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Frédéric Aribit, Sorour Kasmaï, Najwa Barakat, Brina Svit

Modération : Emmanuel Khérad, journaliste, La librairie Francophone

Table ronde4 Forum SGDL 2016 Sorour Brina Forum SGDL

   E.Khérard, Najwa Barakat, S.Kasmaï, B.Svit, Frédéric Aribit            Sorour Kasmaï, Brina Svit 12 octobre 2016  © SGDL

Najwa Barakat   sorour
 La langue française par Najwa Barakat  La langue française par Sorour Kasmaï
  Brina
La langue française par Brina Svit 

pdfDes racines culturelles aux territoires imaginaires

Emmanuel Khérad

Brina Svit, vous êtes une auteure slovène, arrivée en France en 1980, vous avez écrit vos premiers romans en slovène ?

Brina Svit

Oui, j'en ai écrit quatre dont deux qui sont traduits dans la collection du « Monde entier ». On m'a proposé de traduire les deux autres mais j'ai trouvé - et ça se rapporte à ma question posée à la table ronde précédente - qu'ils étaient trop slovéno-slovènes et j'ai refusé. Donc deux en slovène et sept en français. Le septième va sortir bientôt.

Emmanuel Khérad

Brusquement vous avez choisi le français, cette langue, que vous ne maîtrisiez pas totalement, dites-vous.
Brina Svit

C’est normal, j'ai appris cette langue quand j'ai commencé à vivre en France, j'avais 24 ans. Au début, je voulais à tout prix garder ma langue maternelle et l’apprendre  à mes enfants.

Emmanuel Khérad

Mais alors c'était une façon pour vous d'écrire des histoires plus courtes, plus concises, justement, quand vous avez commencé à écrire en français, d'aller à l'essentiel parce que vous ne maîtrisiez pas complètement la langue ?

 

Brina Svit

Non, non. Je ne dirais pas du tout comme ça. J'ai commencé à écrire en français assez tard, au milieu de ma vie comme dirait Dante. J’ai été très intriguée par les auteurs qui ont changé de langue mais je croyais que ce n’était pas pour moi. Quand on appartient comme moi  à un petit peuple - deux millions -, et surtout quand on a été élevé dans l’idée que notre identité repose sur la langue, on ne la quitte pas. Je me souviens qu'à la sortie de mon premier roman, Con brio, j’ai fait une rencontre avec une journaliste de Libération qui

m'a posé cette question : mais pourquoi n'écrivez-vous pas en français ? Je lui ai répondu : Mais je ne peux pas trahir ma langue – ou peut-être mon peuple. Enfin un truc pathétique qui aujourd’hui me fait sourire.

 

Emmanuel Khérad

On en parlait ce matin, avec Simonetta Greggio, mais dans le sens inverse, comme quoi les échanges se rejoignent. On va faire un petit tour de table si vous le permettez Brina Svit. À côté de vous il y a Frédéric Aribit. Vous êtes enseignant, et vous avez publié un roman Trois langues dans ma bouche, un roman générationnel qui multiplie les références musicales, sociétales des années 1980. Parfois cru, souvent poétique, vous mélangez les deux registres et c'est très étonnant. Vous jouez avec la langue, vous questionnez l'identité, la langue maternelle, les racines, la mémoire qui ressurgit aussi parfois grâce à la langue. Les  souvenirs d'enfance ou de jeunesse sont motivés par la langue, ça passe par là ?

 

Frédéric Aribit

En ce qui me concerne, oui, ça passe par la langue,

 

Emmanuel Khérad

Le basque en l'occurrence.

 

Frédéric Aribit

Dans la mesure où précisément la langue de l'enfance n'est pas la langue que je pratique aujourd'hui. C'était le basque effectivement. Je suis l'étranger de l'intérieur, l'étranger hexagonal. Car il y d'autres langues qui travaillent aussi en nous, même quand on est ici en France. Ce sont des langues qu'on n’entend pas, ou peu, et, en ce qui me concerne, le basque oui, la langue de l'enfance.

 

Emmanuel Khérard

Et le Basque, se réveille en vous, enfin votre personnage connaît cela, il entend des mots basques, des phrases basques.


Frédéric Aribit

Oui, des espèces de morceaux qui lui restent comme des archipels de lexique, de paroles, de chansons aussi, souvent des comptines d'enfance qui reviennent et on ne sait pas trop d'où ça lui revient.  Mais ça travaille en lui et ça fait exister cette langue qu'il ne parle pas, qu'il ne parle plus, qu'il a parlée. Celle langue qui se souvient de lui, malgré lui finalement.
Emmanuel Khérard

On reparlera de ce livre évidemment, Trois langues dans ma bouche, aux éditions Belfond. Bonjour Sorour Kasmaï.Vous avez publié Un jour avant la fin du monde, c'est une grande fresque politico-historique, menée comme une fable, on est à Téhéran au début de la révolution islamique en 1979, un personnage qui s'appelle Maryam y vit avec son père. Elle découvre un jour dans le livret de famille, la date de sa mort qui est aussi la date de sa naissance. C'est très compliqué apparemment, mais très fluide dans votre ouvrage. La jeune fille mène une enquête identitaire parce qu'elle a décidé de changer de prénom, il y a une révolution identitaire en elle et c'est cette histoire qui va vous permettre de raconter votre propre histoire, vos origines en tout cas, par le biais de la langue française, mais aussi par le persan car vous écrivez dans les deux langues.

 

Sorour Kasmaï

Oui, en fait, je ne sais pas écrire dans une seule langue. Je pense que c'est la différence  avec toutes les personnes que j'ai entendues, précédemment. Moi, j'écris mes romans en même temps dans les deux langues et je ne peux me passer ni de l'une ni de l'autre. C'est peut-être lié à mon identité, à l'histoire de mon apprentissage de ces deux langues. Je suis née en Iran, ma langue maternelle est le persan, mais j'ai appris le français dès l'âge de cinq ans. Ce qui fait que le français était une partie de moi, de mon expression et quand je suis arrivée en France vers 20 ans, j'avais ces deux langues-là en moi. Le jour où j'ai commencé à écrire, en revanche, c'était compliqué parce que j'ai vécu la révolution iranienne. C'était un moment charnière dans notre histoire. Une révolution c'est aussi la résurrection de beaucoup de mythes, de croyances, surtout la révolution iranienne. Tout le passé millénaire est revenu dans les rues et comme toutes mes histoires portent sur ce moment-là de l'histoire... Mes personnages sont iraniens donc ils pratiquent le persan. Mais le persan est une langue qui a un passé poétique, mille ans de poésie. Écrire un roman dans une langue qui est forgée dans la poésie, croyez-moi, c'est très difficile.

