marché numérique représente 2 % du chiffre d’affaires de l’édition, les conséquences sur la paupérisation des auteurs restent limitées. Mais si, comme le Syndicat national de l’édition l’a annoncé l’année dernière, ce marché atteint à terme entre 20 et 50 % du chiffre d’affaires de l’édition, nous souhaitons l’établissement de certaines garanties quant à la rémunération des auteurs.

Pour l’instant, le modèle « miroir » (la vente à l’unité de fichiers numériques en partant d’un prix fort) est encore majoritaire dans la vente du numérique. Nous voyons cependant se développer d’autres modèles économiques. Si la publicité semble en baisse par rapport à l’année dernière, les modèles alternatifs tels que les portails et les abonnements représentent une part croissante dans le chiffre d’affaires de la diffusion numérique sur laquelle la loi impose que l’auteur soit aussi rémunéré. Pendant ce temps, la vente sur support physique est en chute libre. Si ce mouvement se poursuit, il faudra réexaminer les modalités de rémunération des auteurs car, à ma connaissance, aucun des contrats associés à ces modèles alternatifs n’en prévoit.

Les discussions étaient assez difficiles mais franches avant que ne leur soit donné un coup d’arrêt : on nous a fait valoir qu’on ne pouvait parler de ce qui n’existe pas encore et n’est pas maîtrisé, nous proposant pour toute solution l’introduction d’une clause de rendez-vous à échéance de quatre à six ans, assortie de modalités de discussion relativement limitées. En particulier, la question des modèles économiques n’était pas tranchée.

Pour le reste, nous étions proches d’un accord. Nous avions trouvé une approche commune et constructive en matière de distinction des exploitations, de définition de l’« exploitation permanente et suivie », et même, à peu de choses près, de bon à tirer numérique.

Bref, il existe de bonnes bases pour un accord dont les auteurs ont tout autant besoin que les éditeurs. Mais, sur le problème de la rémunération et de la récupération conjointe des droits papier et des droits numériques, la discussion n’a pu aboutir. On nous demande de la reprendre, ce que nous ferons avec plaisir. On nous demande aussi d’aboutir rapidement, avant le mois de décembre, afin que l’on puisse légiférer au printemps. Le délai est très court. Nous avons suggéré une manière radicale, simple, pratique et compréhensible pour tous de trancher la question : je veux parler de la limitation de la durée de cession. Si la durée du contrat est inférieure à cinq ou dix ans, il y a moins lieu de s’interroger sur les modèles économiques qui prévaudront à ces échéances !

Je n’ignore pas les réserves très nettes que les représentants de l’édition ont émises sur ce point, et je peux les entendre. Nous ne mettons aucun préalable à la discussion. Mais il faut soit rassurer les auteurs quant à leur avenir, soit limiter la durée contractuelle de cet avenir afin de pouvoir reprendre ultérieurement les discussions. Entre les deux termes de cette alternative, je crains que le dialogue ne soit difficile. On ne peut nous demander un engagement sur la durée de la propriété intellectuelle, c’està- dire soixante-dix ans après notre mort, sans que nous définissions les bases de nos revenus dans cinq ans !

Vincent Montagne
Sans doute à raison, les éditeurs sont considérés comme l’élément le plus solide et stable de la chaîne du livre – l’édition est d’ailleurs l’élément le moins subventionné de l’univers culturel. Certains éditeurs existent depuis 250 ans ! Cette pérennité est impressionnante mais ne nous y trompons pas : la moyenne de leur résultat net se situant entre 2 et 4 %, leur flexibilité est faible. L’anxiété des auteurs, des libraires, des distributeurs, est aussi la leur !

Toute cette chaîne représente un chiffre d’affaires de l’ordre de 2,8 milliards d’euros et de nombreux emplois à la clé. Pour le législateur, c’est un enjeu économique très important. Je rejoins M. Bologne sur la nécessaire tranquillisation des auteurs quant à l’exploitation permanente et suivie. Il faut définir les exploitations à venir, étant entendu que la question est complexe : nous-même ne savons pas toujours ce que nous devons faire. Pour en revenir au secteur audiovisuel dont je vous parlais, j’ai investi à perte pendant douze ans. Le partage avec les auteurs était généralement de 50-50, pour des sommes de l’ordre de 300 000 francs belges soit 7 500 euros. Depuis que nous sommes entrés dans une économie plus active sur l’utilisation audiovisuelle des droits d’édition (et nous y avons largement contribué), le partage est le même mais il porte sur des sommes cinquante fois supérieures ! Comme l’a bien souligné Jean Martin, conserver à long terme le contrôle de l’oeuvre ou le perdre revient à maintenir ou à annihiler la potentialité d’un droit d’auteur futur. Nous devons à la fois faire vite, car l’économie nous le demande, et être prudents.

Nicolas Georges
La ministre de la culture s’est dite tout à l’heure favorable à des solutions négociées avec la médiation des pouvoirs publics, qui sont l’expression de l’intérêt général. J’espère en effet que l’intérêt général finira par triompher dans cette affaire. Je ne souhaite rien dire des négociations en cours pour ne pas nuire à leur bon déroulement. Quelques éléments de chronologie toutefois, puisque nous avons l’obligation absolue d’aboutir dans des délais très courts. Nous avions proposé au cabinet précédent de travailler cette question par le biais d’une discussion sur les livres indisponibles, étant entendu que le projet législatif qui en résulterait n’aurait aucun impact sur les contrats d’édition conclus pour les nouveautés. Après l’aboutissement des négociations, le Parlement s’est trouvé en ligne de mire. Les discussions sur les droits numériques étaient pendantes depuis deux ans et nous savions que les parlementaires pouvaient être tentés de s’engouffrer dans la brèche et de définir l’exploitation permanente et suivie, la durée de cession des droits, etc. C’est pourquoi nous avons suggéré au cabinet d’effectuer la médiation demandée par les auteurs depuis plusieurs mois. Il y avait là une position tactique de notre part. Elle nous mène à des discussions si complexes que j’ai moi-même du mal à poser le débat depuis quelques jours ! Quoi qu’il en soit, nous sommes tous dans la même barque et nous devons aboutir. Dans ce dossier, les injonctions sont contradictoires. Les éditeurs attendent une visibilité sur le long terme pour garantir une exploitation qui, dans le domaine du numérique, n’est pas encore assurée. Les modèles économiques se développeront certainement, mais leur assise n’est pas déterminée. Du point de vue des auteurs, la « tranquillisation », pour reprendre le mot de Jean Claude Bologne, passe par une limitation de la durée des contrats. De plus, le numérique multiplie les formes possibles d’exploitation. On peut s’en réjouir et considérer que l’exploitant et l’auteur en tireront tous deux profit. C’est ainsi que les éditeurs ont tendance à voir l’exploitation de façon globale, avec une gamme étendue de possibilités pour valoriser au mieux les droits. Au contraire, les auteurs préféreraient que les exploitations soient envisagées de façon parcellaire, de manière à mieux contrôler leur rémunération. La ministre l’a dit, il faudra trouver un équilibre. Peut-être l’atteindra-ton par une mise en balance entre la capacité de l’éditeur à disposer d’une grande variété de modes d’exploitation et la possibilité, pour l’auteur, de ne pas se sentir enfermé dans un cadre dont il ne pourrait plus sortir. En l’état actuel du droit, il est très difficile de sortir du contrat d’édition et il n’est guère possible d’actionner les éléments du code prévus pour l’exploitation papier. Il faut reconnaître que l’agrégation des diverses exploitations, si légitime et si bénéfique soit-elle pour l’ensemble de la chaîne du livre, tend à rétrécir encore le cadre dans lequel l’auteur cède ses droits. Cette analyse personnelle n’a pas de traduction pour l’instant. Elle me permet au moins de rationaliser la question. Quant à savoir ce qui se passera si un accord n’intervient pas, je n’ose l’envisager !

Jean Martin
On discerne bien le modèle économique d’une part, le modèle juridique d’autre part. Cependant, on ne peut raisonner uniquement de cette façon : les auteurs comme les éditeurs sont attachés par principe et par nécessité à des « fondamentaux ». À défaut de visibilité à long terme, comment imaginer un dispositif « mutable » en fonction des mutations elles-mêmes, qu’elles soient technologiques ou économiques ? Comment investir pour multiplier les sources de recettes, sachant que la marge actuelle est alors susceptible de devenir marginale ? Comment le Parlement européen aborde-t-il ces questions, madame la député ? Des travaux sont-ils en cours ? Quel regard portez-vous sur la recherche difficile, en France, d’un équilibre entre l’auteur et l’éditeur ?

