C’est avec une réelle émotion que je prends la parole au sein de cette maison, celle du droit d’auteur, que mon arrière-arrière-grand-père Émile Zola eut l’honneur de présider à plusieurs reprises, notamment en 1891, année de la reconnaissance d’utilité publique de votre Société.
À cette époque, les romans populaires commençaient à se diffuser en feuilleton, les États venaient de signer la Convention de Berne et l’actualité du droit d’auteur se résumait à des questions finalement assez simples : celle du droit des traducteurs, de la durée du monopole et de la protection internationale.
Le droit d’auteur doit-il et peut-il s’adapter au nouvel environnement numérique pour éviter le piratage et la multiplication des exceptions ?
Le sujet est large car le droit d’auteur ne se réduit pas au seul livre et le livre ne pourra relever les défis de l’Internet sans se nourrir de l’expérience d’autres secteurs : la presse, la musique, l’audiovisuel. De tous ces secteurs, c’est l’écrit qui a le plus tôt utilisé l’outil numérique. Dès le début des années 1980, la chaîne de fabrication du livre, du manuscrit à l’impression, est entièrement numérique. Les acteurs du livre se sont sans doute préparés depuis plus longtemps au numérique – je pense notamment à Gallica lancé dès 1997 et à Numilog en lancé en 2000. Le livre numérique va se développer et révolutionner la lecture, c’est une certitude. Mais cette révolution se fera plus lentement que dans les domaines de la musique et de l’audiovisuel. À titre indicatif, la part du numérique dans le marché de la musique enregistrée représentait 30 % au premier semestre 2012 alors qu’elle représente XX % du marché du livre. La révolution numérique est double. Envisagé comme outil de création, le numérique a transformé la nature des oeuvres, généré de nouvelles manières de créer, engendré de nouveaux types d’oeuvres : jeux vidéo et oeuvres multimédias, qui sont des objets non clairement qualifiés par le droit, logiciels, films d’animation, musique électro et, évidemment, livre numérique. Envisagé comme outil de communication, il a permis la dématérialisation des supports, bouleversé les modes d’exploitation et de mise à disposition, et finalement transformé le rapport que nous entretenons avec la création. La révolution numérique est appréhendée, depuis le milieu des années 1990, par le droit d’auteur. Le 20 décembre 1996, deux conventions internationales sont conclues sous l’égide de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Les États signataires reconnaissent « la nécessité de maintenir un équilibre entre les droits des auteurs et l’intérêt public général, notamment en matière d’enseignement, de recherche et d’accès à l’information ». Ils reconnaissent aussi « que l’évolution et la convergence des techniques de l’information et de la communication ont une incidence considérable sur la création et l’utilisation des oeuvres littéraires et artistiques ». Ils conviennent enfin d’intégrer dans leur législation le droit de communication et de mise à disposition du public des oeuvres, interprétations et phonogrammes « par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit de manière individualisée ». C’est l’acte de naissance internationale du droit exclusif de communication en ligne.
La question de l’adaptation du droit d’auteur au numérique et à Internet n’est pas nouvelle. Mais en vingt ans, incontestablement, la technologie numérique et la « société de l’information » ont considérablement évolué. L’intitulé même de votre table ronde évoque le « nouvel environnement numérique ». La multiplication des connexions et l’augmentation exponentielle du débit tout au long des années 2000 ont largement contribué à ce renouvellement, auquel il faut ajouter la multiplication des modes de mise à disposition des oeuvres et l’essor des réseaux sociaux à partir de 2007. Après une organisation verticale où les contenus étaient mis en ligne par les seuls éditeurs de sites, l’Internet est devenu « participatif ». Les utilisateurs mettent désormais directement du contenu en ligne sans pour autant assumer de responsabilité éditoriale : c’est le « web 2.0 ». Le droit d’auteur peut-il ou doit-il s’adapter à ce nouvel environnement numérique ? La question peut être posée de manière plus provocatrice : le droit d’auteur, qui est né du livre, se dissoudra-t-il dans le livre numérique ? Permettez-moi un bref retour à l’histoire qui éclairera les enjeux d’aujourd’hui. L’idée qu’un droit de propriété puisse s’attacher à une création de l’esprit est née avec l’imprimerie.