 

Emmanuel Khérad

Oui, alors comment faites-vous ?

 

Sorour Kasmaï

Je me fais aider par le français qui est pour moi la langue du roman par excellence.

 

Emmanuel Khérad

Donc quand vous écrivez un roman, comment faites-vous, moitié-moitié ?

Sorour Kasmaï

Non. Par exemple pour ce livre-ci, la première phrase est venue en français. J'ai appris ma mort un matin de fin d'hiver. Mon premier roman Le cimetière de verre était venu en persan et après, à un moment donné, au chapitre 5, j'ai senti que je devais prendre du recul et je suis passée au français, j'ai fini le roman en français et après j'ai  réécris le début en français.

 

Emmanuel Khérad

Donc vous vous traduisez vous-même.

 

Sorour Kasmaï

Non, je ne me traduis pas, je conteste ce mot de traduction. On écrit dans une langue, on ne se traduit pas. J'ai appris ma mort un matin de fin d'hiver, c'est venu en français, cette phrase est impossible en persan.

 

Emmanuel Khérad

Donc c'est une autre phrase qui débute le livre en persan.

 

Sorour Kasmaï

Oui, parce qu'en persan vous ne pouvez pas dire que vous avez appris votre mort. Si vous l'avez apprise c'est que vous êtes mort, donc vous parlez de l'autre côté, vous êtes dans la mort, donc ça change cette phrase. Et en persan j'ai été obligée décrire  Ma mort arriva  - ou ma mort eu lieu. Ce sont deux philosophies, deux conceptions différentes de la mort.  C'est à dire qu'une narratrice en français peut avoir de la distance avec sa mort et la raconter, en faire un roman, mais en persan elle est dans la mort et elle raconte cela de l'autre côté de la vie.

 

Emmanuel Khérad

En fait vous êtes en train de dire c'est que lorsqu’on lit un livre traduit, on ne lit pas du tout le même livre.

 

Sorour Kasmaï

Comme je suis auteur, que je fais ce travail littéraire dans les deux langues, et que par ailleurs je suis traductrice aussi bien de russe que de français et persan, dans le travail romanesque, je ne me pose pas la question de la traduction. Parce que je suis confrontée à  autre chose.

Emmanuel Khérad

Najwa Barakat. Vous êtes romancière, journaliste et réalisatrice libanaise. Vous êtes née à Beyrouth mais la guerre de 1985 vous conduit à l'exil en France. Vous avez publié six romans et vous, vous écrivez principalement en arabe. Il y a un livre qui a beaucoup fait parler de lui La langue du secret, aux éditions Actes Sud. Ce livre est une sorte d'enquête théologique avec une confrérie mystérieuse, ça fait un peu penser au Nom de la Rose, d'ailleurs on les a souvent comparés. Vous abordez la confrontation des langages, vous expliquez que la langue génère une identité et qu'elle peut du coup déséquilibrer le monde. C'est possible ça ?

 

Najwa Barakat

C'est vrai que j'ai écrit un livre, un seul, en français. J’écris essentiellement en arabe, mais je pourrais peut-être un jour le refaire.

 

Emmanuel Khérad

Mais est-ce qu'une langue peut déséquilibrer le monde comme vous l’évoquiez ?

 

Najwa Barakat

Je ne suis pas du même avis que les écrivains ici présents et que je respecte énormément. Je crois que cette histoire de choix de langue est quelque chose de très important, pas anodin du tout. J'ai vécu en France depuis 1985. La guerre a éclaté au Liban en 1975. Le français, je le connaissais déjà parce que le Liban est un pays francophone, on nous apprenait le français en seconde langue, avec l'arabe, à l'école. C'est en arrivant à Paris que j'ai écrit mon premier roman en arabe, ensuite mon deuxième puis mon troisième, eux aussi en arabe. J’ai aussi commencé à écrire le quatrième en arabe : "La Locataire du Pot-de-fer" - la rue Pot-de-fer est une rue dans le Ve arrondissement du côté de Mouffetard, là où j'ai échoué en arrivant à Paris comme étudiante, mais ça sonnait faux. J'évoquais tel ou tel café parisien, telle rue et ça sonnait faux. Il y a eu dans le temps une première émigration d'écrivains qui sont venus en Occident, et en France en particulier, et qui ont écrit sur le « choc culturel » avec la France. Mais dans mon cas, c'était différent… Le centre culturel français au Liban était un peu mon
« quartier général », j'y allais pratiquement tous les jours pendant la guerre, j'empruntais des livres, des cassettes, des vidéos de film... La France, surtout du point de vue culturel, était comme un territoire familier.

En 1985 j’arrive en France pour fuir la guerre et suivre des études de cinéma ; je découvre que le français que je pratique n'est pas le même que celui parlé ici. Je suis surprise, je parle en français mais on a l'impression de ne pas me suivre ni de me comprendre. On me corrige souvent, je suis lente. Quand j'ai à poser une question, je la pose presque littérairement... Et le jour où je décide, dix ans après en 1995-1996, de raconter cette partie de ma vie passée en France, la langue française s'impose à moi. Cependant "La Locataire du Pot-de-fer", commence et se termine par une parenthèse. Car je me suis dit : je m'autorise l'entrée dans cette langue, même si au fond je ne crois pas vraiment y avoir droit. On n'entre pas comme ça dans une langue étrangère en prétendant que l'on peut la manier, l’apprivoiser. Par ailleurs, je n'ai pas de problèmes avec ma langue maternelle pour m'exprimer sur tous les sujets. J’ai écouté les témoignages des autres participants, mais je ne veux pas dire que le choix d'une autre langue est une trahison à sa propre identité, loin de là, c'est un choix complètement libre, mais ça implique selon moi des conséquences par rapport à l'écrit, aux non-dits, à sa propre culture, à sa propre identité... J'ai fait le choix de ma langue d’écriture. Le français, je vous l'ai dit, fut un choix provisoire. J'avais envie de dire quelque chose aux Français. L'écrivaine roumaine ce matin a dit : j'avais envie de parler aux Français, l'écriture ce n'est pas ça de mon point de vue.  L'écriture c'est quelque chose qui a un rapport avec ses tripes, son âme et le lecteur n'est pas censé être aussi présent à ce stade. Je peux parler du cas d'écrivains arabes comme exemple - je ne connais pas le cas des Européens quand ils décident de parler dans une autre langue -, il y a eu des générations d'écrivains arabes francophones. La première génération originaire du Maghreb, posait un problème. On pensait que ces auteurs écrivaient dans la langue de celui qui les domine, qui les colonise, comme s'il y avait dans cette écriture un parti pris pour cet « autre », pour ne pas dire l'ennemi. Mais les deuxième et troisième générations, après que les pays arabes ont pris leur indépendance, ne posent plus ce type de problème. Actuellement beaucoup de gens quittent les pays arabes - vous savez pour quelles raisons. C'est le cataclysme qui a frappé toute la région et beaucoup d'auteurs choisissent d'écrire délibérément dans d'autres langues, ils veulent être lus et communiquer avec le plus grand nombre de personnes tout en gardant leur identité culturelle.

