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Elitza Gueorguieva, Lenka Horňáková-Civade, Irina Teodorescu, Ali Zamir

Modération : Yvan Amar, journaliste, RFI

A ZAMIR L HORNAKOVA E GUEORGUIEVA I TEODORESCU  L HORNAKOVA E GUEORGUIEVA I TEODORESCU

Ali Zamir, Lenka Horňáková-Civade, Elitza Gueorguieva, Irina Teodorescu (à droite) © SGDL

 Lenka Hornakova Civade Elitza 
 La langue française par Lenka Horňáková-Civade  La langue française par Elitza Gueorguieva
Irina Teodorescu  
La langue française par Irina Teodorescu

pdfQuitter sa langue pour devenir écrivain

Yvan Amar

Elitza Gueorguieva, Lenka Hornakova-Civade, Irina Teodorescu et Ali Zamir.Tous vous avez quitté votre langue pour écrire en français, avec des parcours et des trajectoires différents. Irina Teodorescu a d’abord écrit Le bandit moustachu et ensuite Les étrangères, mais Lenka Hornakova-Civade avec Giboulée de soleil, Elitza Gueorguieva avec Les Cosmonautes ne font que passer et Ali Zamir avec Anguille sous roche, sont tous auteurs d’un premier roman écrit en français.

Par ailleurs, trois d'entre vous ont quitté leur pays. Ali Zamir, lui, vivait au Caire de 2005 à 2011 et aux Comores le reste de sa vie. Et enfin, il y a parmi vous trois Européennes et un, je n'ose dire Africain, les Comores c'est l'océan Indien, est-ce les Comores se disent africaines ?

 

Ali Zamir

Oui bien sûr nous sommes Africains.

 

Yvan Amar

La langue française n'est pas la langue comorienne mais c'est quand même une langue que l'on parle et que l'on entend aux Comores d'autant que l’on distingue évidemment l'archipel des Comores qui est indépendant, d'une île qui est un département français dont les liens avec la culture française sont importants. Alors que les trois autres auteures sont Européennes et viennent de pays qui n'ont pas d'histoire officielle avec le français.

J'aimerais bien que vous nous disiez successivement comment vous avez abordé la langue française, quel a été votre premier rapport, votre première relation et vos premiers apprentissages à ce français qui est devenu une langue d'écriture.

 

Irina Teodorescu

C'est vrai que cette question, comme Dany Laferrière le disait ce matin,  au bout de je ne sais combien de livre, on l'entend toujours. Ça revient tout le temps et moi je donne des réponses très différentes...

Yvan Amar

Ce n'est pas la même question, ce n'est pas pourquoi écrivez-vous en français ?, je vous la poserai tout à l'heure, mais comment avez-vous abordé le français, quels sont vos premiers souvenirs de français, est-ce que vous vous souvenez d'une époque de votre vie où vous ne parliez pas le français et comment s'est fait le passage ?

 

Irina Teodorescu

Ah oui, je m'en souviens très bien parce que j'étais quand même grande quand je suis arrivée en France et je ne parlais pas le français du tout. Juste : bonjour, je ne parle pas français.

 

Yvan Amar

Vous arriviez de Roumanie, pardon de ne pas l'avoir précisé.

 

Irina Teodorescu

Exactement. Mais je me souviens de l'image que j'avais du français en regardant je ne sais quel film avec Belmondo et cette voix, cet accent, ce parler comme ça (se pince le nez), j'exagère un peu évidemment, et cela me plaisait pas mal. Je pense que c'est Belmondo qui me plaisait. Je précise qu'il était jeune dans le film.

 

Yvan Amar

C'est une bonne façon d'aborder le français. Alors quels étaient ces premiers mots, vous souvenez-vous  des phrases ?

 

Irina Teodorescu

Je me souviens que mon père était très énervé par le fait qu'il y avait ce « d'accord » en français mais qu'est-ce qu'ils ont à être tous « d'accord » comme ça, on leur a pas demandé s’ils étaient tous d'accord. Genre : on prend un verre ? D'accord...