Marielle Gallo
Je remercie la Société des gens de lettres de m’avoir invitée. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour rappeler qu’il n’y a pas que la Commission à Bruxelles : il y a aussi un Parlement composé de députés élus et dont la mission est de défendre les intérêts des citoyens. Lorsque vous avez des messages à faire passer, il vous suffit de venir rencontrer vos députés à Bruxelles. Vous y serez entendus. J’y insiste car, tout à l’heure, la ministre n’a parlé que de la Commission. Or, par exemple, l’alignement de la TVA appliquée aux biens culturels numériques sur les biens culturels papier correspond à une résolution votée par le Parlement à une très large majorité. Les difficultés, on le voit, ne viennent pas du Parlement et des citoyens que nous représentons. Nous souffrons néanmoins d’un déficit de communication. Le public ne connaît pas assez l’action des députés européens. Pour ma part, j’organise chaque année un « événement » en faisant venir trois auteurs de différents pays de l’Union, accompagnés chacun par son éditeur. Ces rencontres ont un grand succès et intéressent beaucoup mes collègues. J’ai coutume de dire, chaque fois que j’interviens dans une instance européenne, qu’une vache européenne est mille fois plus subventionnée qu’un artiste européen. Dans le contexte de crise que nous connaissons, je ne manque jamais de rappeler également que les industries culturelles et créatives sont un secteur à haut potentiel de croissance et d’emploi. Ce préambule à résonance économique est nécessaire pour que je me fasse entendre. Le commissaire français, Michel Barnier, a lancé une stratégie de protection de la propriété intellectuelle. L’initiative ne concerne pas que le droit d’auteur : elle porte sur toute la propriété industrielle, avec les marques et les brevets. Or le seul dossier qui soulève les passions, exacerbe les idéologies et provoque des affrontements, c’est celui du droit d’auteur ! Est-ce à cause des différences en matière de droit moral ? L’idéal de « nouveau pacte social » de Philippe Aigrain force mon admiration, même si j’aimerais savoir comme cela fonctionne sur le plan économique. Mais la clé du système est le consentement. Si lui-même, la Quadrature du Net et la communauté de l’Internet veulent mettre leurs oeuvres gratuitement à disposition du public, personne ne les en empêchera. À l’ère du numérique, un auteur a parfaitement le droit de mettre son livre en ligne. Le droit d’auteur n’est fait que pour protéger celui qui veut être protégé et rémunéré. Si je rappelle ce principe de base, c’est que l’on me traite souvent d’« ayatollah de la propriété intellectuelle ». Le droit d’auteur nécessite des approches sectorielles. On ne peut traiter le secteur de la musique comme celui du livre. Mais la question reste de savoir si l’auteur garde ou non le contrôle sur son oeuvre.

Jean Martin
Comment envisagez-vous, dès lors, le contrat d’édition ?

Marielle Gallo
Vous êtes mieux placé que moi pour en parler. Je doute que les institutions européennes légifèrent un jour sur les clauses d’un contrat d’édition. La question sera forcément renvoyée au droit national. Pour l’avocate que je suis – comme vous –, c’est une affaire de consentement, de rencontre des volontés dans un intérêt commun.

Jean Martin
Lorsque l’on est passé de l’écrit à l’audiovisuel, puis au multimédia, puis au multisupport, combien de temps a-t-on pris pour jeter les bases d’une réflexion et pour adopter ensuite des évolutions législatives, monsieur Montagne ? Il a bien fallu redéfinir les règles. Vous avez vous-même évoqué le paquet de recettes susceptible d’être affecté à l’auteur par rapport à l’entreprise et les besoins d’investissement. Un dessin animé est réalisé par une petite armée : le concepteur du logiciel, le scénariste, le coloriste, etc. Les auteurs ne comprennent pas très bien qu’il faille partager la recette avec d’autres créateurs et concepteurs. De plus, les investissements sont considérables et il est difficile de les rentabiliser. Ce n’est pas que je prône une diminution des rémunérations des auteurs : je veux seulement souligner que ces univers engendrent de nouveaux modèles de création, de nouveaux équilibres et de nouveaux partages. Y a-t-il des questions dans la salle à ce sujet ?

Pierre Douillard
Je suis président de l’Union nationale des peintres-illustrateurs, association qui fait partie du Conseil permanent des écrivains. Lorsque l’on oppose les auteurs et les éditeurs, on ne souligne pas assez que l’auteur est en situation de faiblesse lorsqu’il négocie son contrat d’édition. Sauf dans le cas des petites maisons d’édition, il est seul face à une véritable institution. Si l’on assiste aujourd’hui à des négociations globales, c’est que les auteurs ont réussi à s’entendre et à faire bloc au sein du CPE. Mais il faut que le législateur comprenne que l’auteur reste la partie faible lorsqu’il discute du contrat d’édition et qu’il doit bénéficier de garanties incontournables.

Jean Martin
C’est bien l’esprit de la législation du droit d’auteur depuis sa création, en droit français comme en droit étranger : elle a vocation à favoriser un équilibre dans les relations, et donc une protection de l’individu face à des interlocuteurs qui peuvent être puissants. J’ai le sentiment, d’ailleurs, que les choses changent. Même ceux qui faisaient figure de « puissants » dans les modèles technologiques, économiques et juridiques antérieurs semblent aujourd’hui affaiblis. La nouvelle question est de savoir comment les éditeurs d’ouvrages écrits, audiovisuels ou phonographiques seront capables de négocier en position satisfaisante par rapport aux mastodontes de l’Internet et des télécommunications ? Monsieur le président Vincent Montagne, je souhaiterais que nous abordions maintenant la relation entre le droit exclusif et les exceptions. Il existe à ce sujet une communauté de points de vue très forte entre les auteurs et les auditeurs, me semble-t-il.

Vincent Montagne
Je répondrai d’abord à M. Douillard que la partie la plus forte, c’est le lecteur. C’est lui qui détermine si un livre se vend ou non, a du succès ou non. Si nous sortons autant de nouveautés tous les ans et si nous nous « plantons » aussi souvent, c’est qu’il existe un juge de paix : la personne qui a envie de lire et de s’emparer de l’oeuvre ! Le bénéfice du groupe Apple est supérieur au chiffre d’affaires de l’édition européenne dans sa totalité. Ces rapports de force nous disent qu’il ne faut pas nier la perspective économique. L’équilibre est fragile pour les auteurs, certes ; il l’est aussi pour toute la chaîne et le sera d’autant plus que l’on multipliera les exceptions. C’est pourquoi nous veillons à ce que les exceptions aient à la fois un sens social profond et un sens économique. Tant que nous aurons des intermédiaires de confiance, nous pourrons en imaginer, notamment au bénéfice des handicapés ou en matière pédagogique. Mais une multiplication des exceptions, comme c’est le cas en droit canadien, peut se révéler très dangereuse. À l’ère du numérique, en effet, le consommateur compare les prix de façon immédiate sur son écran, et seule une conduite suicidaire pourrait expliquer qu’il paie plus cher un produit qui lui est proposé moins cher à un clic de distance ! Il y a donc une réflexion à mener. Nous comprenons, par exemple, qu’un bibliothécaire se demande ce qu’il va devenir. Comment construire une bibliothèque numérique ? Si, moyennant un forfait annuel, n’importe quel adhérent d’une bibliothèque municipale a accès à l’ensemble des contenus sans acquitter de droits, il y a un problème. Les éditeurs veulent absolument aboutir à un accord. Nous estimons que la rupture d’un maillon de la chaîne serait une catastrophe, en particulier pour les ayants droit – les éditeurs lorsqu’ils réalisent des cessions de droits internationales, mais aussi, bien sûr, les auteurs. Il me semble que nous n’étions pas loin de cet accord. Mais nous devons encore expliciter plusieurs conditions complémentaires. Jean Claude Bologne note avec raison que le début de décembre est tout proche, peut-être trop proche. Sans doute faudra-t-il travailler nuit et jour.