 

Emmanuel Khérad

Bien sûr mais Amin Maalouf par exemple, ou Vénus Khoury-Ghata, qui écrivent en français, qu'est-ce que vous en pensez alors ?

 

Najwa Barakat

Je n'en pense que du bien, chacun est libre d'écrire dans la langue qu'il choisit mais moi je dis une chose : ce n'est pas anodin que de choisir d'écrire dans une langue qui n'est pas la sienne. On ne se dit pas, ah, tiens je vais écrire en anglais, je vais écrire en français. Ça implique beaucoup de choix, c'est très complexe, très compliqué, c'est tout un rapport de l'écrivain à l'écriture qui est engagé, qui est peut-être problématique ou pas.

Emmanuel Khérad

Dans La langue du secret, vous écrivez : celui qui verrouille la langue commet le plus grand des péchés car sortir de sa langue, c'est sortir du monde. Brina Svit, vous voulez réagir, je vous sens un petit peu troublée par ce qui est dit là ?

 

Brina Svit

Je pense qu'il faut sortir de sa langue pour sortir du monde justement, tout en la gardant.

 

Sorour Kasmaï

Quand Najwa Barakat évoque le problème d'identité, disant qu’on ne peut pas sortir de sa langue parce que c'est une sorte de trahison à ce qu'on est. Et si j’ai une identité plus complexe, si j’ai une identité qui est faite du persan et du français, pour quelle raison je délaisserais le français ?

 

Najwa Barakat

Je ne suis pas la messagère de la langue mère, je ne dis pas ça. Je dis que chacun part de sa propre expérience, bien sûr il y des gens qui sont élevés dans des familles francophones à cent pour cent, mais quand on possède les deux langues... Moi, j'ai fait mon choix, je sais le défendre, je sais dire pourquoi. Je maîtrise la langue française, je suis complètement bilingue, mais je tiens à écrire, même si en tant qu'écrivain j'en paie les conséquences, dans ma propre langue parce que les choses me viennent d'une manière beaucoup plus authentique, beaucoup plus forte. En français, je suis obligée de m'autocensurer, mais dans quel sens ?, les mots ne me viennent pas si facilement que ça, les mots en français n'arrivent pas vraiment à porter ce déluge qui est en moi. Mais c'est mon propre rapport à la langue, ce n'est pas le vôtre, ce n'est pas le sien...

 

Sorour Kasmaï

Je voudrais juste ajouter une chose. Si je voulais écrire de la poésie, il est sûr que je l'aurais écrite en persan, parce que c'est cette langue-là qui me donne les moyens de m'exprimer.

 

Emmanuel Khérad

Et c'est une histoire intime, la poésie aussi...

 

Sorour Kasmaï

Oui, mais pour ce que je fais, c'est-à-dire le roman et je crois à ce genre, je crois vraiment au roman, je pense que c'est le français qui peut me porter même si mes histoires sont iraniennes. Brina Svit a posé la question, à la fin de la précédente table ronde, et ça m'a interpellée : pourquoi raconter en français ? En tout cas, moi qui écris mes livres en français et en persan, j’écris la même histoire même si parfois je suis confrontée aux problèmes philosophiques de l'une ou l'autre langue. Mais mes histoires sont iraniennes, les personnages sont iraniens, et ça ne m'empêche pas de les raconter aussi en français. Parce que cela me donne ce recul permis par le français, avec la distance, et la tradition romanesque qu'il y a là (signe vers la tapisserie des grands écrivains fondateurs de la SGDL), derrière nous, c'est ces personnes-là qui me permettent de donner une touche finale à mes histoires.

 

Emmanuel Khérad

On va redonner la parole à Brina Svit, effectivement vous, vous avez choisi. Choisi ou pas, ça aussi c'est un terme et une façon d'aborder le débat.

 

Brina Svit

Non, non, à un moment, j’ai fait ce que je croyais pendant longtemps impossible : j'ai choisi d'écrire en français.

 

Emmanuel Khérad

Et dans Visage slovène, on voit que toute votre identité, toutes vos racines sont là. Donc à aucun moment on n'a l'impression, contrairement peut-être à ce qui a été dit tout à l'heure, que vous vous trahissez ou que vous trahissez vos origines.

 

Brina Svit

C'est une livre un peu particulier que j'ai pensé d'abord écrire en slovène. Parce que c'est une histoire sloveno-slovène. Mais aussi une histoire qui est reliée au tango que je danse assez passionnément. Ça veut dire que je vais une fois par an en Argentine. Le tango ce n'est pas juste la danse, c'est aussi toute une culture. J'ai appris plein de choses là-bas, et j'ai découvert que ce pays me concernait aussi par autre chose que le tango. Il y a eu plusieurs vagues d’émigration slovène en Argentine, dont surtout celle, politique, après la guerre. Quand j’y suis allée la première fois, je pensais : ce sont de vieilles histoires, je n’ai pas envie de rencontrer ces vieux collabos, leurs enfants et petits-enfants, des « mauvais slovènes » comme on les appelait en Slovénie. Et puis à un moment j'ai commencé à m'intéresser à eux. J’ai décidé d’écrire ce qui s’est passé avec eux. Et c'est vrai que j'ai pensé d'abord à le faire en slovène. Puis je me suis fâchée avec mon éditeur slovène et je lui ai dit : tiens, je vais l'écrire en français ! Et j’ai bien fait. Je me suis autorisée à écrire cette histoire finalement très slovèno-slovène en français, ce qui impliquait une autre approche, plus distanciée, plus pédagogique, ironique même. C’est pour cette raison que j’ai posé une question à nos trois romancières franco-slaves. Pour mon livre en français sur un sujet très slovène,  je me sentais obligée d'expliquer au lecteur français une partie de l'histoire slovène récente, celle de la deuxième guerre mondiale, de la collaboration, c'est-à-dire de leur donner quelques clés pour comprendre l’histoire de mes émigrés pour lesquels j’avais au début un a priori négatif : pour moi c’était des traitres, des collabos…  et que j’ai appris à connaître et déconstruire le mythe de traître. J’ai introduit dans mon livre - je ne vais pas vous raconter toute l'histoire - un personnage, une sorte de Virgile, l’écrivain polonais Gombrowicz qui est arrivé à Buenos Aires en 1939 en bateau, croyant que c’était pour une semaine. Mais il y resté vingt-trois ans. C’est une autre histoire fascinante de l’exil, mais à l’envers : si mes Slovènes voulaient à tout prix rester slovènes, Gombro comme je l’appelle, voulait perdre sa polonité pour devenir un écrivain « tout court ». Mon livre Visage slovène parle de l’identité.