 

Yvan Amar

C'était un effet de mode il y a trente ans. Plus personne ne le dit, on disait « d'ac ».

 

Irina Teodorescu

Je suis arrivée en France où j'avais trouvé un stage dans une agence de communication, j'avais déjà fait un stage dans ce genre d’agence en Roumanie où des étrangers étaient venus apprendre à la Roumanie comment faire de la publicité. Dans cette agence multinationale, tout le monde parlait anglais, il y avait des gens d'un peu partout, des Autrichiens, des Américains, des Anglais... Je me suis dit que c'était partout comme ça, cela me paraissait assez évident, donc en arrivant en France, les premiers jours, je pensais que l'on parlerait en anglais à l’agence. Et en fait, non. Surprise. Et puis on m'a dit que je commencerais à travailler sur un nouveau projet : le premier site Internet de Universal music. Pour moi Universal music, c'est quelque chose d'international donc, évidemment, on allait parler anglais. Eh bien non. J'arrive et tout le monde parle en français ! Une anecdote à propos de la Home page : j'avais regardé dans un dictionnaire et je savais donc que home voulais dire « homme », et je me disais : ils sont clairement en train de vouloir faire un site pour les hommes et un site pour les femmes, peut-être en fonction de la musique ?

Voilà mes premières impressions de la langue française.

 

Yvan Amar

Elitza, est-ce que je peux vous poser la même question à vous qui venez de Bulgarie ?

 

Elitza Gueorguieva

Oui, moi aussi, je me rappelle très bien la première fois que j'ai dû parler en français. J'avais 6 ans et les premiers jours de l'école il fallait dire un petit poème. Ma grand-mère m'avait imposé d'apprendre quelques vers en français. Sur le coup, je ne sais pas si j'ai très bien vécu cela, parce que tout le monde parlait en bulgare alors que je disais des petites rimes en français et que personne ne comprenait rien. C'était peut-être aussi un premier moment où je me suis sentie un petit peu incomprise, et le plus bizarre c'est qu'ils sont toujours restés en moi, je me rappelle très bien ce poème.

Yvan Amar

Vous pouvez nous le dire s'il est court, allez-y. Vous avez un auditoire attentif et bienveillant.

 

Elitza Gueorguieva

Vous voulez que je vive deux fois cette humiliation !  Bon très bien, je vais le dire parce que c'est intéressant : Toc, toc, toc / Qui frappe à la porte ? / Une feuille morte / Que désirez-vous ? / Entrer chez vous / Et pourquoi ? / Parce que j'ai froid / Alors entrez vite / Merci ma petite. Voilà, j'ai six ans.

 

Yvan Amar

Avec une entrée en matière pareille, je ne m'étonne plus du tout que vous soyez devenue romancière.

 

Elitza Gueorguieva

En même temps je trouve cela drôle ce qu'il raconte. Une petite feuille morte – ou une petite fille - qui demande l'hospitalité et de l'autre côté il y une française qui est très accueillante ... Je ne pouvais pas savoir que dix ans plus tard j'allais partir en France où j'ai été plutôt bien accueillie, pas toujours... En tout cas, j'ai mis du temps, au début c'était un peu compliqué, à 18 ans, parce que j'aime bien raconter des blagues, être drôle, mais en français, même si je l'avais étudié un petit peu au collège et au lycée, j'avais pas tout de suite activé mes connaissances, du coup dans les soirées j'essayais de raconter des petites blagues et ça prenait 150 ans, personne ne rigolait, et je me suis orientée vers le cinéma. J'essayais d'écrire des petites pièces de théâtre, je faisais un atelier d'écriture où une prof m'a dit qu'il fallait d'abord que j'apprenne le français et après on verrait. Je l'ai écoutée et malheureusement, ou heureusement, je me suis mise à faire du cinéma et je pense que ce n'est pas pour rien dans mon écriture. Finalement, aujourd'hui je pense que j'écris beaucoup aussi avec des images, même dans le roman qui commence par la description d'une mosaïque. Tout cela, je pense que ce sont des restes de cette époque de cinéma. J'en fais toujours.