On retrouve bien dans l’Antiquité les traces d’une conscience propriétaire de l’auteur, mais ce n’est que lorsque l’industrie fit irruption dans l’univers de la création que les hommes comprirent les utilités qu’ils pourraient tirer de la multiplication des supports de reproduction pour la diffusion du savoir et des idées naturellement, mais également pour l’économie de la création. Non réductible à son seul support, c’est-à-dire au manuscrit, l’oeuvre de l’esprit allait pouvoir connaître une existence autonome. L’imprimerie, en révélant cette immatérialité et cette ubiquité, a permis l’émergence d’un droit nouveau, donc d’une nouvelle valeur, dont les auteurs n’ont d’ailleurs pas été les premiers bénéficiaires. Véritables monopoles d’exploitation temporaire, les privilèges d’édition furent d’abord attribués ouvrage par ouvrage aux seuls imprimeurslibraires constitués en corporation. Il fallait éviter que la concurrence ne tue une industrie naissante impliquant des investissements financiers importants. Il fallait également que le pouvoir puisse contrôler la dissémination des idées. Puis, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, des privilèges généraux furent accordés aux auteurs, d’abord ponctuellement, puis plus largement, au point que se développèrent des mécanismes de rémunération proportionnelle confirmant l’émergence d’un véritable droit de propriété littéraire. Que faut-il retenir de ce détour ? Que l’émergence du droit d’auteur et sa valorisation n’ont été possibles que par la multiplication des supports, même si au commencement le privilège protégeait moins l’auteur que l’exploitant, moins l’oeuvre que le support. Que, sans les imprimeurs-libraires qui ont assumé le risque industriel et financier, cette création de valeur n’aurait jamais été possible. Les batailles suivantes ont eu pour but de reconnaître un droit moral à l’auteur, d’allonger la durée protection des droits, d’étendre le périmètre de la propriété littéraire et artistique en reconnaissant des droits voisins du droit d’auteur aux artistes-interprètes et aux producteurs, d’imaginer des mécanismes conciliant l’exclusivité du droit et la diffusion toujours plus large des oeuvres. Étendre la diffusion des oeuvres, sécuriser leur utilisation, contrôler leur exploitation en n’admettant que celle qui a été autorisée et rémunérée : toutes les évolutions technologiques depuis Gutenberg ont généré des tensions qui s’expliquent par ces volontés paradoxales. Pour cette raison, la gestion collective s’est rapidement développée car l’intensification et la multiplication des modes d’exploitation ont très vite empêché les ayants droit d’assumer seuls la gestion de leurs droits.
Après l’imprimerie, l’invention du phonogramme, du cinéma et de la radio a permis la naissance de nouveaux droits : droits d’exécution publique gérés par la SACEM (création 1851) et la SACD (création 1777-1828), droits de reproduction mécanique gérés depuis 1935 par la SDRM. Depuis lors, chaque révolution technologique a été l’occasion d’une évolution du droit. Dans les années 1970, l’apparition des bandes vierges d’enregistrement est à l’origine de la rémunération pour copie privée (loi du 3 juillet 1985), qui s’est étendue à l’écrit, à l’image et aux supports numériques en 2001. Dans les années 1980, on assiste à l’essor du CD puis des fichiers numériques dans les années 1990 et des multiples formes de mise à disposition que permet l’Internet : téléchargement, webradio, streaming, streaming avec bibliothèque personnalisée, podcasting, hébergement dans les nuages. De même, l’industrie du cinéma a connu des bouleversements avec la VHS, le DVD, le câble et le satellite, la vidéo à la demande. Le droit d’auteur s’est toujours adapté, même si cela s’est souvent traduit par une limitation du périmètre des exclusivités corrélativement à l’émergence de nouvelles exceptions et à la mise en oeuvre d’une gestion collective. À chaque fois, la même question cruciale pour les titulaires de droits : celle du contrôle de l’utilisation des oeuvres. Conserver le contrôle ou le perdre : question de survie pour l’auteur mais également pour toute la chaîne qui le relie au public et finalement pour la culture en général. Une perte totale de contrôle emporterait la disparition du droit d’auteur et obligerait à repenser le financement de la création. Qu’est-ce qui a fondamentalement changé avec la révolution numérique ? C’est, je crois, l’émergence d’un public consommateur.