Emmanuel Khérad

C'est étonnant Brina Svit, vous êtes très émue quand vous racontez cela, il y a beaucoup de charge émotionnelle dans ce que vous transmettez. On s'en aperçoit depuis ce matin, notamment avec Simonetta Greggio d'origine italienne, cette émotion de choisir ou pas, peu importe on dira comme on veut, de partir dans une langue, d'écrire dans une langue, c'est un choix intime finalement, soit pour transmettre quelque chose, soit pour fuir quelque chose.

 

Brina Svit

Ce n'était pas tout à fait ça quand j'ai décidé d’écrire en français. Ce n’est pas une question d'intimité, plutôt le contraire, une question de distance, d’ironie. Celle dont j’avais besoin par exemple, pour écrire cette histoire des Slovènes argentins qui est encore très émotionnelle pour les Slovènes, qui divise tout un peuple. On est toujours ou bien avec eux ou bien contre eux.


Emmanuel Khérad

Frédéric Aribit, je vous vois très attentif depuis tout à l'heure, c'est vrai que vous n'avez pas une double culture vous, pour le coup, c'est une culture régionale. Aujourd'hui, en région, notamment le Pays Basque, la Corse, la région Provence-Côté-d'Azur ou la Bretagne la langue régionale a une importance particulière car effectivement elle nous renvoie à des souvenirs d'enfance. Quand on entend un passage, une phrase en provençal, ou en basque en ce qui vous concerne, en niçois en ce qui me concerne, on ressent une forme d'émotion qui ressurgit, c'est ce dont on s'aperçoit dans votre roman.

 

Frédéric Aribit

Oui, je dis que je n'ai pas une double culture, parce que dans la réalité effectivement je n'ai plus cette langue basque, mais cette double culture existe au Pays Basque. La réalité linguistique en France est très complexe et beaucoup plus complexe que celle qui apparaît comme ça, de manière un peu rapide quand on observe la France.

 

Emmanuel Khérad

Elle est plus assimilée en tout cas.


Frédéric Aribit

Oui sans doute. Enfin,  reste que moi j'y ai vécu mon enfance - et je retourne au Pays Basque encore régulièrement - avec autour de moi des gens qui ne parlent quasiment qu'en basque du matin au soir, entre eux, et les enfants comme les grands-parents. Mais la question ne se pose pas en terme de choix, pour ce qui me concerne, il n'y a pas eu de choix à faire, ou si un choix a été fait à un moment, il a été fait malgré moi dans mon enfance où je parlais le basque, cette langue que je n'ai plus parlée ensuite dans ma scolarité. Pour moi, le rapport à la langue s’exprime en terme de deuil, c'est faire le deuil de sa langue natale. C'est se dire, à un moment, qu'on est entré tellement à l’intérieur d’une autre langue que finalement cette autre langue est devenue d'une certain façon sa langue natale. En ce qui me concerne, le français permet, et la littérature en particulier, non pas de remplacer ce qui manque et qui ne reviendra plus, mais peut-être de l'exprimer au moins, d'exprimer ce deuil. D'exprimer cette espèce de mémoire extrêmement vivace encore aujourd'hui.

 

Emmanuel Khérad

Vous n'auriez pas pu l'écrire en basque, ce roman ?

 

Frédéric Aribit

Absolument pas.

 

Emmanuel Khérad

Vous pourriez écrire un roman en basque ?

 

 

Frédéric Aribit

Pas du tout, non. Mais il y a de grands auteurs basques, je pense à Bernado Atxaga qui écrit en basque, et se traduit lui-même en espagnol, parfois. Ce qui m'a intéressé par rapport à la langue basque, dans ce livre-là, c'était une manière de mesurer ce qui me manque. La culture permet d'exprimer ce que l'on n'a plus, on ne s’exprime pas pour combler un vide, on s'exprime pour mesurer la profondeur de ce vide, d'une certaine façon.

 

Emmanuel Khérad

Sorour Kasmaï, on va aborder un sujet un peu sensible dont parle Najwa dans son livre, c'est la séquestration de la langue par la religion. L'influence que peut avoir la religion sur la pratique d'une langue, c'est le cas dans votre roman, on le voit avec votre personnage.

 

Sorour Kasmaï

Oui, avec la révolution on a eu une nouvelle langue en Iran. Khomeini a inventé une langue,  presque dans le même sens qu'en Allemagne nazie. Quand les Nazis sont arrivés au pouvoir, ils ont commencé la restructuration de toute la société par la langue, le novlang (selon Viktor Klemperer). Et en Iran c'était pareil, on était plus des Iraniens, on est devenu du jour au lendemain des fidèles, des croyants. On n'était plus la nation, on était l'oumma, ça veut dire l'assemblée des fidèles. Tous ces mots qu'on rencontre aujourd'hui en France, que je croyais ne jamais, - quand je suis arrivée en France il y a trente-trois ans - un jour les voir ressurgir, déferler dans les journaux français : le jihad, les martyrs,... tous ces mots qui appartiennent à la révolution iranienne. Je dis toujours que je sens une sorte de responsabilité dans ce qui se passe aujourd'hui, parce que je fais partie de cette génération qui a vécu la révolution iranienne et tous ces concepts de l'islam qui étaient complètement oubliés ont été réactualisés par Khomeini. Du jour au lendemain, notre persan poétique qui était la langue des poètes comme Omar Khayyam et Hafez, qui chantait toujours l'amour, le vin... et l'hérésie qui est dans cette langue, cette même langue devient vecteur de la religion. Alors, écrire en persan, pourquoi j'y tiens ? Pourquoi je ne le délaisse pas ? Parce que je ne veux pas l'abandonner à cette idéologie-là, comme tous les autres auteurs iraniens qui continuent malgré la censure à écrire en persan, à publier des romans, et c'est important le roman à la différence de la poésie, car c'est aussi la polyphonie. On peut avoir deux personnages qui sont totalement en désaccord dans un roman, dans la poésie non. Donc c'est très important pour moi - ça, c'est mon côté iranien et c'est pour ça que je ne me trahis pas -, de résister en persan et donc de continuer à écrire en persan. Mais c'est aussi très important, tout ce que le français me donne comme outils pour cela. Aujourd'hui, on voit qu'il y a une résistance linguistique à cette langue idéologique qui nous est imposée même si en Iran vous avez une population très, très, jeune qui est née sous le régime islamique mais qui n'est pas du tout endoctrinée. On le voit aussi dans le cinéma iranien, par excellence. Cette langue que les jeunes parlent, certes Internet aide maintenant, à la différence d'il y a une vingtaine d'années où nos œuvres ne circulaient pas.  Moi, j'étais absolument inconnue en Iran même si j'écrivais aussi des articles, rien ne circulait – aujourd'hui on me lit en ligne, et ça c'est très important. Il y a une résistance à cette idéologie qui veut même nous prendre notre langue pour que l'on ne puisse plus exprimer notre vraie identité iranienne dans cette langue-là.