Et pour rebondir sur cette histoire de film français, moi aussi je me rappelle qu'à 14 ans j'étais allée toute seule voir Pierrot, le fou – avec Belmondo, à nouveau -, mais j'étais beaucoup plus perturbée parce qu'à l'époque on n'avait pas d'argent pour sous-titrer les copies, donc souvent on payait des petites vieilles à la retraite qui lisaient – très mal d'ailleurs – tous les dialogues, en les enchaînant un peu comme j'ai fait tout à l'heure, du coup je ne comprenais pas qui disait quoi, l'action était déjà assez étrange...

 

Yvan Amar

Vous voulez dire qu'en temps réel, il y avait des petites vieilles qui lisaient les dialogues ?

 

Elitza Gueorguieva

Oui, c'était une même dame qui lisait tous les dialogues, d'une voix monotone et absolument liée, donc on ne comprenait pas quand c'était la fin de la phrase et le début d’une autre. C'était assez fou. Je me disais que cette Nouvelle vague était vraiment nouvelle !

Yvan Amar

Lenka, j'allais dire que vous êtes partie de République Tchèque mais ce n'est pas vrai car quand vous êtes partie c'était de Tchécoslovaquie donc...

 

Lenka Horňáková-Civade

Oui, je viens d'un « pays qui n'existe plus », effectivement. Et j'ai rencontré le français, avec un Français à vrai dire.

 

Yvan Amar 

Jean-Paul Belmondo ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Non, non. Je suis arrivée à Prague, j'avais 18 ans, quelques mois après le mur est tombé, et à l'université il n'était plus question de faire du russe mais il fallait faire une autre langue pour avoir les points nécessaires... Et je me suis dit : je vais prendre le français. Pourquoi ? Certainement influencée par la littérature française mais je n'avais aucune idée de la manière d'apprendre cette langue, parce qu'elle était inaccessible, parce qu'on n'avait pas de professeurs de français au lycée. C'était vraiment un univers extrêmement abstrait. Et au bout de quelques cours avec ce professeur, j'ai abandonné l'idée du français, tout bêtement. Je me disais que jamais je ne pourrais manier cette langue, ou la  parler. Puis au premier voyage à l'étranger après l'ouverture des frontières, j'ai rencontré un français et six mois plus tard je parlais français. Comme quoi, quand on trouve la bonne motivation, on peut aborder même le français et, petit à petit, se l'approprier et prétendre à le manier, le posséder, l'écrire. Mais je suis d'abord devenue écrivain tchèque en France, ce n'est qu'après je suis devenue écrivain français, en France.

 

Yvan Amar

Et vous continuez à être écrivain tchèque ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Oui. J'écris des feuilletons, je travaille pour la radio à Prague. Et j'aime énormément ce va-et-vient entre les deux langues, deux manières d'apprendre le monde, de le posséder, de le rendre intelligible aux autres, c'est extrêmement passionnant.

 

 

Yvan Amar

On y reviendra sûrement tout à l'heure, à cette oscillation entre les deux langues, mais Ali Zamir, j'aimerais bien vous poser, à vous aussi, cette même question sur les premiers  contacts avec le français ?

 

Ali Zamir

Ça m'étonne qu'on me pose tout le temps cette question parce que tout simplement aux Comores la langue française n'est pas comme dans les autres pays, moi, je n'avais pas le choix, c'est une langue qui nous choisit, si on ne parle pas français ça veut dire qu'on n'est pas scolarisés, c'est tout. La langue française, c'est dès la maternelle et les autres langues sont apprises en français.

