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Alain Strowel
Professeur à l’Université Saint-Louis-Bruxelles, à l’UCLouvain, et au Munich IP Law Center, Avocat à Bruxelles


Droit d’auteur et copyright, tel était le titre de ma thèse, publiée il y a tout juste vingt ans, par la maison parisienne L.G.D.J., en collaboration avec un éditeur juridique de Bruxelles, Bruylant. Le sous-titre : divergences et convergences, soulignait à la fois l’attraction que chaque système exerce sur l’autre mais aussi les forces de répulsion, et il y en avait, le ton étant à l’époque assez belliqueux, tandis que certains spécialistes du droit d’auteur radicalisaient le différend.

On parlait ici de « bataille de grande envergure », mais aux États-Unis le ton était le même, avec, par exemple, une association qui luttait pour « l’intégrité du copyright américain ». Ainsi, la doctrine soulignait les divergences ; la presse relayait ce discours, se faisant l’écho de ces dissensions. Je me souviens d’un article du journal belge Le Soir qui s’intitulait La guerre des droits aura-t-elle lieu ? Me replongeant dans ma thèse, j’ai aussi trouvé, outre les stigmates de l’âge, cet article paru dans le 10 juillet 1990 : « Depuis deux siècles, deux conceptions du droit d’auteur s’affrontent. Celle, anglo-saxonne, du copyright assimile l’œuvre à une “marchandise“ dont le créateur est dépossédé lorsqu’il la cède. L’autre, européenne et continentale, accorde à l’auteur des droits moraux inaliénables [...] ». Nous reviendrons sur cette distinction, mais il me semble d’abord utile denous replacer dans le contexte actuel : que s’est-il passé depuis 1993 ?
Deux événements me semblent marquants.
Le premier est l’harmonisation du droit d’auteur, qui a commencé dans les années 1990. Si l’harmonisation n’est certes pas achevée, les sept directives de la décennie 1991-2001 ont jeté les bases du droit d’auteur européen. Depuis, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a pris le relais, avec une jurisprudence extrêmement riche, surtout depuis 2009. L’autre événement, apparu au grand jour en 1994, c’est bien sûr Internet, qui a relativisé les dissensions qui pouvaient exister entre droit d’auteur et copyright. Car Internet érode l’exclusivité du droit intellectuel, que l’on parle du droit d’auteur européen, continental, ou du copyright anglo-américain.
Dans ce nouveau contexte, le défi à relever est d’abord celui de la culture et de l’économie du gratuit. Le débat et les lignes de partage entre les deux grands systèmes s’en trouvent relativisés. Après cette introduction, je souhaite revenir sur les grandes convergences et divergences entre droit d’auteur et copyright. Je m’attacherai ensuite à montrer les nouvelles convergences liées aux évolutions du droit européen et de la jurisprudence. Il y a vingt ans, on avait tendance à jeter de l’huile sur le feu : l’on s’inquiétait en France de la « propagation du modèle anglo-saxon », de la « contamination» par le copyright et l’on s’efforçait, des deux côtés de l’Atlantique, de maintenir la « pureté » postulée de sa tradition.

À l’époque, sans contester que chaque système de protection a une histoire qui lui est propre, j’avais tenté de montrer que ce discours évacuait les échanges qui avaient toujours eu lieu entre les deux systèmes ; j’avais essayé de mettre en avant les approximations d’une doctrine qui radicalisait l’opposition et qui raisonnait en termes de dichotomies. Dichotomi entre un droit d’auteur conçu comme propriété naturelle et un copyright réduit à un monopole légal. Dichotomie entre un droit d’auteur au service des auteurs et un copyright à la merci de l’industrie. Dichotomie entre un régime de protection automatique motivé par la justice et un régime de formalités, plus préoccupé de sécurité des tiers. Dichotomie encore entre un droit qui naît au seul profit du créateur et un droit qui revient finalement à un entrepreneur qui peut l’obtenir à titre originaire. Dichotomie enfin entre une protection réservée aux œuvres des Arts – avec un grand « A » – et une protection s’étendant aux produits de l’industrie. De telles oppositions ne résistaient pas à l’analyse. Au contraire, si l’on revient sur l’histoire, notamment la période des Lumières, on s’aperçoit que droit d’auteur et copyright ont un berceau commun.