 

Emmanuel Khérad

Najwa Barakat, vous êtes d'accord avec ce que dit Sorour Kasmaï ? Dans votre roman d'ailleurs, vous parlez de cela, de cette langue séquestrée, privée, on prive le peuple de sa langue.

 

Najwa Barakat

Non, je ne suis pas d'accord, je suis désolée Sorour, et je vais vous dire pourquoi. La question est : est-ce qu'il y a une langue qui permet une meilleure expression qu'une autre? Je ne crois pas. Il y a des rapports humains entre un écrivain et sa propre langue, et un écrivain et une autre langue, qu’elle soit française, russe, allemande, italienne... C'est vraiment un rapport intime entre un écrivain et la langue avec laquelle il aimerait s'exprimer.

 

Emmanuel Khérad

On ne parlait pas de cela, on parlait de la langue qui est influencée par la religion.

 

Najwa Barakat

Oui. Pour moi, par exemple, la langue arabe c'est la langue du Coran, donc c'est la langue de l'islam, parce que le Coran - vous le savez, a été écrit en arabe. Donc malgré tout, si vous revenez au patrimoine arabe, vous allez trouver que tous ces interdits qui ont été posés par ricochets par la révolution iranienne qui a secoué également le monde arabe, pas seulement le monde persan. Si vous revenez dix siècles en arrière, vous allez trouver que c'était une langue vivante, libre capable d'exprimer toute une poésie persane et arabe libertines, on pouvait parler du vin, de l'amour, de la sexualité... Donc, à la base, la langue arabe est une langue vraiment libre, vaste, vivante capable d'exprimer tous les sujets, quels qu'ils soient.

Qu'est-ce qui change le rapport à cette langue ? C'est vraiment le rapport entre le pouvoir et le savoir. Ou le pouvoir va dans le sens de l'épanouissement du savoir, ou il va dans le sens contraire, c'est-à-dire de la domination de ce pouvoir qui s'érige, lui, en savoir. C'est cela, d'après moi, la définition de l'idéologie. C'est ce qui s'est passé en Iran, dans le monde arabe et ça continue à empirer, à se passer ainsi. Est-ce que cela va m'empêcher, moi, de m'exprimer en arabe ? Non. Et pas seulement « non ». Cela m'a incitée encore plus à sauver cette langue de cet âge de pierre qui est en train de la grignoter…

 

Sorour  Kasmaï

Mais j'ai dit exactement la même chose, du persan. J'ai dit, c'est une résistance dans la langue le fait que l'on reste aussi dans cette langue. Donc je suis d'accord avec ça, bien sûr.

 

Najwa Barakat

Je ne le dis pas en réponse à ce que vous venez de dire, j'essaie d'aller un peu plus loin par  rapport à ces langues qui vivent une épreuve, comme celle-là, effectivement.

 

Emmanuel Khérad

Et alors, justement, dans l'épreuve, comme dans votre  livre, vous indiquez que la guerre a une influence sur la langue qui continue à porter une forme de violence aussi dans le cas de la religion. Pensez-vous que la religion, comme le disait Sorour Kasmaï, a une influence sur la langue du peuple aujourd'hui, notamment au Liban ou dans les pays arabes ?

 

Najwa Barakat

Vous savez, vous posez une question à laquelle il est compliqué de répondre. La langue arabe est la langue du Coran, ce n’est pas une langue qui vient de l'extérieur, ce n’est pas le persan qui a essayé d'adopter la religion musulmane, c'est très différent, c'est très complexe.

 

Emmanuel Khérad

Mais il y une distance aussi qu'on peut mettre dans une...

 

Najwa Barakat

Non mais la distance est mise, maintenant ça ne veut pas dire que ce sont les oulémas… nous on ne vit pas sous un régime totalitaire, pas encore, ce n'est pas Khomeini qui a dominé tout le monde arabe. Le monde arabe ce sont des entités, des monarchies. C'est pour cela que je vous dis que je ne peux pas répondre à cette question par la même approche que Sorour Kasmaï.

Brina Svit

Moi j'aurais une question pour nous, tous les quatre. Est-ce que nous  vous inscrivez dans une littérature nationale ?

 

Sorour Kasmaï

Nationale, française, iranienne ?

 

Brina Svit

Mais c'est ça la question : « quel national » ?

 

Sorour Kasmaï

Moi, je ne vois pas dans une œuvre forcément son appartenance à une nation spécifique. En Iran, on dit que je suis Iranienne, en France on dit que je suis écrivain francophone. Ça, c'est propre à la France aussi, c'est-à-dire que les francophones sont quand même catégorisés « francophones » mais si j'étais née ici, est-ce que je serais encore répertoriée « francophone» ? Mais ça ne me dérange pas. Peut-être, c'est même bien que l'on sache que j'ai une autre langue aussi, en moi.

 

Najwa Barakat

Moi, je dirais ce que Camus a dit : ma seule patrie c'est ma langue. C'est ma réponse. Je n'appartiens pas à un lieu géographique donné, c'est pour cela que je défends ma langue parce que c'est ma dernière planche de salut.

 

Brina Svit

Et quand tu écris en français ?

 

Najwa Barakat

J'écris en français, je parle en français, je communique, j'écris des articles, je vis en français. J'ai écrit un seul roman en français parce qu'il se passait en France, que j'avais vraiment envie de m'affronter à cette langue que j'ai découverte différente de celle que j'ai apprise quand j'étais dans mon pays.

 

Emmanuel Khérad

Najwa, pourquoi La langue du secret, ce roman que j'ai dans les mains, qui a été écrit en 2004 a été traduit en français seulement onze ans après en 2015 ?

 

Najwa Barakat

Parce que c'est ce que j'avais envie de dire aussi dès le départ, mes amis en France me disaient : Najwa, on a envie de te lire. Je répondais : oui, vous avez envie de me lire mais je n'ai pas envie de me traduire, il y a des traducteurs pour faire cela. Et comme la traduction de la langue arabe vers le français se fait très rare, de plus en plus, parce que l'on considère que c'est une littérature mineure, malheureusement, et ce n'est absolument pas vrai, on met le temps qu'il faut – à part Actes Sud – je ne vois pas beaucoup de gens traduire de la littérature arabe.