Jean Martin
Puisque vous devez maintenant nous quitter, nous accueillons Sylvie Marcé, vice-présidente du SNE et éditrice. La question des exceptions renvoie au conflit entre légitimité et licéité. Dans un premier temps, une légitimité sociale forte s’exprime, ce qui peut conduire la pratique à devenir licite. Mais cela n’aboutit-il pas à un transfert de charges ? Pourquoi les éditeurs et les auteurs devraient-ils payer une certaine politique sociale ? Pour autant, Dominique Lahary, je ne conteste nullement la légitimité et le rôle social des bibliothèques !

Dominique Lahary
Le marché du livre numérique s’écroulera-t-il si, comme on l’a évoqué, les bibliothèques s’unissent pour n’acheter qu’un seul exemplaire de chaque livre et le mettre à la disposition de tous sur l’Internet ? C’est un fantasme total ! D’abord, les bibliothèques ne sont pas au premier chef des lieux de distribution : ce sont des lieux « sociaux » au sens anglo-saxon, des lieux qui font société. Cette remarque vaut autant pour les bibliothèques municipales – et, de plus en plus, intercommunales – que pour les bibliothèques universitaires. On y emprunte des livres, mais pas seulement : on les consulte et on participe à diverses activités communes. Dans les grandes médiathèques, la moitié des lecteurs qui sortent n’ont pas fait d’acte d’emprunt ou d’achat. Bref, il ne faut pas considérer la bibliothèque comme un système annexe ou concurrent de la distribution. Elle remplit un rôle d’espace social qui est rare dans la ville, le quartier, le village d’aujourd’hui. C’est en outre un service public qui fait depuis longtemps partie de l’écosystème culturel et informationnel. À entendre certains, les bibliothèques seraient des organismes autonomes, des sortes d’ONG. Pas du tout. La plupart n’ont pas la personnalité juridique. Seules quelques-unes ont le statut d’établissement public – encore ont-elles une tutelle. Les autres sont de simples services d’universités, d’établissements scolaires ou de collectivités locales. Nous sommes donc dans un contexte de politiques publiques validées par des personnes élues ou agissant dans le cadre d’un service public national. L’interassociation Archives Bibliothèques Documentation que je représente est d’ailleurs composée pour partie d’associations de collectivités et non pas d’adhérents individuels. Face au numérique, nous sommes comme tout le monde : nous pédalons un peu dans la semoule. Le contexte est nouveau, donc nous expérimentons. C’est le cas des éditeurs, c’est aussi celui des libraires – qui ne sont pas représentés à cette table ronde mais qui font partie de la politique publique du livre – et des bibliothèques. Poussés par le développement des usages, nous nous interrogeons. La contradiction que nous rencontrons peut être ainsi résumée : usage de masse, marché de niche. En d’autres termes, le public utilise massivement le numérique, généralement selon des modèles non marchands mais aussi de modèles marchands de la gratuité reposant sur des sources de revenus extérieurs aux consommateurs finaux. La musique a représenté de ce point de vue un maelström. Les bibliothèques ont dû s’adapter et proposent désormais un certain nombre de services. Pour ce qui est du livre, la situation est encore calme puisque nous n’en sommes qu’aux débuts. Mais, d’une certaine manière, nous sommes là pour « pousser » le livre numérique et pour expérimenter. Plusieurs dizaines de bibliothèques territoriales prêtent des liseuses – elles ne l’ont pas fait pour les baladeurs MP3 ! – afin de permettre aux usages de s’installer et de s’orienter. Dans le domaine du livre physique, le service public d’accès est reconnu par un manifeste de l’UNESCO comme faisant partie de l’écosystème de développement de la lecture. Faisons de même pour la lecture numérique, mais ne traçons pas tout de suite un extrême théorique en postulant qu’un point de l’asymptote fera crouler le système ! Nous ne sommes pas des commandos mais des acteurs d’une politique publique qui, dans le domaine culturel, a aussi pour mission de stimuler le système marchand. Sur les territoires, grâce au recensement effectué par les bibliothèques départementales, on identifie quelque 16 000 points de lecture, au lieu des 6 000 bibliothèques comptabilisées auparavant. Ce maillage exceptionnel fait vivre le livre très loin dans des lieux de sociabilité et entraîne aussi des retombées sur le secteur marchand. Comme les libraires, nous sommes des médiateurs. Lorsque nous parlons d’un livre ou faisons venir un auteur, cela peut avoir des conséquences sur les ventes : nous n’avons pas ces piles d’exemplaires d’un même titre à présenter. Il n’y a pas de concurrence entre l’emprunt et l’achat. En sociologie de la culture, on sait bien que ce qui fonctionne, c’est le cumul des pratiques.

Jean Martin
Chacun connaît le rôle fondamental des bibliothèques dans les territoires. Jusqu’à présent, la pratique concerne un objet matériel qui est pris puis restitué. Pour prendre un parallèle, les fiches cartonnées des renseignements généraux limitaient forcément l’utilisation des fichiers. Une fois les données informatisées, le paradigme n’est pas le même. L’utilisation, la circulation, voire la copie, sont facilitées. Si votre rôle reste fondamental, ne considérez-vous pas qu’il y a un changement de dimension, voire de nature, dès lors que l’on passe de l’objet papier à un fichier numérique qui ouvre toutes sortes de possibilités de circulation, de détournement, de copie, de reproduction ? Ne doit-on pas procéder à un réexamen, non pas de l’utilité sociale de votre fonction, mais du risque ?

Dominique Lahary
N’oublions pas tout d’abord les parties non marchandes du web que nous avons pour mission de faire connaître et de stimuler. Nous animons par exemple des ateliers numériques et des espaces numériques. Pour ce qui concerne les oeuvres sous droits, nous passons par des marchés publics dont nous respectons la réglementation. Cela dit, nous sommes bien placés pour constater que nous passons, pour ainsi dire, d’un monde solide à un monde liquide et que rien ne sera comme avant. Il y a quelque chose d’extraordinaire à vivre une révolution aussi fondamentale. Comme le reste, les conditions de l’accès changent. Actuellement, la complexité est grande. Nous avons deux modèles techniques, le streaming et le téléchargement, et des modèles tarifaires qui se cherchent. À bien des égards, nous passons d’une économie de la rareté à une économie de l’abondance. Celle-ci a besoin, pour reconstituer une chaîne de valeur, de dispositifs qui transforment l’abondance en rareté. Le streaming le permet. C’est plus compliqué pour le téléchargement car s’y attachent des DRM qui brident l’utilisation, le changement de support et la durée, bref, la fluidité d’usage, et qui sont mal perçues par le public. Par ailleurs, si nous ne permettions que des accès sur place, nous reviendrions à la bibliothèque d’avant le prêt à domicile. Nous offrons donc des accès à distance sécurisés. Ce sont les bibliothèques universitaires qui le pratiquent à la plus grande échelle, dans la mesure où la majeure partie de la documentation scientifique – en tout cas pour les sciences dures – est désormais sous forme numérique. Il faut remarquer que les universitaires sont payés pour leur enseignement et leur recherche, et non spécifiquement rémunérés pour ce qu’ils écrivent. La collectivité les paie pour leurs publications, mais des éditeurs captent cette valeur en revendant très cher à la collectivité ce qu’elle a elle-même payé ! D’où la révolte, initiée par des universitaires, des « archives ouvertes », autrement dit du « libre accès ». Ce mouvement est devenu partie intégrante de la politique publique, comme nous l’a confirmé la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. À ce sujet, on a assisté à une polémique autour de l’INIST (Institut de l’information scientifique et technique du CNRS), qui fournit un accès payant à des articles qui par ailleurs se trouvent gratuitement sur l’Internet. Pour en revenir à la négociation des droits, s’ajoute à la logique traditionnelle d’achat titre par titre une logique de bouquet, de forfait, etc. Il est faux d’affirmer que la loi sur le prix du livre numérique est une loi sur le prix unique : elle ne se réfère pas uniquement au prix d’un objet mais permet une certaine variation des modèles dont on doit se réjouir. Je ne doute pas que le ministère de la culture et de la communication a beaucoup travaillé à ce dispositif. Les tarifications sont complexes. Tantôt nous pouvons télécharger l’oeuvre et la conserver, tantôt nous ne pouvons pas, tantôt nous avons seulement un accès à distance ; la facturation se fait tantôt au clic, tantôt au nombre d’accès simultanés, tantôt au forfait selon le nombre d’habitants. Très souvent, nous payons trop cher au regard de la réalité des usages, ce qui nous amène à négocier avec les fournisseurs. Dans le domaine universitaire, c’est le consortium Couperin qui se charge de ces négociations. Il y a six mois, le consortium Carel, qui était un service de la Bibliothèque publique d’information, est devenu une association rassemblant notamment des collectivités territoriales désireuses de se regrouper pour négocier des conditions raisonnables avec les fournisseurs.