En France, l’histoire du droit d’auteur commence, comme toutes choses, avec la Révolution, qui balaie les privilèges, y compris les privilèges de librairies, qui répondaient certes à un objectif économique, assurer un monopole, mais qui offraient aussi au Roi un moyen de censurer l’opinion. Renverser ces privilèges revenait donc à assurer la liberté de l’opinion. Des philosophes comme Condorcet et Diderot l’ont bien montré. Condorcet a ainsi écrit : « Le bonheur des hommes dépend en partie de leurs lumières, et le progrès des lumières dépend en partie de la législation sur l’imprimerie – sur le droit d’auteur dirait-on aujourd’hui. Cette législation n’eut-elle aucune influence sur la découverte des vérités utiles, elle en a une prodigieuse sur la manière dont les vérités se répandent. » Condorcet avait ainsi bien vu que le droit d’auteur est essentiel moins pour la découverte et la création que pour la diffusion de cette dernière.

Aujourd’hui encore, l’articulation entre droit d’auteur, liberté d’opinion et développement de l’instruction demeure déterminante. En Allemagne, Kant a, lui aussi, souligné le lien entre le développement de ce qu’il appelait « l’usage public de la raison » et la réglementation de la contrefaçon. On peut aussi rappeler ces mots fameux de Le Chapelier : « La plus sacrée, la plus inattaquable et, si je puis parler ainsi, la plus personnelle de toutes les propriétés est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain. » Si on analyse les textes américains, notamment les premières lois votées très rapidement après la révolution américaine, par exemple par certains États fédérés, comme le Massachusetts, on trouve des formules qui rappellent celle de Le Chapelier.

À travers cette législation sur l’imprimerie je crois que l’on avait, de part et d’autre, le souci de promouvoir le progrès du savoir. Cela se retrouve dans une clause de la Constitution américaine qui fixe pour objectif au Congrès d’adopter une législation destinée « à promouvoir le progrès du savoir ». En droit français aussi, on trouve des preuves de cette volonté de faire du droit d’auteur un instrument des Lumières. Mais il s’agit de l’histoire, venons-en à la situation contemporaine. Je ne traiterai pas des formalités, sujet un peu technique, même si l’on envisage aujourd’hui de réintroduire des formalités notamment pour assurer un domaine public étendu. Je vais m’efforcer de comparer les deux systèmes sur trois plans : d’abord l’objet de la protection – y a-t-il une grande différence entre ce qui est protégé par le droit d’auteur et par le copyright ? –, ensuite la titularité des droits, enfin les droits moraux. S’agissant de l’objet de la protection, on a l’habitude d’opposer le droit d’auteur, qui fixerait la protection à un niveau élevé et n’accueillerait que les œuvres révélant un degré important de créativité, et le copyright, qui placerait le seuil de protection à un niveau très bas et pourrait ainsi protéger toute une série d’œuvres très humbles de l’activité intellectuelle. Cette opposition doit être relativisée. Je pense même qu’elle est fausse : pour s’en convaincre il n’est qu’à voir comment on protège en France les œuvres des arts appliqués.

On peut en la matière s’intéresser à la jurisprudence. Dans l’arrêt Pachot, qui date des années 1980 et porte sur la protection non pas des œuvres classiques mais des programmes d’ordinateur, on distingue une trace de copyright dans l’approche de la Cour de cassation française. Inversement, dans un arrêt assez connu, l’arrêt Feist du 27 mars 1991, qui porte sur la protection d’annuaires téléphoniques, la Cour suprême des États-Unis a rejeté la doctrine dite de « la sueur du front » qui voulait qu’il suffise de travailler un peu pour qu’il y ait une protection par le copyright. La Cour a en effet exigé qu’il y ait aussi une forme de créativité, l’édition d’annuaires téléphoniques ne pouvant ainsi bénéficier de cette protection. Il faut sans doute se montrer prudent car si on a observé aux États-Unis, à la suite de cet arrêt, une tendance personnaliste mettant la créativité au centre, il y a aussi eu des retours en arrière de la part de certains juges.