À la technologie numérique et la rapidité de l’Internet, s’est ajouté un phénomène de communication en rhizome. L’accès aux oeuvres ne se fait plus seulement dans un rapport vertical ; chaque internaute est désormais un relais de diffusion, une source capable de donner son disque dur en partage comme un livre ouvert. C’est le peer-to-peer, auquel les industries musicale et cinématographique sont confrontées depuis plus de dix ans. L’interactivité, le partage et la faculté de copier se sont imposés au point de devenir des exigences des consommateurs. Copier librement des oeuvres sans être limité par des mesures techniques de protection, les lire sur tous supports : c’est le droit à l’interopérabilité qui se trouve en lutte contre les systèmes propriétaires. La loi du 1er août 2006 en a fait une obligation. L’internaute ne se contente plus de lire, de regarder ou d’écouter passivement. Il se fait usager actif et interactif, veut partager avec ses « amis » les biens culturels qu’il consomme, diffuser des playlists sur ses réseaux sociaux. Le juriste doit alors repenser des notions classiques comme le « cercle de famille », sanctuaire préservé.
Enfin, la dématérialisation atteint un tel niveau de raffinement que les oeuvres ne sont plus achetées en ligne et conservées sur support numérique. Elles sont accessibles « depuis les nuages », en réalité depuis des serveurs dont la localisation est inconnue ou difficile à déterminer, auxquels l’internaute peut se connecter à distance depuis l’endroit et avec le lecteur de son choix : c’est le cloud computing, qui incite à repenser la notion de copie privée.
En effet, l’oeuvre ne sera bientôt plus copiée sur les multiples supports de l’utilisateur, elle sera accessible à distance en streaming à partir de ses différents terminaux de lecture sans qu’il soit nécessaire de la reproduire. Dans certains modèles, l’usager n’achète même plus l’oeuvre, mais un droit d’accès. Dans le domaine de la musique enregistrée, le service suédois Spotify consiste ainsi en un abonnement mensuel ouvrant accès à un catalogue de millions de titres. L’abonné n’acquiert pas : il accède et consomme. Quinze ans plus tard, où en sommes-nous ?
Le droit d’auteur est à une étape clé de son évolution. La dématérialisation, non plus de l’oeuvre, mais de son support, a radicalement bouleversé notre rapport à l’oeuvre et à la création en général. L’oeuvre est désormais plus accessible que jamais. Le triangle séculaire auteur-exploitant-public se fait triangle des Bermudes. Les maillons de la chaîne linéaire, qui reliaient d’un bout à l’autre le créateur au public, s’entremêlent. Des artistes s’autoproduisent et même se distribuent sur leurs propres sites. Des auteurs s’autoéditent et se distribuent sur des plateformes qui n’assument aucun rôle éditorial. Des sites communautaires permettent aux internautes de devenir producteurs de musique ou de films en participant eux-mêmes au financement des projets artistiques qu’ils soutiennent : c’est le crowdfounding de « Mymajorcompany » et « Mymajorcompanybook », par exemple. D’autres permettent de contribuer directement à la réalisation d’oeuvres de collaboration : c’est le crowdsourcing des systèmes ouverts de type « wiki ».
Tout ce qui est de nature à limiter l’accès à l’oeuvre ou à sa circulation est perçu comme un obstacle au bien culturel commun. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le droit d’auteur, qui est exclusif donc excluant, soit remis en cause dans son existence même. Il faut se rappeler des pamphlets aux titres proudhoniens publiés dans Le Monde et Le Monde diplomatique en 2001 : « La propriété intellectuelle, c’est le vol » et « Plaidoyer pour l’abolition des droits d’auteur ». Il y était expliqué qu’« un film, comme une chanson ou une formule chimique, ne demande qu’à circuler librement une fois qu’il a été fabriqué ». Le droit d’auteur s’invite donc dans le débat public ; c’est un enjeu de société qui cristallise les passions, un sujet de crispation politique également.