 

Yvan Amar

Il est évident que pour des gens qui sont originaires de cette Afrique qu'on appelle l'Afrique francophone, le rapport au français est différent, bien que le français pour la quasi-totalité - sauf peut-être un petit peu au Gabon ou au Cameroun -, ne soit pas une langue maternelle, c'est la langue de l'école.


Ali Zamir

En effet, le français n'est pas notre langue maternelle, nous en avons une et il y aussi l'arabe qui est officialisé, mais cette officialisation est politique. Les Comores font partie de la Ligue arabe. La langue française est beaucoup plus avantagée que les autres parce que, je me souviens très bien, on nous donnait un « jeton » si on prononçait un mot comorien en classe.

 

Yvan Amar

Quand vous dites jeton, ça se rapproche de ce qu'on appelle ailleurs le « symbole », c'est à dire un signe dégradant parce que vous avez fait quelque chose qu'il ne fallait pas faire ?

 

Ali Zamir

Oui, si à la fin de l'heure c'est vous qui aviez le jeton, vous étiez puni et vous deviez écrire : je ne parlerai jamais en comorien en classe.

 

 

Yvan Amar

Donc il fallait qu'il y en ait un autre qui dise un autre mot comorien après vous pour  que vous lui donniez le jeton, et c'est lui qui avait la punition, c'est cela ?

 

Ali Zamir

Oui, on devait l'écrire 200, 300 ou 1000 fois, et c'était dur. C’est vous dire si le français est vu comme la langue de la réussite.  Il faut savoir que même si vous faites des études en arabe, vous n'êtes pas sur le même pied d'égalité que celui qui a fait des études en français. C'est une complexité, mais c'est la réalité chez nous.

 

Yvan Amar

Et ça fait une autre différence avec les trois autres écrivaines qui sont autour de la table, c'est que, en général, si on veut devenir écrivain aux Comores, on écrit plutôt en français. On peut écrire en arabe mais c'est quand même relativement rare. Alors que si on habite en République tchèque ou en Roumanie ou en Bulgarie et qu'on est écrivain, on écrit dans la langue de ces pays.

Quel est le rapport entre le français et votre langue maternelle ?  Est-ce que vous avez l'impression de temps en temps, quand vous écrivez en français, que votre langue maternelle affleure, qu'elle est présente ? Est-ce que parfois, vous vous surprenez à prononcer un mot, une tournure grammaticale, une façon de vous exprimer dont vous vous dites : ça c'est du bulgare, du tchèque, du comorien... Est-ce que parfois il y a une trace sous-jacente, une sorte de filigrane de votre langue maternelle et comment vous débrouillez-vous avec ça, est-ce que vous l'accueillez, vous le chassez, vous vous en méfiez, est-ce un plaisir de le reconnaître, ou au contraire, comme une erreur ?

 

Irina Teodorescu

Moi, ça ne me dérange pas, ça m'arrive, oui, il y a juste des mots qui apparaissent comme ça dans ma tête, en fait, et dans le texte du coup, je les écris comme ils viennent, en roumain.

 

Yvan Amar

Mais pourquoi, parce qu'il vient comme ça ou parce que vous ne trouvez pas le mot français qui correspondrait ?

 

 

Irina Teodorescu

Parce qu'il me vient, souvent je ne le trouve pas, j'ai découvert qu'il y a plein de mots qui n'existent pas en français.

 

Yvan Amar

Pouvez-vous donner un exemple où ce n'est pas le mot français qui vous échappe, mais le fait qu'il n'y ait pas d'équivalent, parce qu'il n'est pas traduisible ?