Au Royaume-Uni, la jurisprudence a mis pendant longtemps la protection à un niveau assez bas : un « niveau minimum d’effort » suffisait pour protéger. On peut se demander si cela est encore tenable aujourd’hui, avec la jurisprudence de la CJUE, j’y reviendrai dans un instant. Sur la question du seuil de protection et de ce qui est protégé, opposer les deux systèmes me semble largement erroné, sauf peut-être en ce qui concerne le Royaume-Uni. En France, la théorie de « l’unité de l’art » considère que les arts appliqués doivent être protégés au même titre que les Beaux-Arts, ce qui a conduit à protéger toute une série d’objets utilitaires. Sans doute vous en rendez-vous moins compte, au sein de la Société des Gens de Lettres, que nous autres, avocats, qui constatons que le droit d’auteur français a protégé un panier à salade, un décapsuleur, un emballage d’œuf de caille, etc. : je pourrais dresser un inventaire à la Prévert…

J’en viens à la titularité : qui a le droit, notamment au départ ? Ici, une grande différence subsiste entre les deux systèmes. Même si, dans le système américain, le copyright appartient à l’origine au créateur, il y a une grande exception, fondée sur la règle des « works made for hire » applicable aux œuvres conclues dans le cadre d’un contrat de louage d’ouvrage ou de services. L’article 201 du copyright américain de 1976, toujours en vigueur, crée une fiction juridique puisque, dans le cas de « works made for hire », l’employeur ou le commanditaire est « considéré comme l’auteur » : on est évidemment assez loin du système français… En effet, l’article L. 111-1(3) du code de la propriété intellectuelle dispose clairement que « l’existence ou la conclusion d’un contrat de louage d’ouvrage ou de services par l’auteur d’une œuvre de l’esprit n’emporte aucune dérogation à la jouissance du droit » au profit du travailleur-créateur. Le principe de la propriété des auteurs est ainsi clairement préservé.

Il y a toutefois en droit français une grande exception : le régime de l’œuvre collective qui permet qu’une personne morale soit, dès le départ, le titulaire du droit. Henri Desbois, grand auteur dans les années 1960-1970, avait déjà noté que cette règle était une exception, une sorte « d’intruse » dans un droit français plutôt humaniste. D’autres auteurs ont considéré que cette conception des œuvres collectives est « choquante et s’apparente plus au copyright qu’au droit d’auteur ». Depuis l’introduction de cette notion, en 1957, on avait ainsi du copyright dans le régime français, qui n’était donc pas aussi pur qu’on pouvait le penser.

S’agissant des droits moraux, il y a bien une grande divergence entre les deux systèmes.
En France, jusqu’à leur codification par la loi de 1957, les droits moraux ont été générés progressivement par la jurisprudence tout au long du XIXe siècle et par après. L’Allemagne aussi confère une place centrale aux droits moraux, sans toutefois les distinguer des droits économiques, dans une approche moniste que l’on oppose souvent à l’approche dualiste. Selon le dualisme français, les droits moraux sont inaliénables et ne peuvent se prescrire avec l’écoulement du temps. En Allemagne, le noyau du droit d’auteur est inaliénable, y compris le cœur des droits d’exploitation économique. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, les choses se sont passées beaucoup plus récemment, l’adhésion à la Convention de Berne, dont l’article 6 bis traite des droits moraux, poussant à l’adoption d’une loi de 1990 aux États- Unis et de 1988 au Royaume-Uni. Mais ces créatures législatives paraissent assez frêles. Qu’on en juge : aux États-Unis, les droits moraux reconnus par la loi de 1990 ne s’attachent qu’à certaines œuvres des arts visuels, à la condition qu’elles soient reproduites en nombre limité et qu’elles n’aient pas été réalisées dans le cadre d’un contrat d’emploi. Qui plus est, le droit d’intégrité est conditionné par l’existence d’une atteinte à l’honneur ou à la réputation : la condition de preuve est ainsi plus importante puisque, en droit français ou belge, on peut s’opposer à toute modification sans devoir nécessairement prouver qu’elle constitue une telle atteinte. Par ailleurs, ces droits s’éteignent à la mort de l’auteur. Enfin, l’auteur peut y renoncer expressément.

Au Royaume-Uni, le droit de paternité et le droit d’intégrité ont été insérés dans la loi de 1988 mais ils sont assez faibles. Ainsi, le droit de paternité doit être préalablement revendiqué dans un instrument écrit pour pouvoir être exercé. L’indication du nom de l’auteur sur la page de couverture par exemple ne suffit pas : il faut qu’elle soit confirmée par écrit et ce droit ne peut être exercé lorsque l’œuvre est réalisée dans le cadre d’un contrat d’emploi. Le droit d’intégrité est aussi plus limité. On le voit, l’écart entre la tradition continentale, basée sur la jurisprudence, et les législations anglaise et américaine demeure important. Avant d’en venir à la seconde partie de mon exposé, je peux conclure provisoirement de ce que je viens de vous dire que, s’il est vrai qu’il y avait des divergences, le discours qui, au nom d’une prétendue pureté, dénonçait « l’hybridation » des systèmes, n’était pas correct. S’agissant notamment des critères de protection, on retrouvait clairement un peu de chaque système dans l’autre. En fin de compte : la guerre des droits aura-t-elle eu lieu ? Pas vraiment, car l’ennemi commun, l’économie et la culture du « gratuit », est passé par là. Ainsi, l’opposition se trouve relativisée dans le contexte du numérique et dans le contexte communautaire. C’est ce que je souhaite développer maintenant.