Parallèlement, un nouveau modèle économique se dessine, caractérisé par deux éléments essentiels qui ne sont pas nouveaux, mais qui se généralisent :
– d’une part, l’écrasante supériorité économique d’opérateurs qui ne produisent pas de contenu culturel mais qui en assurent la transmission, la diffusion et la mise à disposition : fournisseurs d’accès et d’hébergement, moteurs de recherche, fabricants de matériels et logiciels de lecture ;
– d’autre part, l’apparition de modèles économiques « gratuits » dans lesquels le coût de l’accès à l’oeuvre se fait au prix indolore d’une restriction de liberté : une publicité intempestive mais ciblée qu’un annonceur paiera cher, car l’internaute aura été sélectionné en fonction de ses données de navigation préalablement collectée et qui évidemment se monétisent. Dans ce contexte, comment le droit d’auteur s’est-il adapté ? Il n’y a pas eu le « vide juridique » annoncé. Le droit d’auteur n’a pas été pris de court par l’Internet. Les lois de 1957 et 1985 étaient suffisamment larges pour s’adapter.
En 1996, les traités de l’OMPI sont adoptés, suivis en 2000 et 2001 des directives sur le commerce électronique et sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information (DADVSI).
Soucieuse de préserver l’équilibre des intérêts en présence, cette dernière directive réaffirme l’exclusivité du droit d’auteur et des droits voisins, mais instaure une kyrielle d’exceptions facultatives (vingt-deux au total). Jusqu’alors, la législation française était l’une de celles qui comportaient le moins d’exceptions au droit d’auteur : une demi-douzaine tout au plus, dont l’exception de copie privée et de courte citation. La transposition de la directive par la loi du 1er août 2006 dite « DADVSI » sera l’occasion d’en introduire cinq supplémentaires : l’exception pédagogique, l’exception de reproduction provisoire, transitoire ou accessoire (copie technique), l’exception en faveur des personnes handicapées, l’exception en faveur des bibliothèques, musées et services d’archives, l’exception d’utilisation d’une oeuvre d’art graphique, plastique ou architecturale dans un but d’information.
Pour asseoir le rôle central du juge, le législateur délègue expressément aux tribunaux le soin d’apprécier espèce par espèce si l’exception invoquée par le défendeur à la contrefaçon ne porte pas atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre et ne cause pas de préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur. Certains observateurs ont vu, dans cette mise en oeuvre par le juge du fameux « test des trois étapes », la reconnaissance d’un « fair use » à la française. Exemple d’émergence consumériste : des associations de consommateurs se sont avisées, en 2004 et 2005, de soutenir que l’exception de copie privée était en réalité un droit du consommateur et que les dispositifs empêchant ou limitant la copie caractérisaient une atteinte à son intérêt légitime.
La Cour de cassation leur a donné tort en affirmant que ces dispositifs n’étaient pas illicites et que l’exception de copie privée ne pouvait être valablement invoquée qu’à la condition que la multiplication des copies ne soit pas de nature à porter atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre, notamment au regard des risques inhérents au nouvel environnement numérique et de l’importance économique que l’exploitation de l’oeuvre, en l’occurrence sous forme de DVD, représente pour l’amortissement des coûts de production cinématographique – en effet, les « fenêtres d’exploitation » étaient remises en cause.
La loi du 1er août 2006 a finalement créé une infraction spéciale sanctionnant le contournement de ces mesures techniques de protection, mais la loi du 12 juin 2009 « favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet » est venue préciser qu’elles ne devaient pas priver les utilisateurs du bénéfice de l’exception de copie, semblant ainsi revenir sur la jurisprudence de la Cour de cassation.
Aujourd’hui, ces mesures techniques ont été abandonnées par l’industrie musicale, maintenues dans l’audiovisuel, et le livre s’interroge. L’impossibilité de tarir à la source le phénomène des échanges peer-to-peer a conduit les titulaires de droit à poursuivre directement certains internautes, y compris pénalement, dans le but de dissuader la communauté de prendre ce chemin.