 

Irina Teodorescu

Pour vous donner un exemple, ce n'est pas le plus romantique mais celui qui me vient en tête. Quand on pousse quelqu'un dans le dos, à certains endroits, il y a un mot en roumain pour dire cela, alors on peut dire « appuyer dans le dos» mais il n'y a pas de traduction exacte en français. Il y a des expressions aussi, qui arrivent dans la tête, et moi, j'ai décidé de ne pas m'en occuper, je me suis dit qu'il y a toujours des façons de trouver comment dire ce qu'on veut dire, donc ce n'est pas du tout ma première préoccupation. Et ça m'amuse, je ne sais pas si je l'ai décidé dès le départ, mais cela répond aussi à la question précédente des nouvelles langues, parce que mes enfants parlent français, ils sont nés en France donc ce sont des enfants d'expression française, ils parlent roumain également et maintenant qu'ils sont adolescents à chaque fois que l'on va en Roumanie, ils sont en immersion, ils perfectionnent leur roumain et ils inventent des mots entre les deux langues dans lesquelles ils sont très à l'aise, qui ont toujours existé dans leur vie. Certes, ils ne vont pas inventer une langue à eux deux, à partir de cent peut-être, mais deux je pense que ce n'est pas assez.

 

Yvan Amar

Une question indiscrète, quelle langue se parlent-il tous les deux ?

 

Irina Teodorescu

Ca dépend où ils sont.

 

Yvan Amar

Quand ils sont tous les deux, tranquilles, j'imagine que parfois vous avez laissé trainer une oreille, est-ce qu'ils ont inventé une langue, est-ce qu'ils ont des tournures, des mots, du fait que justement ils soient francophones avec une mère roumaine. Je ne vous ai pas demandé quelle langue vous leur parliez mais vous dîtes qu'ils parlent roumain, qu'ils sont allés en Roumanie, qu'ils sont en tout cas sensibilisés à cette langue, est-ce que ça fait qu'il y a des mots qui ont émergés ou des tournures de phrases ? Est-ce qu'il y a un argot familial qui est propre à ce bilinguisme, entre vos enfants ?

 

Irina Teodorescu

Oui, complètement. Mais pas de quoi faire une langue, il y a quelques mots, quelques expressions, des choses que l’on comprend entre nous, parce que ces mots-là, soit emprunté à l'autre langue, soit des mots combinés, inventés...

 

Yvan Amar

Vous voulez dire que ce n'est pas juste entre vos enfants, dans toute la famille, il y des mots qui vous sont propres ?

 

Irina Teodorescu

Oui, parce que c'est venu comme ça. Je ne sais pas qui exactement les a inventés...

 

Yvan Amar

Il y a des « téodoresquismes ».

 

Irina Teodorescu

Oui, mais je pense qu'eux se les approprient beaucoup plus que moi et disent que  leurs mots, ce sont eux qui les ont inventés... J'ai un peu honte aussi, mais en même temps c'est comme cela et ce n'est pas de ma faute :  j'ai lu récemment que la Roumanie était le pays qui avait la plus grande diaspora, il y a quatre millions de Roumains à l'étranger, ce qui est à peu près  - jusqu'à il n'y a pas très longtemps - le nombre de réfugiés syriens, alors qu'il n'y a pas de guerre en Roumanie et que normalement tout va bien, tout va très bien même en ce moment. Et je me suis dit que peut-être, avec quatre millions de personnes qui parlaient le roumain mélangé avec d'autres langues, y a un moyen d'inventer une nouvelle langue. Ils ne sont pas tous en France, je vous rassure... Mais je n'ai pas du tout répondu à la question…

 

Yvan Amar

Non, mais c'était très intéressant et j'aimerais bien, Elitza Gueorguieva, vous poser la même question. Irina est Roumaine, le roumain est une langue romane comme son nom l'indique, c'est peut-être la langue romane qui est la plus lointaine du français, des six ou sept langues romanes qui existent.  Mais il y a quand même un rien de transparence entre ces deux langues ; le bulgare et tchèque, ce sont des langues slaves, complètement différentes donc. Alors est-ce que vous ressentez, vous aussi, de temps en temps, un souvenir du bulgare quand vous écrivez en français ?