Jean Martin
J’imagine que les éditeurs suivent avec beaucoup d’attention ces développements, qui anticipent peut-être les évolutions futures.

Sylvie Marcé
Dans le domaine universitaire et scolaire, en effet, les exceptions se réinvitent dans le débat. Il ne faut pas oublier le rôle de l’éditeur dans la production d’un livre universitaire ou scolaire aujourd’hui. Je dirige les éditions Belin et je peux vous dire que le marché du livre universitaire est en déshérence. Il devient très difficile de savoir comment porter concrètement les livres universitaires. Il y a évidemment moyen de trouver de bons modes de fonctionnement avec les bibliothèques. Loin de nous l’idée de refuser la diffusion ou de ne pas offrir aux lecteurs le plus d’occasions possible d’avoir des livres entre les mains. Dominique Lahary considère qu’en matière d’éducation, l’accès est une question de politique publique. Il existe en effet un vrai débat sur les politiques publiques, l’édition publique et l’édition privée. Jean Martin a parlé, avec un peu de provocation, de « transfert de charges ». La révolution numérique exige que notre pays poursuive ses efforts en matière d’ingénierie éducative. En tant qu’éditeurs scolaires, nous sommes convaincus que le numérique ouvre des voies nouvelles pour une meilleure efficacité. Soutenir que le numérique se fait à moindre coût est pour le moins paradoxal : cela revient à considérer comme négligeable la valeur intellectuelle mise en oeuvre dans les produits du domaine de l’éducation, alors même que nous poussons nos enfants à faire des études supérieures car nous estimons que cela a de la valeur ! L’idée que les travaux des uns et des autres soient mis à disposition sur tous les réseaux sociaux sans que l’on se préoccupe du droit d’auteur est trouvée normale par beaucoup d’enseignants, qui estiment qu’elle découle de l’exception pédagogique et qui la véhiculent souvent auprès de très jeunes enfants. Il faut donc travailler à valoriser la création intellectuelle tant dans le monde éducatif que dans les bibliothèques publiques. Il faut également limiter les exceptions aux usages qui l’exigent véritablement. Bien entendu, faire réciter un poème en classe ou donner un texte comme sujet d’examen ne pose pas de problème. Mais lorsque le contenu d’une recherche, effectuée certes dans le cadre d’un travail salarié, est mis à disposition sous forme de livre, on omet la valeur du travail proprement pédagogique consistant à rendre accessible ce savoir aux étudiants. Et je vous garantis que trouver de bons auteurs et de bons éditeurs ayant cette capacité n’est pas si simple ! Voilà pourquoi je plaide pour une limitation rigoureuse des exceptions. Sinon, comment défendre auprès des jeunes que la création intellectuelle et le travail de mise en forme et de concision ont une réelle valeur dans la chaîne ? Jean Martin On pense souvent que l’Europe est une source d’exceptions, sauf en matière culturelle. Comment le Parlement européen considère-t-il cette tendance à la multiplication des exceptions et à l’extension de leur champ ? Marielle Gallo Mes collègues et moi sommes conscients que l’extension des exceptions vise à éteindre le droit d’auteur. L’exception pour copie privée, par exemple, fera encore couler beaucoup d’encre. Les États membres ont transposé la directive de manière si disparate qu’il n’y a pas deux pays ayant le même régime. Le Royaume-Uni, pour sa part, ne l’a pas transposée, si bien qu’il n’y existe pas d’exception pour copie privée. Or c’est l’État membre dont le secteur numérique est le plus important, ce qui contredit l’idée selon laquelle les exceptions favorisent le développement du numérique. Jean Martin Pourriez-vous nous en dire plus sur la médiation que mène actuellement M. Antonio Vitorino sur la copie privée ?

Marielle Gallo
Les conclusions n’ont pas encore été rendues.

Jean Martin
Dans sa communication de septembre sur le cloud computing, la Commission européenne a bien marqué qu’elle réservait la question de la copie privée en attendant ce travail.

Marielle Gallo
Le Parlement comportant sept groupes politiques, il est normal que des opinions s’y affrontent. À la Commission, en revanche, sur des sujets de cette importance, on est obligé de compter avec les différences et parfois les petites oppositions qui séparent Michel Barnier, Neelie Kroes, Viviane Reding et Androulla Vassiliou. Les dissensions sont telles que Michel Barnier fera le 6 décembre, après concertation avec ses collègues, une mise au point sur toutes les questions de propriété intellectuelle et de droit d’auteur. Le lendemain, j’organise un IP forum où Michel Barnier viendra expliquer comment les commissaires sont parvenus à un accord. Nous souffrons en effet de ces mésententes.

Jean Martin
Vous en souffrez ou vous en jouez ?

Marielle Gallo
Je ne joue pas : je crois aux sujets dont j’ai la charge et je souhaite les faire avancer. Je préférerais que les commissaires s’accordent. Ils seront tous invités, les uns après les autres, dans mon IP forum. J’essaie vraiment de les mettre d’accord.

Jean Martin
Quel est le point de vue des auteurs sur ces exceptions ?

Jean Claude Bologne
À titre personnel et au nom de la Société des Gens de Lettres, je n’opposerai jamais les auteurs entre eux. Nous sommes tout à fait conscients que leurs intérêts et des volontés divergent parfois. La seule chose que nous demandons, c’est qu’ils puissent décider eux-mêmes de ce qu’ils souhaitent. Pour ma part, je vis de mes droits d’auteur depuis vingt-cinq ans, je suis usager de la Bibliothèque nationale depuis trente ans et je suis lecteur depuis cinquante ans. Jusqu’à présent, je n’ai jamais senti d’incompatibilité entre ces trois qualités. Mais je sais que je suis traversé par des intérêts divergents. Par exemple, lorsque je tombe sur un pseudonyme, le chercheur que je suis a besoin de le lever pour pouvoir établir les sources. En tant que romancier, en revanche, j’utilise des pseudonymes et je ferai tout pour qu’ils ne soient pas levés. Je le répète, l’important est de laisser aux auteurs le choix de faire ce qu’ils veulent. Ce choix relève d’abord du droit exclusif et du droit moral, armes terribles, armes nucléaires qu’ils ont entre leurs mains. Car le droit de dire non au sujet de sa propre oeuvre revient à tuer son oeuvre. Prendre un train qui n’est pas le vôtre ou se jeter sous ses roues, ce n’est pas un vrai choix ! Pour nous, le droit exclusif n’est pas un droit d’exclusion mais le droit de décider à tout moment de ce que nous souhaitons que notre oeuvre devienne, de décider si nous voulons être rémunérés et de quelle manière, de décider si nous voulons que notre nom apparaisse ou non, si nous voulons que l’oeuvre soit triturée, déchiquetée, fragmentée, vendue par morceaux ou non, etc. Cela ne signifie nullement que les auteurs soient contre quoi que ce soit : ils veulent seulement pouvoir dire ce qu’ils souhaitent. Or, la plupart du temps, nous ne pouvons le faire au sujet des exceptions. Nous leur reconnaissons bien entendu un rôle social. Tout auteur a envie d’être lu en bibliothèque ou dans un cadre scolaire ou universitaire, c’est une évidence. Il n’en reste pas moins que l’on ne lui demande pas son avis. Il existe aujourd’hui une exception aux exceptions : le dispositif adopté après concertation sur la numérisation des livres indisponibles du XXe siècle. Dès lors que l’on laisse à l’auteur la possibilité d’entrer ou non dans le processus et de s’en retirer à tout moment, la perspective est tout autre que celle des exceptions au sens traditionnel du terme. Bien qu’étant les ayants droit ab initio, nous savons bien que, lorsque l’on parle d’ayants droit ou de droits d’auteur, c’est le plus souvent des droits d’auteur de l’éditeur qu’il s’agit. Le droit d’auteur s’apparente de plus en plus, dans le langage commun, au copyright. Il est vrai que les auteurs cèdent leurs droits à un éditeur qui les exerce pour leur compte. C’est ainsi que beaucoup d’éditeurs parlent de défense des droits d’auteur et que certains auteurs sont contre le droit d’auteur parce qu’ils s’imaginent que c’est un droit d’éditeur ! Récemment, j’ai eu la surprise de voir mon éditeur – Larousse, en l’occurrence – proposer un modèle d’encyclopédie collaborative où l’auteur est nommé « éditeur de contenu ». Imaginez le trouble d’un auteur ainsi promu pendant que son éditeur perçoit les droits d’auteur ! Du reste, le terme de « contenu », plusieurs fois utilisé autour de cette table, est inquiétant. L’originalité de l’oeuvre, en effet, a toujours été définie comme dépendant de la forme, c’est-à-dire de ce qui est personnel et ne se fragmente pas. Le « contenu », au contraire, a quelque chose de malléable et de fragmentable qui échappe à l’auteur. Bref, nous refusons que l’oeuvre soit considérée comme un simple contenu. Ma réflexion porte sur des mots, certes, mais pour nous les mots ont beaucoup d’importance. Lorsqu’ils perdent leurs contours, nous perdons du même coup nos prérogatives sur l’oeuvre.