À ce propos, on peut envisager toute une série de questions ; j’en ai sélectionné quatre. Je traiterai ensuite, en conclusion, de la question des contrats. Si l’on en revient à la question de ce qui est protégé et des conditions de la protection, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne est assez riche. Elle procède à ce que l’on peut appeler une harmonisation furtive, par exemple en ayant généralisé à toutes les œuvres un critère qui, dans les directives, ne s’appliquait qu’à certaines d’entre elles, à savoir les logiciels, les photographies et les bases de données. Dans l’arrêt Infopaq de 2009, qui concernait la reprise d’extraits d’articles de presse par un service électronique, la Cour a décidé que ce critère s’appliquait à tout type d’œuvres. Cette jurisprudence a par ailleurs admis la protection deportions d’œuvres, y compris relativement brèves puisqu’il était question de séquences de onze mots.

Cet arrêt a servi de base à des jurisprudences nationales sur la réutilisation d’œuvres de journalistes. On peut ainsi rappeler l’affaire Copiepresse c. Google en Belgique, à propos du service Google News, qui offre des extraits d’articles. La presse a gagné et a obtenu quelque chose dans le cadre d’un accord avec Google dont les termes sont restés confidentiels. De même, la jurisprudence de la CJUE a exercé une influence importante au Royaume- Uni, où l’on peut citer l’affaire Meltwater portant, là aussi, sur la réutilisation de portions d’articles. Autre arrêt de la CJUE que vous connaissez peut-être même s’il porte sur la protection de photographies et non d’œuvres littéraires : l’arrêt Painer. Essayant de définir les conditions de cette protection, il se réfère à l’exigence que l’œuvre « reflète la personnalité » de l’auteur et il montre qu’il y a de la part du photographe toute une série de choix créatifs possibles, lorsqu’il prend la photo, lorsqu’il prépare le sujet, lorsqu’il fait le tirage, etc. La cour explique qu’à travers différents choix l’auteur est ainsi en mesure d’imprimer « sa touche personnelle à l’œuvre créée ». Cette formulation est très proche de ce qu’un juge belge ou français aurait pu écrire, donc de notre approche de l’originalité.

J’en viens à la question du statut d’auteur. Je pense que la Cour de justice a confirmé la place cardinale de l’auteur-créateur. Une série de directives mettent le créateur au centre, affirmant que le droit d’auteur originaire naît au profit de la personne physique qui a créé l’œuvre. Il existe il est vrai une petite exception dans le cas des programmes d’ordinateur, qui sont des œuvres un peu particulières : dans ce cas, l’employeur est présumé titulaire des droits d’auteur. Par ailleurs, dans le domaine de l’audiovisuel, il n’y a pas de définition de l’auteur. Toutefois, des dispositions de plusieurs directives affirment que « le réalisateur principal d’une œuvre cinématographique ou audiovisuelle est considéré comme l’auteur ou un des auteurs ». Ce qui est intéressant, c’est l’interprétation de cette formule dans un récent arrêt Luksan du 9 février 2012. La Cour de justice a été appelée à se prononcer sur la compatibilité d’une disposition de droit autrichien accordant des droits d’exploitation au producteur de l’œuvre audiovisuelle. La Cour a ainsi défini la notion d’auteur qui apparaît dans nombre de directives, par exemple la directive 2001/29 sur les droits d’auteur dans la société de l’information, qui traite notamment des droits de reproduction et des droits de communication publique et qui confère ces droits aux auteurs. À la question de savoir si un producteur pouvait, à titre originaire, obtenir ces droits, la Cour a répondu négativement, considérant que refuser d’accorder au réalisateur les droits d’exploitation « équivaudrait à le priver de son droit de propriété intellectuelle légalement acquis ». En cela, elle s’appuie sur l’article 17(2) de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui protège la propriété intellectuelle. Cet arrêt Luksan réaffirme assez clairement la propriété des auteurs : « Le législateur de l’Union, estimant que la protection du droit d’auteur était essentielle à la création intellectuelle, a entendu garantir aux auteurs un niveau de protection élevé. La propriété intellectuelle a donc été reconnue comme faisant partie intégrante de la propriété. » Mais la Cour consacre aussi le principe que les droits non exclusifs, dont le droit à rémunération pour copie privée, doivent revenir au réalisateur principal « de plein droit, directement et originairement ». Il est donc impossible qu’une loi nationale les attribue au producteur. Il y a là une forte réaffirmation du statut d’auteur et un rappel que notre système joue au profit de l’auteur, titulaire originaire des droits exclusifs : on est loin des « works made for hire » américains…