Les tribunaux ont admis que l’échange de fichier sans autorisation des titulaires de droit caractérisait un acte de contrefaçon mais, sur le plan pédagogique, l’effet a été exactement inverse à celui recherché, ce qui n’a fait qu’accentuer le divorce entre le droit d’auteur et le corps social. Le manque d’efficacité et d’effet dissuasif de l’arsenal juridique disponible et la persistance de la « crise du disque », notamment, ont mené à l’instauration du système de réponse graduée mis en oeuvre par la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet (Hadopi).
Malheureusement, la mission pédagogique clairement assignée et assumée par l’Hadopi a été totalement éludée par deux censures constitutionnelles successives fondées en droit. La loi du 28 octobre 2009 relative « à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet », dite « Hadopi 2 », organise finalement un dispositif de réponse graduée en cinq étapes.
L’Hadopi vient de publier son premier rapport, qui fait état de quatorze dossiers judiciarisés et d’une première condamnation. Ce faible chiffre suscite beaucoup de critiques, mais souligne en réalité sa fonction pédagogique.
Malmenée tout au long de sa gestation, l’Hadopi est mal née. Après deux ans d’existence, elle n’est toujours pas parvenue à se débarrasser de cette image de gendarme du Net, de bras armé des ayants droit. Le lobbying de certains acteurs et les deux censures constitutionnelles ont occulté sa mission de régulation des mesures techniques de protection ainsi que sa mission « pédagogique » d’encouragement au développement de l’offre légale et d’observation de l’utilisation licite et illicite d’oeuvres (procédure de labellisation dont cinquante-neuf plateformes ont fait l’objet, parmi lesquelles cinq consacrées au livre numérique).
Que conclure de ces dix ans de législation et de jurisprudence ?
Que le droit d’auteur est capable de s’adapter lorsque des textes suffisamment larges, généraux et abstraits permettent au juge de rendre des décisions inventives et adaptées.
Que les instruments internationaux et communautaires témoignent d’une certaine anticipation, même si leur stratification ne les rend pas toujours lisibles.
Que les lois DADVSI et Hadopi cristallisent, dans leur élaboration et leur rédaction, toutes les tensions divergentes des intérêts en présence. Le souci, louable, de trouver des équilibres et de préserver les intérêts en tension, produit des textes complexes, difficilement applicables, incapables d’adaptation, souvent promulgués en fanfare mais presque toujours à contretemps.
Que, dans ces conditions, une soft law écrite par les acteurs du marché de manière concertée – la ministre l’évoquait ce matin – est sans doute la voie à encourager.
Les auteurs, artistes et producteurs se sont déchirés sur la question de la cession des droits numériques et sur celle de la portée et du champ des exceptions, dans le domaine de la musique notamment. Mais ils se sont trompés d’adversaires car, pendant ce temps, les usages et les consommateurs ont fait leur révolution. C’est une responsabilité collective de l’ensemble de la filière. L’industrie du livre doit s’enrichir de cette expérience pour ne pas tomber dans les mêmes pièges.
Les défis pour le droit d’auteur dans le secteur du livre sont tout à la fois : le sort des droits numériques et du contrat d’édition ; le périmètre des exceptions et leur mise en oeuvre (oeuvres orphelines, livres indisponibles) ; la licence globale ; le piratage et l’Hadopi.
Le premier des défis est celui de la filière tout entière : sécuriser les droits numériques, identifier le cadre de leur exploitation. Personne n’ignore ici qu’en dépit de la médiation du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, et même si les négociations interprofessionnelles engagées en octobre 2010 semblent reprendre, auteurs et éditeurs ne sont toujours pas parvenus à un accord sur la question des droits numériques dans le contrat d’édition.
La filière musicale y est parvenue au prix d’une concertation difficile. Celleci a abouti aux accords de l’Élysée de novembre 2007, qui avaient pour double objet de protéger le droit d’auteur sur les réseaux numériques et de favoriser le développement de l’offre légale, à la convention collective de l’édition phonographique du 30 juin 2008, âprement négociée pendant près de quatre ans, et aux treize engagements pour la musique en ligne issus de la médiation Hoog.