Jean Martin
Votre intervention illustre remarquablement la richesse de notre tradition. On imagine le choc culturel que vous subissez lorsque les Anglo-Saxons parlent de « matériau » ! Quel est le point de vue du ministère de la culture sur cette cartographie mouvante et sur cette confrontation d’objectifs d’intérêt général, qu’il s’agisse des bibliothèques, des auteurs ou de l’économie du livre ?

Nicolas Georges
Avec un peu de provocation à mon tour, je vous répondrai en disant que les pouvoirs publics participent également à la politique sociale via le droit de prêt, dont le reversement se fait pour partie au bénéfice du régime social des auteurs. Le ministère de la culture est toujours un peu réticent face aux exceptions. Certaines d’entre elles ont fait l’objet de textes bien connus. La direction du livre et de la lecture n’est pas en charge de l’ensemble du droit d’auteur, mais nulle part je n’ai entendu dire que nous travaillions à de nouvelles exceptions. À multiplier les exceptions, c’est le droit d’auteur lui-même qui deviendrait l’exception ! En revanche, il est possible de revenir sur certaines des exceptions établies dans un cadre aussi complexe, aussi conflictuel et aussi peu stable que celui de la loi DADVSI de 2006, qui a abouti à des rédactions difficilement compréhensibles par ceux-là mêmes qui doivent la mettre en oeuvre. Différents chantiers sont en cours ou vont s’ouvrir. Je ne peux apporter plus de précisions sur celui qu’a annoncé la ministre concernant l’exception pédagogique. Au niveau international, l’OMPI se penche sur l’approfondissement de plusieurs exceptions, telles l’exception handicap, qui fonctionne plutôt bien en France, et l’exception bibliothèques, traduite dans la loi DADVSI et peu opérationnelle aujourd’hui. Nous souhaitons que ces réexamens se fassent autant que possible dans le cadre d’un dialogue. L’usage de l’ultima ratio regis serait, une fois de plus, un constat d’échec. Nous voulons rassembler les partenaires afin que les volontés se rencontrent dans des solutions négociées. C’est ce que nous avons fait à l’occasion de la loi sur les livres indisponibles. Je crois notamment que ce modèle peut être efficace pour la question des bibliothèques. Certes, le dossier n’est pas moins complexe que celui qui est en cours de discussion entre auteurs et éditeurs. Il n’a abouti dans aucun des pays où il a été ouvert. Aux États-Unis, des tensions se font jour : les bibliothèques commencent à prendre à partie leurs lecteurs en leur demandant instamment dans quel camp ils se situent et en menaçant de demander une intervention au législateur. J’espère que nous n’en arriverons pas à cette extrémité. Une réunion générale a eu lieu en juin au ministère de la culture. Nous avons clairement indiqué que nous n’étions pas favorables à une solution normative, d’autant que cela relève davantage du ressort communautaire. Encore faut-il que les bibliothèques aient la capacité technique et financière de mettre à disposition les oeuvres sous forme numérique. Dominique Lahary a souligné à juste titre que le modèle des bibliothèques universitaires n’était pas soutenable à long terme pour les collectivités publiques. J’espère donc que nous saurons faire preuve de la même inventivité que par le passé.

Jean Martin
Quel est votre point de vue sur la médiation communautaire relative à la rémunération pour copie privée ?

Nicolas Georges
C’est un sujet que je ne maîtrise pas assez pour me prononcer.

Jean Martin
Nous sommes au coeur du sujet de la réévaluation du droit d’auteur face aux nouvelles pratiques, aux nouvelles possibilités techniques et aux nouveaux modèles économiques qui restent à construire. Au cours des derniers mois, deux événements importants se sont produits. D’abord la loi du 1er mars 2012 sur les livres indisponibles, qui permet l’adoption de nouvelles pratiques. Peut-être s’agit-il, comme l’a suggéré Jean Claude Bologne, d’un nouveau type d’exception pour laquelle on demanderait au titulaire des droits de se prononcer avant de la mettre en oeuvre.

Jean Claude Bologne
C’est en effet le point fondamental qui a déterminé la Société des Gens de Lettres à s’associer à la discussion de la proposition de loi. L’auteur ne peut interdire l’application des exceptions traditionnelles à ses ouvrages : il ne peut s’opposer, fort heureusement, à une courte citation ou à la présence de son livre en bibliothèque. Mais en l’espèce, il peut interdire la numérisation avant que celle-ci ne soit effectuée et il peut ensuite sortir du dispositif à tout moment. C’est un modèle nouveau dans la législation française. Il laisse suffisamment de liberté à l’auteur pour que nous ne nous sentions pas piégés par le système. Comme les autres exceptions, le processus ouvre droit à rémunération pour l’auteur, mais c’est ici une société de gestion collective qui répartira les revenus de façon juste et équitable. Au moins 50 % des sommes perçues reviendront à l’auteur. La numérisation, dans ce cadre, pouvait se révéler difficile voire impossible, puisqu’une grande partie de ces oeuvres indisponibles sont aussi orphelines. La possibilité offerte nous semble être une des plus justes. Je le disais tout à l’heure, le droit moral est une bombe atomique entre les mains de l’auteur, c’est-à-dire une arme ni offensive ni défensive mais une arme qu’on n’utilise jamais. Le droit de divulgation suppose une autorisation préalable à tout changement de support. Si on le prend au pied de la lettre, cela signifie que tous les livres, y compris ceux du domaine public, ne pourraient être diffusés sur l’Internet sans cette autorisation. Nous priverons-nous de republier Voltaire, Rousseau ou Montaigne sous ce prétexte ? Il faut un assouplissement, non pas du droit d’auteur, mais de l’interprétation que l’on peut en faire. Si nous décidons, au nom du droit de divulgation, de bloquer l’Internet, le droit d’auteur risque de devenir si rigide qu’il cassera. C’est sans doute une leçon de cette loi parfois contestée par les auteurs eux-mêmes : si l’autorisation préalable est exigée dans tous les cas, y compris lorsqu’elle ne peut être obtenue, le droit d’auteur cassera totalement en l’espace d’un an. L’assouplissement permettra une adaptation au numérique, qui a d’autres modes de fonctionnement que le papier. En 1957, au moment où l’on a édicté l’autorisation préalable, on pensait aux supports existants : le livre, la revue, etc. On ne pouvait prévoir l’explosion numérique et la nécessité, si l’on fait une interprétation littérale de l’article, de demander l’autorisation de centaines de millions d’auteurs.

Jean Martin
Quel est le point de vue des éditeurs à ce sujet ?

Sylvie Marcé
Il rejoint celui de Jean Claude Bologne. Le dispositif est très novateur. Il s’agissait de rendre disponible un énorme corpus estimé à 500 000 oeuvres, encore sous droit d’auteur mais plus accessibles sous forme papier, à un moment où de gros acteurs – américains notamment – préemptaient leur réexploitation sous format numérique. La solution qui s’est imposée a été de mettre en place un mécanisme respectant le droit d’auteur. Tout au long de ce processus qui a duré plus de deux ans, auteurs comme éditeurs ont été animés par le désir de respecter le droit d’auteur tout en inventant quelque chose de nouveau. D’autres pays européens considèrent que nous avons accompli une réelle avancée pour traiter ce sujet complexe. Le droit d’auteur est respecté puisque l’auteur peut refuser dès le départ que ses droits soient transférés à une société de gestion. De notre point de vue, il ne s’agit pas d’une exception, mais d’une forme nouvelle d’exercice du droit d’auteur. Dans les six mois qui suivent la publication d’une oeuvre qualifiée d’indisponible sur une base de données accessible au public, l’auteur pourra se retirer dès lors qu’il reconnaît une de ses oeuvres et qu’il ne souhaite pas entrer dans le dispositif. S’il ne le fait pas, les droits sont transférés à une société de gestion collective. On rend ainsi possible la mise à disposition des oeuvres sans qu’une interprétation restrictive contraigne de rechercher un par un les auteurs ou leurs ayants droit, ce qui est économiquement inenvisageable. Maintenant qu’auteurs et éditeurs se sont mis d’accord sur un mécanisme pertinent de gestion des droits, nous entrons dans une phase de mise en oeuvre qui se traduira par des rémunérations proportionnelles aux ventes effectuées sur ces ouvrages. On retrouve le schéma traditionnel du calcul du droit d’auteur en fonction des ventes, ainsi que les circuits classiques de distribution. Nous nous sommes efforcés de respecter la chaîne du livre dans tous ses maillons tout en rendant possible une grande initiative patrimoniale gérée par des acteurs français.