S’agissant de l’harmonisation – ou plutôt de l’absence d’harmonisation – des droits moraux, en 2000, j’avais mené une étude pour la Commission européenne et ma conclusion – il y avait alors 15 États membres – était que ces droits moraux étaient reconnus dans tous les pays, même si leur protection était un peu fragile au Royaume-Uni et en Irlande. Ce qui était intéressant, c’était de recueillir l’avis des organisations représentatives.
Elles étaient à l’époque très réservées quant à toute initiative communautaire visant à harmoniser les droits moraux. Chacun en avait peur et c’est encore largement le cas aujourd’hui. Telle était donc la conclusion de cette étude, et cela n’a pas incité la Commission à s’engager dans cette voie, au risque de provoquer d’infinis débats et d’aboutir finalement à un compromis assez médiocre. Ce sujet délicat a ainsi été laissé en dehors du champ de l’harmonisation. Cela étant, on aurait pu faire mieux : j’ai préparé avec quelques collègues un projet d’European Copyright Code, qui comportait un chapitre relatif aux droits moraux. Ce chapitre du projet pourrait servir de point de départ pour définir un socle européen en matière de droits moraux.

J’en viens aux exceptions. L’article 5 (2) et (3) de la directive 2001/29 relative au droit d’auteur dans la société de l’information dresse une liste assez longue de vingt exceptions. Cette liste est exhaustive mais toutes les exceptions sont facultatives et doivent être interprétées de manière restrictive… Ce système, adopté il y a plus de dix ans, était sans doute une solution de facilité puisqu’il permettait aux États membres de faire ce qu’ils voulaient, de prendre des exceptions comme ils l’entendaient. Il n’est donc pas propice à la convergence des droits. Au milieu des années 1990, parce que nous rêvions tous d’une grande convergence, nous avions proposé dans une autre étude pour la Commission européenne que les exceptions soient obligatoires. Il n’en a pas été ainsi et chacun a pu « faire son marché » dans la liste de l’article 5, ce qui a nui à la visibilité du droit d’auteur dans l’espace communautaire. Aujourd’hui, on s’interroge encore, au Royaume-Uni, sur le bien-fondé d’une exception pour copie privée ou pour parodie. On a raté l’occasion d’harmoniser le volet des exceptions, une tâche pourtant indispensable sur la voie de l’harmonisation.

Le débat s’est désormais déplacé : il ne s’agit plus de modifier la liste mais de la remplacer peut-être par une clause flexible, à l’instar de l’exception dite de « l’usage loyal » (« fair use ») de l’article 107 de la loi américaine sur le droit d’auteur. Ce dernier confère un assez grand rôle au juge, mais aussi aux avocats amenés à plaider dans de tels cas, puisque, pour apprécier le caractère loyal d’un usage, il faut utiliser une palette de facteurs, qui figurent certes dans la loi mais qui laissent le champ assez largement ouvert à l’interprétation.

Aujourd’hui, certains acteurs du numérique plaident avec force à Bruxelles pour l’insertion d’une clause d’usage loyal dans le droit d’auteur européen et, en tout cas, pour la révision des exceptions, dont certaines sont assez discutées, notamment celles applicables aux contenus générés par les utilisateurs, dont le développement sur Internet serait freiné par des exceptions un peu rigides. J’ai quelque doute à ce propos. De toute façon, une telle révision des exceptions ne saurait intervenir avant le renouvellement de la Commission européenne, fin 2014. Quand on sait que l’adoption d’une directive dans le domaine des droits d’auteur prend au moins cinq ans et que cinq années sont ensuite nécessaires pour la transposer, on se dit que l’on est encore préservé d’une clause d’usage loyal au moins pour une douzaine d’années… Je ne suis pas favorable à une telle clause pour de nombreuses raisons ; en revanche je prône une certaine flexibilité d’un système qui apparaît excessivement rigide.