Les professionnels du livre pourraient s’inspirer de quelques-uns de ces engagements :
l’engagement n° 2 sur la pérennité et la stabilité des contrats, par lequel les producteurs s’engagent à favoriser de bonne foi le renouvellement des contrats conclus avec les éditeurs de services de musique en ligne. Cette stabilité est une des conditions du développement pérenne des plateformes, qui suppose que les éditeurs de livres – comme les producteurs de phonogrammes – aient une réelle visibilité sur la durée de la cession des droits numériques ;
l’engagement n° 6, qui vise à définir les modes de mise à disposition et à en établir une typologie ;
l’engagement n° 9 sur la transparence au bénéfice des artistes-interprètes par la communication des informations sur les exploitations mode par mode.
Quels sont les termes du débat dans le domaine du livre ?
Éditeurs et auteurs s’accordent à reconnaître que les contrats d’édition, particulièrement les anciens contrats, n’incluent pas les droits d’exploitation numériques et que les clauses d’avenir sont trop fragiles pour le permettre. Compte tenu des nouveaux usages, ces droits doivent être contractuellement cédés. Éditeurs et auteurs s’opposent néanmoins sur le cadre et l’étendue de cette cession. Les auteurs souhaitent que les droits d’exploitation papier et numérique ne soient pas corrélés et puissent être cédés dans un instrumentum séparé qui pourrait prévoir une durée de cession différente et des obligations différenciées, à l’image du contrat d’adaptation audiovisuelle. En substance, le Conseil permanent des écrivains souhaite : un contrat séparé quand le SNE propose un contrat unique ; une durée de cession raccourcie pour le numérique quand le SNE propose un alignement de la durée avec des clauses de rendez-vous ; un bon à diffuser numérique, ce qui semble acquis ; des conditions de rémunération justes et équitables, notamment une rémunération au moins identique en valeur absolue entre édition papier et numérique quand le SNE propose de s’engager sur un taux identique ; une obligation d’exploitation permanente et suivie, appréciée distinctement, qui semble également acquise mais sur la portée de laquelle il existe un désaccord : le CPE considère que l’exploitation numérique ne doit pas permettre de pallier la carence de l’exploitation papier qui, à défaut, devrait, selon lui, emporter la perte de l’intégralité des droits. Avec le numérique, les questions sont multiples, nouvelles ou renouvelées : l’indivisibilité du contrat, la permanence de l’exploitation papier et/ ou numérique, les modalités de calcul de rémunération, le périmètre des exceptions.
S’agissant de la rémunération des auteurs, il convient de mener une réflexion notamment sur les modèles gratuits ou par abonnement, où, par construction, le public ne paie pas un prix de vente. Les textes du code de la propriété intellectuelle sont suffisamment larges, me semble-t-il, pour que la Cour de cassation, si elle était saisie pour avis, admette que l’assiette du numérique ne soit pas le prix de vente public mais les recettes d’exploitation de l’éditeur, quitte à renforcer le contrôle des comptes. S’agissant des exceptions, plus elles se multiplient, plus l’auteur perd le contrôle des exploitations de ses oeuvres. Son droit d’interdire se réduit comme une peau de chagrin et l’exercice de son droit d’autoriser confié en gestion collective se transforme en simple droit à rémunération. Ces exceptions, limitations et aménagement au droit d’autoriser peuvent néanmoins être respectueux du consentement de l’auteur. Je pense aux journalistes salariés, avec la présomption de cession réversible, à la loi sur les livres indisponibles – dont on peut se demander si elle introduit ou non une exception, mais qui respecte le consentement des auteurs puisqu’elle leur permet de s’opposer en amont ou d’opérer un retrait en aval, en s’accordant le cas échéant avec les éditeurs, pour entrer dans un cadre de gestion individuelle –, et à la directive sur les oeuvres orphelines.
Dans les années à venir, la préservation du droit d’auteur doit passer par une vigilance accrue de tous les acteurs de la chaîne du livre, dans un travail de concertation et de respect des objectifs individuels et de l’intérêt commun. Les chantiers en cours témoignent de cet état d’esprit.