Jean Martin
Nous étions dans un cas typique de paupérisation de la culture. Ces oeuvres n’étaient pas accessibles alors que les moyens techniques le permettaient. Quel préjudice pour la société, et quelle intelligence commune pour trouver une solution ! On a respecté les principes fondamentaux du droit d’auteur en aménageant les modalités de sa mise en oeuvre. Cet exemple remarquable montre que l’on n’est pas obligé d’y aller au bazooka, à la Grosse Bertha ou au bulldozer pour faire avancer l’accès à la culture. Il faut saluer l’action du ministère de la culture et la volonté commune de toutes les parties, Parlement inclus, pour élaborer cette solution. Venons-en à un autre sujet essentiel, puisque nous essayons, par petites touches, de réfléchir à la façon dont le droit s’est formé et se forme pour le construire mieux encore demain. Que penser de la mise en exergue des « droits voisins » ? La presse explique, sans doute sous l’influence de l’Allemagne, que la difficulté à appréhender tous les intervenants et toutes les pratiques dans le nouveau monde numérique appelle des systèmes de gestion simplifiés. Dans cette vision, les droits ne correspondraient plus tout à fait au droit d’auteur, dont la mécanique même ne peut suivre ces pratiques. C’est ainsi que l’association de la presse d’information politique et générale défend une proposition de loi relative aux droits voisins pour les organismes de presse, afin de faire face aux méthodes de référencement des moteurs de recherche et à d’autres pratiques d’acteurs de l’Internet. Ces droits voisins défendus par la presse ont-ils un sens pour le livre ? Depuis des années, on se demande si l’éditeur ne pourrait en bénéficier pour appréhender plus aisément certaines situations économiques ou techniques.

Marielle Gallo
Les modèles économiques sont très différents. Je ne pense pas qu’il y ait lieu de créer un droit voisin pour les éditeurs représentés ici. En revanche, il est certain que les journalistes sont spoliés de leurs contenus par Google et d’autres sociétés. C’est pourquoi ils recherchent un système de rémunération, pas tout à fait identique, du reste, à celui qu’envisagent les Allemands. La proposition de loi qu’ils soutiennent vise à la création d’un droit voisin, la répartition de la rémunération étant ensuite assurée par des sociétés de gestion collective. C’est le dernier projet dont j’ai eu connaissance. J’ignore quel est son cheminement au ministère de la culture, même si on m’a dit qu’il y a reçu un très bon accueil.

Nicolas Georges
La ministre s’est prononcée assez favorablement.

Marielle Gallo
Mais Google a très mal réagi et menace de ne plus référencer la presse française.

Nicolas Georges
D’autres se chargeront de le faire à sa place. Une question semblable s’est d’ailleurs posée avec le projet Google Books, qui a amené la profession à mener une attaque directe et à interdire la tentative de créer un droit voisin.

Marielle Gallo
À cet égard, les Européens sont très mal informés de ce que les Américains appellent le fair use. Ils croient que tout est permis aux États-Unis, ce qui est totalement faux. Des représentants de Google me disaient la semaine dernière que les deux protocoles d’accords proposés par cette société dans le cadre du fameux procès Google Books avaient été refusés. Le juge Chin campe sur ses positions et aucune solution n’a encore été trouvée à l’action intentée par la Guilde des auteurs.

Nicolas Georges
L’action sera jugée au fond puisque l’accord a été rejeté. Il sera intéressant, d’un point de vue jurisprudentiel, de savoir si le dispositif de Google relevait ou non du fair use.

Jean Claude Bologne
Je me réjouis de cet engagement très ferme sur l’absence de contamination de la presse au livre en matière de droits voisins. Mme Gallo a bien expliqué que les journalistes se sentent spoliés, mais seuls les éditeurs de presse toucheraient un droit voisin. Si ce modèle devait s’étendre au livre, ce serait dramatique pour nous. Nous nous sommes toujours opposés au projet de création d’une sorte de droit voisin qui correspondrait à la maquette, au travail éditorial, etc. Il ne doit y avoir que du droit d’auteur dans le monde du livre. Depuis deux jours, nous entendons des analyses selon lesquelles le « contenu » serait de plus en plus secondaire par rapport au travail réalisé autour du texte : référencement, accessibilité, etc. Si ces activités constituaient un droit voisin, cela aurait des conséquences graves pour les auteurs. Mais la réponse très nette du SNE, du Parlement européen et du ministère de la Culture est de nature à nous rassurer.

Jean Martin
Dernier sujet : le piratage. Quelles sont les pratiques pour le livre numérique ? Y appose-t-on des DRM ? Les bibliothèques, a indiqué Dominique Lahary, mettent en place des outils pour délimiter les usages.

Dominique Lahary
Ce sont nos fournisseurs qui le font. Les deux techniques, je l’ai dit, sont le streaming et le téléchargement. Seuls quelques fournisseurs acceptent le téléchargement sans DRM. D’autres, au contraire, reconstituent la rareté propre au monde physique, notamment par des DRM rendant les fichiers téléchargés « chronodégradables », au bout de trois semaines par exemple. Mais cette pratique est mal perçue par le public. Je doute que ce soit une solution d’avenir.

Jean Martin
Pourtant, le public savait qu’il devait restituer l’ouvrage papier quelques semaines après l’avoir emprunté.

Dominique Lahary
Certes, mais on passe d’un monde à l’autre. Les usages sont différents et nous constatons que ce dispositif fonctionne mal.

Jean Martin
Les producteurs de phonographes ont renoncé à ces protections tandis que l’audiovisuel les maintient. Pour l’auteur, peuvent-elles constituer un outil permettant de maîtriser l’exercice du droit exclusif ?

Jean Claude Bologne
Encore une fois, l’auteur a la maîtrise initiale. Il peut très bien mettre un manuscrit dans un tiroir : c’est son droit le plus strict. Dès qu’il le sort du tiroir et le confie à un éditeur, c’est pour être lu. Cela recouvre un champ très large : être lu pour être rémunéré, parce que c’est aussi un métier ; être lu parce que c’est une nécessité pour un chercheur universitaire et que cela fait partie de son plan de carrière, etc. Être lu, dans tous les cas, c’est être lu le plus largement possible. Il arrive que des auteurs s’enorgueillissent du vol de leur livre dans une librairie. C’est la preuve, selon eux, que le désir du lecteur est tel qu’il le pousse à braver la loi. Le problème du piratage, c’est que le vol de livres se fait tout à coup à grande échelle. La question n’est pas, en soi, celle des DRM. Il est tellement merveilleux qu’un livre circule que ma première réaction, si on me propose d’y ajouter des verrous, sera de refuser. Mais dès lors qu’un livre peut se multiplier comme des petits pains et nourrir une planète entière, on passe à un autre modèle économique. Les auteurs sont divisés sur la question des DRM. Certains y sont farouchement opposés, d’autres y sont très favorables. Même si, en réalité, la notion de DRM regroupe quantité d’usages différents, nous allons une fois de plus être pris entre notre désir d’être lus et la nécessité de protéger un marché important pour nous. Jean Martin Les éditeurs mettent-ils des DRM sur les livres vendus en ligne ? Sylvie Marcé Il y a plusieurs possibilités. Faisons une comparaison : dans certains pays, l’utilisateur ne passe pas un tourniquet lorsqu’il prend le métro. Ce n’est pas gratuit, mais on fait confiance au voyageur sur le fait qu’il a payé son ticket. C’est le cas dans le nouveau métro d’Athènes. Si l’on place des DRM, c’est pour protéger le droit d’auteur et la création intellectuelle, qui a de la valeur. Il a existé un système de watermarking qui permettait de noter, dans le fichier PDF téléchargé, le numéro de la machine ou le nom de la personne qui l’avait chargé. Pouvoir effectuer des contrôles sur la diffusion et la dispersion des oeuvres nous paraît constitutif de notre travail d’éditeur. C’est pourquoi la plupart d’entre nous mettent des DRM. Je rêve néanmoins d’un monde où l’on aurait éduqué nos enfants à la valeur des créations de l’esprit. Nous avons appris, quand nous étions petits, à ne pas voler dans un magasin. Pourquoi n’apprendrait-on pas que l’on n’utilise pas et que l’on ne met pas à disposition une oeuvre qui ne nous appartient pas ? Si les auteurs nous cèdent des droits, ce n’est pas pour que nous les dispersions : nous devons revenir vers eux et leur montrer que nous avons exploité l’oeuvre dans le respect de leurs droits et du contrat que nous avons passé avec eux.