 

Elitza Gueorguieva

Oui, absolument, je pense que l’on ne quitte jamais sa langue quand on écrit, même quand on écrit dans une autre langue. Dans mes phrases il y a souvent des tournures, dans la structure des phrases aussi. Il y avait souvent des choses pas spécialement fausses, on comprenait, mais c'était une petit peu décalé. Même si, moi non plus, je ne m'en préoccupe pas trop, à un moment je me suis rendu compte qu'il fallait faire attention et faire un petit tri. Choisir les bonnes erreurs pour que le texte reste décalé et en même temps corriger les erreurs qui rendaient ce que je voulais dire incompréhensible. D'où ce petit travail de tri, où moi-même je faisais des listes de mots...

 

Yvan Amar

Vous faites des listes des mots à éviter ou des mots que vous voulez utiliser ? Qu'est-ce qu'il y a dans vos listes ?

 

Elitza Gueorguieva

Ce sont plutôt des mots que je veux utiliser.

 

Yvan Amar

Cela vous aide alors. C'est comme une cagnotte, et après ça fait une sorte de contrainte qui fait que vous allez construire autour de ces mots-là ?

 

Elitza Gueorguieva

Oui, complètement, en fait je pense que quand j'ai repris des études en création littéraire, je me suis rendu compte que pendant des années j'avais vécu dans l'approximation des mots par moment, puisque quand on vit à l'étranger on ne peut pas tout le temps vérifier,  même si pendant longtemps je me suis trimballée avec un gros dictionnaire qui faisait trois kilos et 2000 pages - maintenant il y a des smartphones mais je suis arrivée trop tôt en France – et que je prenais les mots dans le contexte mais je ne savais pas exactement à quoi ça correspondait dans ma langue, quel était le mot précis. On ne peut pas être dans la précision.

Yvan Amar
C'est à dire qu’au départ, vous aviez parfois un rapport très concret à des mots qui étaient des objets avant d'être du sens, ou autant que du sens, des objets qui ont une couleur, un poids, une forme, quelque chose de matériel ?

 

Elitza Gueorguieva

Oui, je pense que souvent on s'imagine autre chose par rapport au mot et en même temps, parfois, il m'arrive aussi de traduire des mots de bulgare et ne pas me rendre compte que cela veut dire autre chose ici. Par exemple dans le roman, avant il y avait une phrase qui disait « Constantza est une fille scintillante, elle a une robe qui scintille à chaque mouvement… et  de ton  côté il n'y a rien à signaler sauf une piqûre de guêpe qui te donne un aspect oblique et peu souhaitable ».

 

Yvan Amar

Oblique ! J'espère que vous l'avez gardé.

 

Elitza Gueorguieva

Ma prof, Maylis de Kerangal, me disait : c'est super, c'est complètement décalé, il faut absolument garder ça. Et moi, je ne comprenais pas pourquoi c'était décalé parce que en bulgare «obul» ça veut dire rond et donc, en fait ce n'était pas tellement original, je voulais dire que j'étais « gonflée ».

 

Yvan Amar

Parce que par « oblique » vous voulez dire « rond », non seulement c'est autre chose, mais c'est le contraire presque.

 

Elitza Gueorguieva

Au début je l'avais gardé et finalement les correcteurs m'ont suggéré de mettre le bon mot à sa bonne place. Mais il y en a d'autres que j'ai pu garder surtout dans les tournures des phrases. C'est vraiment très compliqué à expliquer, c'est un travail qui se fait aussi avec des correcteurs et on se pose des questions à chaque fois. On me dit : ça n’est pas complètement français. Mais chez Gallimard, j'ai trouvé qu'ils étaient assez souples par rapport à ça, qu’ils me laissaient le choix. Se posait aussi la question de l'alphabet quand par moment je voulais faire entendre des mots bulgares. Est-ce que je les écrivais en cyrillique ? Auquel cas on ne comprenait rien du tout, mais cela aurait été juste pour le côté graphique. Par exemple le fameux mot « paiehali » qui est le premier mot de Youri Gagarine dans l'espace qui veut dire « allons-y », je voulais qu'il soit présent dans toutes ses formes. D'abord en latin pour que le lecteur puisse le lire, ensuite le grand-père le traduit à la petite fille puisque c'est un mot russe, et enfin quand la petite fille est en train de hurler sur sa fusée dans la cour de son immeuble elle dit « paiehali » et là c'est écrit en cyrillique, on le comprend pas, on voit juste un mot en cyrillique. J'ai un peu joué avec ces trois registres de mots.