 

Emmanuel Khérad

Il y en a. Les éditions Zulma, par exemple ou d'autres maisons d'édition.

 

Najwa Barakat

Je ne connais pas. Mais on traduit très peu de livres, le monde arabe est tellement vaste, c'est vingt-deux pays qui écrivent, donc j'ai dû attendre mon tour pour que ce roman-là soit traduit.

 

Emmanuel Khérad

Et vous n'avez pas voulu le faire vous-même, puisque vous êtes bilingue et qu'au Liban la langue française est très importante ?

 

Najwa Barakat

De moins en moins, malheureusement. C'était un pays francophone au départ qui devient de plus en plus anglophone.

 

Emmanuel Khérad

Justement, les auteurs comme vous n'ont-ils pas un rôle à jouer ? Même si vous écrivez en arabe, demander une traduction en français pour continuer à porter cette langue ? Un peu comme le combat du Québec au Canada.

 

Najwa Barkat,

Je comprends que l'on est là pour faire l'éloge de la langue française, j'y adhère complètement...

 

Emmanuel Khérad

Non, ce n'est pas le but. On s'interroge juste, je pose une question.

Najwa Barakat

Ce n'est pas ma mission, ce n'est pas mon travail. La traduction a existé depuis la nuit des temps et il y des gens pour faire cela, le temps que je vais perdre sur la traduction de mon livre... d'ailleurs il a été magistralement traduit par Philippe Vigreux que je salue chaque fois que je peux le faire parce qu'il a vraiment trouvé l'équivalent de ce que je voulais faire en arabe et ça me suffit.

 

Emmanuel Khérad

Mais vous sembliez regretter que le Liban devienne plus anglophone que francophone.

 

Najwa Barakat

Oui, c'est ce que les Français n'arrivent pas à comprendre.  Moi qui suis Française, aussi -  c'est que la francophonie, ce n'est pas uniquement une question de langue française, la francophonie est un espace où se véhiculent des valeurs, une façon de voir, une culture et non pas une simple langue.

 

Emmanuel Khérad

Ça passe par la langue commune.


Najwa Barakat

Non, pas nécessairement. Maintenant que le monde est un petit village et que les gens communiquent par mille et une autres façons que par la langue...

 

Emmanuel Khérad

C'est la définition de la francophonie, la défense de la langue française.

 

Najwa Barakat

Oui, mais il faut que la francophonie fasse sa propre révolution aussi, je crois.

Emmanuel Khérad

Ah, ça, oui ! Il va y avoir du boulot, je crois.

Avant de donner la parole au public, on va juste parler de deux livres. Celui de Frédéric Aribit, Trois langues dans ma bouche et Ya Salam, votre livre, Najwa. C'est un livre dans une langue très crue, avec des scènes sexuelles, vous faites quelques paraboles mais quand même c'est assez éloquent. Fédéric Aribit, dans votre livre aussi il y a – pas des scènes sexuelles – des propos qui sont proches de l'argot, parfois presque vulgaires. Vous qui êtes enseignant, en plus, vous vous êtes posé la question d'une langue aussi élaborée dans l'écriture d'un roman ?

 

Frédéric Aribit

Trois langues dans ma bouche a l'air de présenter au départ trois langues concurrentes, le français, le basque et puis peut-être l’espagnol parce qu’on parle d’une zone frontalière. Mais ce qui m'a intéressé, c'est de faire jouer la polysémie. Faire entendre la langue que l'on parle, certes, mais également la langue organique, la langue du corps, parce que je crois qu'elles sont liées. Et puis la troisième, c'était la langue poétique, pas simplement la langue avec laquelle je véhicule une information mais celle qui fait peut-être le lien entre les deux autres, entre la dimension organique et la dimension purement linguistique, à savoir la langue érotique. Effectivement elle me tient à cœur et je trouve qu'il y a énormément de matière poétique là-dedans. C'est la langue du désir, c'est quand même important quand on se confronte à la littérature.

 

Emmanuel Khérad

Donc c'est une musique d'abord ? Parce que souvent les écrivains ont ça. Nous-mêmes quand on écrit des textes pour la radio, on a cette petite musique. Vous avez ça, vous aussi ?

 

Frédéric Aribit

Oui, oui. Tout à l'heure on a beaucoup parlé, à la table ronde précédente, d'images et à ma grande surprise moins de musique. Et notamment dans le passage d'une langue à l'autre, parce que ma langue française est également contaminée, ou parasitée, ou altérée pour prendre un terme musical, par le français mais aussi par l'espagnol, et par l'anglais dans lequel on baigne tous de manière volontaire ou pas, et puis par nos histoires personnelles qui font qu'il y a d'autres langues supplémentaires qui viennent encore s'y agréger, et je trouve que c'est une question d'affinités musicales. Dans mon écriture en tout cas c'est comme ça que ça fonctionne, un mot glisse vers un autre et de la même manière une langue glisse vers une autre très facilement. C'est là que l'on est à la fois dans la langue érotique. Les hommes ont davantage de frontières que les langues.

 

Emmanuel Khérad

Qu'est-ce que vous appelez la langue érotique ?

 


Frédéric Aribit

Il se trouve que, par hasard, ce que j’appelle la langue érotique se trouve à la page 69, vous vous rendez compte, dans mon livre ! J'ai un mal fou à expliquer que je n'en suis absolument pas responsable. Quand on rend un manuscrit, on n'est pas responsable de la pagination.


Emmanuel Khérad
Ça s'appelle de la promotion, Frédéric.

 

Frédéric Aribit

Et voilà ! C'est assez drôle parce qu'on me parle constamment de la page 69. La langue érotique, plus sérieusement, c'est ce que je disais tout à l'heure, c'est celle qui fait le lien entre une langue vécue ou comprise comme un simple outil, une langue au sens purement linguistique du terme, une langue de communication et puis la langue anatomique, la langue charnelle. Je trouve que la langue érotique, c'est la langue poétique, c'est celle du désir, qui fait que le corps existe, qu'il a de la matière, et qu'il y a un interlocuteur, donc une interlocution, un phénomène entre une écrivain et un lecteur auquel on s'adresse, qui en plus est totalement anonyme. C'est ça que j'appelle la langue érotique.