J’en arrive à la conclusion, et finalement au sujet même de cette conférence. Il me semble qu’en ce qui concerne les règles contractuelles, il y a une vraie lacune du droit communautaire, qui mériterait d’être complétée. Je plaide donc pour l’insertion dans ce droit d’un droit contractuel d’auteur. Actuellement, on n’a quasiment rien en matière de régulation des contrats. C’est un domaine dans lequel subsiste un grand écart entre la tradition continentale de droit d’auteur et la tradition anglo-saxonne de copyright. Comme le remarquait dans un article récent J. Ginsburg, professeur à l’université de Columbia, « aux États-Unis, les dispositions concernant les contrats avec les auteurs restent rares et ne sont pas toujours protectrices des auteurs ». En droit américain, on peut ainsi « transférer tous ses droits, en ce compris les droits relatifs à des formes d’exploitation développées après la conclusion du contrat pour une somme forfaitaire ou même sans aucune contrepartie ». Il existe par contre un droit inaliénable au profit de l’auteur de mettre fin au contrat (le « termination right ») afin de recommencer une exploitation en remettant l’œuvre sur le marché. Certes, des dispositions existent aussi en Europe, mais sans aller aussi loin dans ce « droit à la seconde chance ».

Cela étant, en droit américain les droits demeurent « librement négociables » tandis qu’en Europe, les règles paraissent plus protectrices de l’auteur. Je les ai analysées dans un ouvrage paru cette année (J. de Werra  (dir.), Research Handbook on IP Licensing, Edward Elgar) et l’on peut les citer. La première est la distinction entre une aliénation et une licence. La deuxième une exigence de formalités, comme l’écrit, même si ce dernier  n’a pas le même statut dans tous les pays puisque, en Belgique, il est exigé à titre probatoire mais n’est pas une condition de la validité du contrat. La troisième a trait à l’obligation de spécifier l’étendue des droits cédés ou donnés en licence, qui va, en Belgique, jusqu’à l’obligation de mentionner les modes d’exploitation, l’étendue géographique, la durée, la rémunération, et ce quel que soit le mode d’exploitation. Il existe aussi des restrictions pour la cession des droits sur des œuvres futures ou pour les modes inconnus d’exploitation. L’objectif de ces règles – qui bien entendu varient un peu d’un pays à l’autre mais je pense que l’on pourrait trouver un socle commun qui serait proposé au niveau communautaire – est d’assurer l’information complète, donc le consentement éclairé de l’auteur quant à ce qu’il cède.

On peut aussi trouver des théories comme, en Allemagne, la « théorie du transfert conditionné par l’objectif » (Zweckübertragungstheorie) qui a pour objet de limiter l’étendue de la licence, qui sera toujours déterminée en fonction de l’objectif de la licence tel que spécifié dans le contrat : c’est favorable à l’auteur.

On a donc sur le continent une matrice juridique relativement solide et assez différente du système anglo-saxon, notamment américain, où la liberté contractuelle règne de manière souveraine. Dans les pays de droit d’auteur, la régulation est assez pointue sans pour autant toujours offrir la protection et la rémunération auxquelles les auteurs ont droit, tout simplement parce que notre système mériterait d’être revu pour aller vers un peu moins de formalisme tout en conservant bien sûr l’objectif louable de protection des auteurs, en particulier de leur rémunération.

Je conclurai par une mise en garde : il ne faut pas trop nous leurrer sur l’importance de la loi. Selon une boutade bien connue, dans les pays de copyright, les auteurs n’ont pas de droits, mais de l’argent ; dans les pays de droit d’auteur, les auteurs ont des droits, mais pas d’argent ! Bien que fausse, cette boutade doit nous faire comprendre que le droit n’est pas tout, que l’objectif du système de protection doit être avant tout d’assurer des revenus aux auteurs. La loi n’est qu’un instrument, les bonnes pratiques et leur codification en sont un autre, qui devrait être privilégié à l’avenir.

Cela pourrait prendre la forme d’une codification des bonnes pratiques d’abord par les intéressés, puis de leur extension, par l’effet de la loi, à l’ensemble d’un secteur. Un tel développement serait très intéressant et pourrait être, pourquoi pas, un modèle pour l’Europe dans la phase d’harmonisation par la législation qui marque actuellement une pause, mais qui devrait redémarrer.

Je vous remercie.