Jean Martin
C’est en effet un de vos engagements. En matière musicale, l’exploitant ne peut prendre de mesures techniques de protection sans l’accord de l’artiste-interprète.

Jean Claude Bologne
Cela ne figure pas toujours dans les contrats d’édition. Jean Martin Il faudra vérifier si une telle obligation existe en matière d’édition.

Nicolas Georges
Ce sujet piégé doit être laissé, je crois, à la discussion des parties. Je formulerai simplement quelques remarques. Alors que l’économie marchande est fondée sur la rareté, il existe un autre modèle, celui de l’économie des biens publics. On pourrait concevoir que les oeuvres numériques soient considérées, du point de vue économique, comme des biens publics. Mais l’économie de la production de ces biens est assez différente et il faut trouver d’autres modèles de rémunération du producteur. On l’a vu en matière audiovisuelle jusqu’à l’invention de la télévision à péage par la publicité. Dans le cas qui nous intéresse, je ne vois pas d’autre solution que l’impôt. En l’état actuel des choses, la suggestion a peu de chances de prospérer ! Je pense donc que l’économie de la rareté garde un avenir, notamment dans le modèle de diffusion par les services publics des bibliothèques. Je n’ai pas d’opinion sur la nécessité ou non des DRM. Sans doute le marché décidera-t-il, comme il l’a fait pour la musique. Je constate seulement qu’un auteur comme J.K. Rowling, qui s’exprime rarement mais qui a dit à plusieurs reprises que le piratage était un problème pour elle, a malgré tout pris le parti de diffuser ses livres sans DRM. On a pu lire dans la presse américaine des réactions de grands groupes qui laissent à penser que les pratiques pourraient se modifier. La question du piratage renvoie aussi à celle du coût de l’accès aux oeuvres. On dit souvent que proposer des ouvrages à bas coût permettrait d’éviter le piratage. Tel est le modèle d’Amazon – pourtant, il n’est pas besoin de s’appeler Jeff Bezos pour comprendre que les gens préfèrent payer moins cher ! Lorsque l’on examine le marché américain, beaucoup plus développé que le nôtre, on constate que le prix de vente moyen des livres numériques du « top 25 » depuis plusieurs mois est un peu supérieur au prix « magique » de 9,99 dollars : il avoisine 11 dollars, ce qui n’est ni très cher ni très bon marché. On remarque aussi qu’il n’y a pour ainsi dire pas d’auteurs autopubliés ou d’auteurs publiés par Amazon dans ce classement. Et certains livres sont vendus à 20, 25, voire 30 dollars. La série complète des Fifty Shades of Grey, proposée dans son format numérique à 30 dollars par l’éditeur Random House, a figuré en tête des ventes pendant plusieurs semaines. On le voit, le public est prêt à acquitter un prix qui n’est pas misérable pour accéder aux oeuvres dont il a envie. La relation mécanique que l’on établit entre niveau de prix et niveau de piratage doit être relativisée. Enfin, nous devons nous préparer à un phénomène qui pourrait apparaître dans un avenir proche : la revente de livres numériques sur le marché de l’occasion. Nous en avions discuté lors de la préparation de la loi sur le prix unique du livre numérique car nous craignions de voir se développer un second marché sur le marketplace des grands opérateurs numériques pour vendre à des prix bradés et contourner le prix unique. Un livre numérique de seconde main, en effet, ne présente aucune différence avec le livre de première main. Nous avions alors répondu prudemment en nous abritant derrière le droit d’auteur classique : le revendeur sur le marché de l’occasion outrepasse la licence d’utilisation de l’éditeur ou du diffuseur d’origine. Nous devrions cependant faire de cette problématique une priorité, car elle peut aboutir, même si c’est dans un sens un peu différent, à des phénomènes massifs de piratage.

Jean Martin
Le sujet est éclairé par un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 3 juillet 2012, excellemment commenté par Audrey Lefèvre dans la revue Droit de l’immatériel. Nous l’aborderons dans le cadre de la commission « Informatique en nuage » : la vente par téléchargement provoque-t-elle un épuisement du droit ? Un livre numérique d’occasion, contrairement au papier, ne présente aucune dégradation. Pour en revenir aux DRM, on entend parfois le raisonnement suivant : puisque je ne copie pas, pourquoi payer une rémunération pour copie privée sur mes différents terminaux ? Les titulaires de droits n’ont qu’à mettre en place des mesures de protection pour empêcher la copie. S’ils ne le font pas, pourquoi payer ? Ce discours va très loin. Je reviens du congrès de l’ALAI qui s’est tenu il y a quelques jours à Kyoto. Le ministère japonais de la culture m’a fait part de difficultés en la matière. La rémunération pour copie privée n’existe au Japon que pour l’audiovisuel. Or la société Toshiba refuse de payer cette contribution sur le matériel qu’elle vend, arguant que les auteurs, producteurs et diffuseurs n’ont qu’à protéger leur propriété intellectuelle en plaçant des DRM. Si l’on vole ma voiture dont j’avais laissé la portière ouverte, mon assureur ne me couvre pas. Par analogie, ne risque-t-on pas d’assister à un phénomène montant en matière de propriété intellectuelle et artistique pour contester la légitimité de la rémunération pour copie privée ? C’était, du reste, la position de la Commission européenne à propos du cloud computing : à ses yeux, le droit exclusif peut s’exercer pleinement avec les MTP, la copie privée représentant un résidu négligeable. Il y a là un enjeu de société. Pourquoi les titulaires de droits, voulant protéger leur patrimoine et proclamant leur volonté d’en maîtriser les exploitations, ne mettent-ils pas en place les outils nécessaires ? Ce n’est pas seulement un discours de pirates, c’est aussi un discours de redevables de différentes formes de rémunération. En matière de lutte contre le piratage, Sylvie Marcé a insisté sur l’éducation, le respect et la mémoire collective d’une certaine culture. Qu’en pense-t-on au Parlement européen ?

Marielle Gallo
Le piratage peut être considéré au départ comme quelque chose de magnifique : il repose sur un idéal humaniste selon lequel la culture est un bien qui appartient à tout le monde et dont le partage, en rendant tout le monde très intelligent, nous conduira au meilleur des mondes. Cette idéologie de ce que les Américains, soit dit en passant, appellent le « vol numérique » se politise avec l’élection au Parlement européen, en 2009, de deux députés du parti pirate suédois. Personnellement, j’entretiens d’excellentes relations avec ces deux collègues puisqu’ils ont le plus grand intérêt pour mon activité ! Nous parlons beaucoup et nous nous affrontons sur toutes les questions du numérique. Concernant un thème qui jouxte la propriété intellectuelle, celui de la protection des données personnelles, je les retrouve également en face de moi. Je comprends leur démarche : il s’agit de s’approprier l’oeuvre, mais aussi de la modifier, de la transformer, de la remettre en ligne. Car, grâce à l’Internet, non seulement tout le monde est intelligent mais tout le monde est chanteur, écrivain, journaliste, etc. Quand est survenue la catastrophe du secteur de la musique et que les chiffres ont montré un préjudice économique énorme et des pertes d’emplois considérables, le Parlement européen a pris conscience de la nécessité d’endiguer le fléau du piratage. Il existe deux voies pour y parvenir. D’abord l’éducation et la pédagogie, sachant, hélas, que mes nouveaux collègues pirates ont fait des émules. La formule de l’accès gratuit à tout pour tous est facile à vendre. Il est plus difficile de faire valoir que cela se fait au mépris du droit d’auteur. Plus généralement, rappelons-nous qu’il était possible à tous, il y a trente ou quarante ans, de prendre le volant en état d’ébriété et sans mettre de ceinture de sécurité. Il aura fallu une réglementation, une prise de conscience et une forme de contrôle de soi pour parvenir à un résultat positif. Bref, la démarche pédagogique prendra certainement plusieurs années. Ensuite le développement de l’offre légale. Les études montrent que plus celle-ci est vaste, diversifiée, accessible y compris en termes de prix, moins le piratage sévit. Il y aura toujours des idéologues du Net, mais on aura réduit le nombre des « pirates par défaut », c’est-à-dire ceux qui considèrent qu’ils ont le droit de pirater parce qu’ils n’arrivent pas à se procurer ce qu’ils souhaitent. À ceux qui continuent de soutenir cet argument en matière de musique, je rétorque qu’il suffit qu’il y ait 14 millions de titres disponibles pour qu’ils en veuillent un autre !