 

Emmanuel Khérad

Très bien, n'allez pas arracher la page 69, on surveille le stand où il y des livres à vendre aujourd'hui. Najwa, Ya Salam, c'est très cru, très érotique parfois, je le disais. Vous avez écrit ce livre, encore une fois, en arabe. C'était une provocation ou c'était une façon de vous réapproprier la langue « du peuple » ? Je sens que vous n'allez pas être d'accord avec ma question.

 

Najwa Barakat

Non. Ce n'est pas un livre érotique du tout.

 

Emmanuel Khérad

Je n'ai pas dit que c'était un livre érotique mais il y a des scènes érotiques.

 

Najwa Barakat

Non. Erotique, on serait dans l'esthétique du rapport charnel, moi je ne suis pas dans ça du tout dans ce roman, je suis plutôt dans des rapports charnels, bestiaux, assez violents. Sans  situer le roman, on ne peut pas parler de ça : il s'agit d'une bande d'assassins et de gens qui ont commis toutes les atrocités possibles pendant la guerre. L'un a été un franc-tireur, l'autre un tortionnaire, le troisième un poseur d'explosif. Donc on n'est pas dans le soft, on est vraiment dans le hard, mais pas que sexuel, ce sont des gens qui ne se fient qu'à leur instinct et qui entretiennent des relations assez sado-maso les uns envers les autres. C'était très difficile, effectivement, de trouver un langage, parce que ce sont des gens qui ne sont ni instruits ni idéologisés, c'étaient vraiment comme des mercenaires qui, en marge de la guerre, ont pu s'attribuer une place dans la société. Le roman commence le jour où la guerre s'est arrêtée et que ces gens-là ne savent plus comment vivre en temps de paix. Donc oui, on est tout à fait dans un langage cru, et cruel en même temps, que les gens des bas-fonds sont capables de pratiquer, et ce n'a pas été facile pour moi de le trouver, tout en maintenant un niveau littéraire, tout en essayant de rester dans la littérature.

 

 

Emmanuel Khérad

Un petit extrait avant de donner la parole au  public, avec Najib qui empoigne les cheveux de sa copine et qui l'oblige à s'agenouiller plus elle capitulait plus Najib s'excitait et il finit par la jeter à terre et par s'affaler sur elle en lui cognant la tête sur le carrelage tout en lui crachant au visage et en l'abreuvant de mots orduriers qui exacerbaient son désir. Un peu plus loin. J'espère que tu t'es fait plaisir, la prochain fois n'oublie pas de me pénétrer par la porte principale, au cas où tu ne le saurais pas je suis toujours cachetée à la cire rouge de la virginité. Sexuel, quand même. Littéraire, mais sexuel.

Y at-il des questions dans la salle ?

 

Un intervenant dans la salle

Je suis monsieur Stroppini, italien par conséquent, je me joins aux étrangères qui sont sur l'estrade. Mais je voulais dire moi, tout simplement, que la langue est fondamentalement une affaire du peuple. Les écrivains ne font pas une langue. Les écrivains à titre individuel peuvent éventuellement exalter quelques aspects d'une langue mais ils ne font pas la langue. L'une d'entre vous, je crois que c'est Brina Svit a cité tout à l'heure le premier vers de La Divine Comédie, Nel mezzo del cammin di nostra vita en le donnant en français, elle a eue tort à mon avis, parce que en effet, les deux langues sont totalement différentes. Ne serait-ce que la musicalité est différente d'une langue à l'autre, mais fondamentalement tout ce que je veux dire - sinon on va y passer une heure -  la langue est une affaire du peuple, nous avons donc Dante, en effet, qui a failli écrire sa Divine Comédie dans la langue d'Oc qui était au XIIIe siècle, intellectuellement parlant, la langue dominante en Europe. Toute la poésie d'amour européenne est en langue d'Oc à l'époque. Outre qu'elle vienne en grande partie de Syrie, de Perse... Et donc, il a failli écrire en langue d'Oc et il a mis un vers en langue d'Oc dans la bouche d'un certain Sordello qu'il rencontre dans l'Enfer mais il n'a pas écrit La Divine Comédie en langue d'Oc. Il l'a écrite dans le jargon florentin qui à l'époque n'avait absolument aucun lustre. Il lui a donné un certain lustre, lui, mais la langue qui est celle de La Divine Comédie n'est pas devenue la langue italienne. Chaque ethnie en Italie a gardé sa langue et encore de nos jours, et c'est vrai, nonobstant les efforts de Manzoni et de tous les ministres de l'Éducation nationale, comme disent les Français - della cultura en italien - chacun garde encore son propre jargon.

 

Brina Svit

Je pense qu'il faut dire quand même que Dante a élevé cette langue du peuple au niveau d'une grande langue littéraire.

 

M. Stroppini

Non, c'est lui qui s'est élevé, grâce à la langue, au niveau du plus grand génie, au moins médiéval, de l'Occident.

 

Un intervenant dans la salle

Pensez-vous avoir plusieurs personnalités du fait de parler plusieurs langues ?

 

Sorour Kasmaï

Je pense qu’on a tous plusieurs personnalités. Ce n'est pas grâce à mes langues que j'ai découvert cela. Déjà, j'ai au moins trois cultures, puisqu'il y a, en plus de l’Iran et de la France, la culture russe que j'ai acquise, aussi. Probablement, mais ce serait une analyse psychanalytique. En tant qu'écrivain, oui, j'ai plusieurs identités en moi.

 

Najwa Barakat

Je crois que vous voulez demander ce qu'une langue apporte à notre personnalité d'écrivain, c'est cela ?

 

L’intervenant

C'est-à-dire, les différences que peuvent avoir vos textes en fonction de la langue que vous employez.

 

Najwa Barakat

Le français a amené chez moi, dans mon écriture, une forme de logique, de brièveté, de précision. Ce n'est pas que la culture arabe ne me les donnait pas mais la langue française l'a favorisé chez moi. Et mon écriture, en arabe, en est influencée. Parce que la langue arabe, surtout celle du XIXe, - avant c'était une langue très scientifique et vous savez qu'il y a eu plein d'encyclopédies qui ont été écrites en arabe. Les arabes adoraient tout ce qui est classification... Et du coup la langue a perdu de cette précision-là et ce contact avec cette culture française. Et pas uniquement française parce que je lisais la littérature américaine et russe en français. Cela m'a inculqué cette lucidité envers ma propre langue et m'a donné le courage d'élaguer, d'élaguer... pour arriver vraiment à un phrasé très condensé et précis.

 

Louis Monier

Comparé au français parlé à l'étranger qui apporte un certain caractère à la langue française, est-ce que vous sentez que les différentes langues parlées au sein de la France, comme le basque ou le breton, ça influence aussi la perception du français à travers le monde ?

 

Frédéric Aribit

À travers le monde, je suis bien incapable de répondre à cette question…

 

Louis Monier

Je veux dire au Canada, au Liban, le français est représenté comme une langue qui montre une certaine histoire dans le pays, du coup en France, le fait qu'il y ait plein de langues régionales, est-ce que vous pensez que c'est tout aussi important que les langues dans les autres pays qui font en sorte qu'on n'oublie pas l'histoire des régions ?

 

Emmanuel Khérad

Vous voulez dire l'histoire d'un pays qui est lié à une langue, notamment le Canada avec le Québec qui porte le français et qui a une vraie histoire avec la France. Et la France qui n'a pas de deuxième langue, contrairement au Canada qui a l’anglais, mais des langues régionales, est-ce que c'est de la même valeur ?

 

Frédéric Aribit

Ce qui est sûr, c'est qu'il me semble qu'en France, pendant très longtemps et c'est probablement le cas encore aujourd'hui, on a eu une conception extrêmement folklorique des langues régionales, ce qui n'est pas le cas en Espagne et dans beaucoup d'autres pays autour de nous. C’est typiquement français. On a une conception passéiste, une peu  ringarde des langues régionales, parce qu'elles ont été centralisées de force c'est une chose, et pour ce qui concerne le basque, c'est lié évidemment à un contexte, - ça va rejoindre ce que l'on disait tout à l'heure avec la religion et l'idéologie – mais c'est forcément lié à un contexte politique, à un moment historique de revendication. La langue basque, qui n'est pas une langue latine, pas non plus une langue indo-européenne, reste une espèce de mystère dans cette enclave elle-même traversée en plus par une frontière, étalée de part et d'autre des Pyrénées. C'est vrai que c'est gênant pour beaucoup de monde que ça existe.

 

Emmanuel Khérad

Donc pour répondre à la question de Louis Monier, ça n'a pas la même valeur.

 

Frédéric Aribit

Ce serait tellement simple que ça n'existe plus et que l'on puisse dire qu'en France on ne parle que le français, or ce n'est pas toujours le cas.

 

Emmanuel Khérad

Quand même. Il est très rare que ces langues soient parlées dans la vie quotidienne, à la boulangerie...

 

Frédéric Aribit

Ah non, vous avez tort. Au Pays Basque, beaucoup de monde parle en basque. Je ne peux pas parler de la Corse ou d'autres régions, mais le fait est qu'au Pays Basque, on parle en basque très couramment, et ça a été aussi favorisé depuis les années 1980, c'est toute l'histoire de mon livre, par toute une prise de conscience, par la chute du franquisme du côté espagnol et les années Mitterrand côté français, avec reconnaissance officielle, enseignement, chaînes de télé, radios, musique...

 

Emmanuel Khérad

C'est vrai qu'il y a une progression des langues régionales, on s'en aperçoit depuis une dizaine d'années, avec la jeunesse qui porte ces langues dans certaines régions.

 

Frédéric Aribit

Enormément. Et puis est-ce que la légitimité d'une langue passe par le nombre de ses locuteurs ? Ce n’est pas certain. Je commence mon livre par cette histoire qui m'avait fait hurler de rire. Celle de ces deux vieux mexicains de soixante-dix ans qui sont les deux derniers locuteurs de l'ayapaneco, un jour ils se fâchent et décident de ne plus s'adresser la parole. Donc la langue meurt à cause de ça. C'est extrêmement drôle.

 

Sarah Jalabert

Je m'adresse particulièrement à madame Barakat, j'aimerais vous demander si la langue et la culture françaises ont changé quelque chose, en positif ou négatif, à vos origines libanaises ou pas ?

 

Najwa Barakat

Changer quelque chose à mes origines ? Non.

 

Sarah Jalabert

À vos perceptions, comment vous vous êtes formée, comment vous pensez, vous vivez …

 

Najwa Barakat

Alors oui, d'ailleurs si j'ai écrit le livre La locataire du Pot-de-fer, c'était justement pour relater ce rapport à la France. Et je croyais avoir été bien armée, comme je l'ai dit au début, parce je connaissais déjà la langue française et je connaissais assez bien la culture française de l’époque, ce qui se chantait, ce qui se jouait... Je n'étais pas complètement étrangère dans un pays qu'il fallait découvrir de A à Z. Mais en même temps, en arrivant, j'ai découvert que cette langue n'était pas le français que les Français pratiquaient. Donc il a fallu que je m'adapte. Et toute cette vision très romantique de la France, je l'ai perdue parce qu'il ne s'agit plus de vivre avec les chansons, les acteurs, les écrivains, il fallait vivre au quotidien, apprendre à prendre le métro. À Beyrouth on pensait vivre dans une grande ville cosmopolite, mais en arrivant à Paris, Beyrouth paraissait une banlieue, plus ou moins, parce qu'en plus c'était Beyrouth après dix ans de guerre. C'était un rapport, au départ, un tout petit peu conflictuel car chaque fois que je voulais communiquer c'était : ah, vous êtes Libanaise, on adore le taboulé et l'houmous ! Et moi je me disais : ils ne connaissaient que ça du Liban. Ou ils confondaient le Liban et l'Iran…

 

Brina Svit

C'est ce qu'on peut appeler le provincialisme des grands peuples.

 

Najwa Barakat

Oui, plus ou moins. Mais quand vous arrivez, que vous avez une vingtaine d'années et que vous êtes pleine d'énergie et d'envie de communication, vous êtes un peu sous le choc. Dix ans après, j'ai voulu écrire ce livre justement pour expliquer ce petit malentendu.  Bien sûr je suis passée outre au fil des années. Et j'ai commencé à apprécier ce qui me faisait un peu peur au départ, c'est à dire pouvoir vivre ma solitude, ce que le Liban ne permettait absolument pas.  Je raconte dans ce livre qu'il y a une jeune fille qui décide du jour au lendemain de ne plus sortir de chez elle. Elle est liée au monde extérieur par le téléphone, par l'interphone et elle fait des flash-back sur sa propre vie. Une fois ce livre écrit, mon rapport à Paris, je ne dis pas la France parce que Paris n'est pas la France, a été pacifié. C'est une partie de moi qu’ai j'intégrée et je n'arrête pas de revenir en France, parce que ça me manque beaucoup.

 

Emmanuel Khérad

Eh bien nous allons conclure. Merci Frédéric Aribit, merci d'avoir eu ce courage de venir avec votre classe. Vous pouvez l'applaudir. Trois langues dans ma bouche aux éditions Belfond. Sorour Kasmaï, merci beaucoup, Un jour avant la fin du monde, c'est aux éditions Robert Laffont. Merci Najwa Barakat, merci beaucoup et Brina Svit avec Visage slovène.

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