Jean Martin
Nous en venons aux questions du public.

Michèle Lévy-Bram, traductrice
En tant que traducteurs, nous sommes également des auteurs. Pour nous, l’exploitation papier représente les droits principaux. Tous les autres droits – théâtre, adaptation cinématographique, format numérique – font l’objet d’un avenant aux anciens contrats. Les droits numériques y sont définis comme droits dérivés. Est-ce vrai ? Car si tel est le cas, ils sont séparés de l’exploitation principale et l’on ne peut nous imposer d’attendre l’amortissement de l’à-valoir après le passage au numérique. J’ai l’impression qu’il y a une arnaque !

Jean Claude Bologne
La question a été largement débattue lors de discussions entre SNE et CPE. Certains contrats présentent les droits numériques comme des droits premiers, d’autres comme des droits dérivés. S’il s’agit de droits dérivés, l’habitude est de partager à 50-50 les recettes nettes de l’éditeur. S’il s’agit de droits premiers, la rémunération est un pourcentage sur le prix de vente. La question n’a pas été tranchée mais la tendance est plutôt d’en faire des droits premiers dans la mesure où ils sont exercés par l’éditeur. Toujours est-il que je ne vois pas pourquoi on ferait une différence entre auteur et traducteur sur ce point. Le code de la propriété intellectuelle définit le traducteur comme « auteur de traductions ».

Michèle Lévy-Bram
L’éditeur me presse de signer cet avenant. Le livre faisant l’objet d’une adaptation cinéma, il pense pouvoir l’exploiter de nouveau au moment de la sortie du film.

Jean Claude Bologne
Je vous invite à prendre contact avec le service juridique de la SGDL.

Emmanuel Émile-Zola Place
Les clauses que vous mentionnez concernent sans doute un contrat ancien.

Michèle Lévy-Bram
Oui, il est de 1995.

Emmanuel Émile-Zola Place
Le numérique était alors envisagé dans le cadre d’une exploitation multimédias – cédéroms, encyclopédies – où, par hypothèse, il y a adaptation, c’est-à-dire insertion de l’oeuvre dans un environnement nouveau composé d’images, de films ou autres. À l’instar de l’adaptation audiovisuelle, il y a une mutation de l’oeuvre. Concernant le livre numérique, la logique n’est pas la même : c’est toujours l’oeuvre écrite qui est exploitée, moyennant seulement un changement de support. De la même façon, le disque compact nous a fait passer dans les années 1980 de l’analogique au numérique.

Geoffroy Pelletier
Au-delà de la question de savoir si c’est un éditeur tiers qui exploite le numérique, peut-être vaut-il mieux bénéficier de 20 % sur le prix public que de 50 % partagés sur les recettes nettes de l’éditeur. L’important, cependant, est que les droits dont dispose l’éditeur soient considérés comme des droits premiers car ils impliquent une obligation de résultat – obligation de publier en numérique et de mener une exploitation permanente et suivie – qui n’existe pas en matière de droits dérivés. Je retiens aussi une formule de Marielle Gallo dont je me resservirai si elle en est d’accord : « Le tout gratuit, c’est facile à vendre ! »

Jean Martin
Merci, madame Lévy-Bram, d’avoir illustré ainsi la problématique du renouvellement du modèle économico-juridique du contrat d’édition à travers le numérique.

Pierre Lemaitre, écrivain, administrateur de la SGDL
Selon Sylvie Marcé, lorsqu’un auteur confie à un éditeur les droits numériques d’une de ses oeuvres, l’éditeur lui doit défense et protection. Or nous venons de fêter le troisième anniversaire d’un site bien connu de piratage officiel qui publie actuellement 1 200 livres. On y trouve le dernier prix Goncourt, la quasi-totalité du catalogue d’Albin Michel, etc. Les auteurs ne cessent de demander aux éditeurs comment ils comptent intervenir face à un phénomène d’apparence aussi officielle. J’ajoute que les usagers qui y cueillent gratuitement des ouvrages piratés peuvent rémunérer le site via Paypal afin qu’il en pirate davantage. Il est vrai que pirater entraîne des frais ! Un de mes livres ayant eu la gloire d’être aspiré par ce site, j’ai interrogé mon éditeur. Lequel m’a adressé en retour un regard navré, voire coupable. Quelle est la position des éditeurs face à un mouvement qui a l’air de recueillir le consensus ? Il s’agit, pour ne pas le nommer, le numéro un de l’ebook gratuit sur le Net, Team Alexandriz. Je me suis permis, à l’occasion de l’ouverture du salon du livre, d’écrire dans Libération une tribune où je me demandais si la mollesse des éditeurs n’était pas, dans une certaine mesure, une manière d’encourager le piratage.

Jean Martin
Les éditeurs sont-ils mous ?

Sylvie Marcé
Les éditeurs ont connaissance de ces agissements et je crois savoir que le site en question a été attaqué par le Syndicat national de l’édition et par sept éditeurs.

Pierre Lemaitre
Avec quel succès ?

Sylvie Marcé
On ne le sait pas encore. J’aimerais toutefois qu’on ne parle pas des « Éditeurs » avec une majuscule comme si c’était le grand méchant loup. Les quelque 3 500 éditeurs français sont très divers. Beaucoup des plus importants et structurés ont mis en place des contrats pour suivre tous ces sites de piratage. Il existe une véritable volonté individuelle et politique de combattre ces phénomènes, même si l’on ne peut préjuger du succès des actions engagées. Quant aux PME, je puis vous assurer qu’elles ne disposent pas toujours des moyens humains pour traquer tous les sites. Quand nous sommes informés, nous essayons d’agir et nous arrivons souvent à faire retirer l’oeuvre. Plus globalement, le SNE réfléchit à des solutions pour aider les éditeurs à trouver le bon intermédiaire en matière de lutte contre le piratage. Nous sommes dans le même bateau et nous avons une responsabilité vis-à-vis des auteurs, donc nous prenons la question au sérieux. Mais il serait illusoire d’affirmer que l’on peut résoudre ces problèmes maison d’édition par maison d’édition.

Jean Martin
Les auteurs ont également des droits en la matière. Si un auteur estime qu’il doit agir, il peut le faire. Quant aux sociétés de gestion collective, elles sont spécifiquement créées pour contrôler et, si besoin est, pour pourchasser les actes de piratage. Le SNE a déjà fait preuve de beaucoup de vigueur dans des actions contentieuses menées dans l’intérêt des éditeurs et des auteurs. Notre débat aura été franc et honnête. Nous avons essayé d’approfondir le plus possible les processus d’élaboration du droit, car nous avons bien affaire à un droit en reconstruction voire, dans certains cas, en construction. Les modèles technologiques se renouvelant, il est nécessaire de renouveler les modèles économiques et juridiques. Pour les humanistes que nous sommes, la question essentielle est la préservation de principes fondamentaux sur lesquels notre culture, nos relations sociales et, partant, nos relations économiques et juridiques sont fondées : le respect et la collaboration des uns et des autres, ou, quand cela est nécessaire, leur confrontation. J’insiste sur l’exemple que constitue la réflexion sur les livres indisponibles. Ce modèle destiné à répondre à une problématique typique du numérique et de l’accès à la culture n’aurait pu voir le jour s’il n’avait été inventé d’un commun accord et dans le souci de l’intérêt général.