Et par rapport à ce qu'on disait, il y a aussi le moment où on connaît les mots sans connaître leur contexte, c'est le cas des expressions, c'est quelque chose qui est très, très compliqué à gérer puisqu'on met du temps à apprendre les expressions. Quand j'ai commencé à écrire ce texte au début c'était une contrainte dans un atelier d'écriture, il fallait « décliner » son  identité, imaginer un texte où l'on décline son identité. Je ne connaissais pas l'expression et quand on regarde ce que veut dire « décliner », eh bien ça veut dire « s'égarer », je ne comprenais pas comment je pouvais « égarer » mon identité.

 

Yvan Amar

 « Décliner » ça peut être aussi minorer son identité, jusqu'à ce qu'on ne la voit plus parce qu'elle est passée...

 

Elitza Gueorguieva

Oui, c'est cela, et donc je m'étais beaucoup amusée à faire un texte avec toutes les significations du mot décliner. J'aime beaucoup travailler cela, ce premier degré des expressions et c'est un peu ce qui arrive à la petite fille dans le roman qui ne comprend pas certains mots comme par exemple « spatial », elle va s'imaginer que c'est quelque chose de « spécial », elle est exactement dans cette même position que nous, étrangers en France, c'est-à-dire que parfois on entend des mots que l'on ne comprend pas et on va se figurer le premier sens. D'ailleurs c'est quelque chose que l'on trouve dans le texte d'Ali Zamir, tout un travail autour des expressions. Il y en a certaines que tu essaies de déconstruire, de questionner en tout cas, en demandant pourquoi les mots tombent, on dit « tomber amoureuse », tomber est un verbe assez compliqué…

 

Yvan Amar

Et on ne dit pas « décliner amoureux »

 

Elitza Gueorguieva

Ah non, heureusement !

 

Yvan Amar

Puisque vous passez directement la parole à Ali, c'est à lui que je vais demander maintenant de répondre à cette question. Est-ce qu'on entend du comorien dans votre français ?

 

Ali Zamir

Dans mon français on entend du comorien, oui. Mais c'est voulu, je l'ai fait exprès, c'est juste les proverbes comoriens que j'ai traduit. Quand il s'agit de raconter l'histoire ou de démontrer quelque chose, c'est toujours en français. J'utilise le français « en français » et pour que le lecteur puisse comprendre que c'est un texte qui est comorien, j'ai traduit les proverbes comoriens, ça n'a pas été facile pour moi…

 

Yvan Amar

Parce que là, il fallait les traduire pour qu'ils sonnent comoriens en français, qu'ils gardent leur « comorité » ?

 

Ali Zamir

Oui. Ça a été très, très, difficile et je me demandais si les lecteurs allaient comprendre ce que cela voulait dire exactement.

 

Yvan Amar

Là, il fallait faire ressortir leur étrangeté d'une certaine manière, par rapport au reste du texte.

 

Ali Zamir

Oui, c'est cela. Donc, quand j'écris, j'écris en français et je me sers correctement du français, comme il le faut, mais il y a des proverbes que j'emprunte et que je traduis.

 

Yvan Amar

C'est ou tout l'un, ou tout l'autre. D'une certaine façon, il n'y a pas de zone crépusculaire entre les deux ?

 

Ali Zamir

Non, non. C'est l'un ou l'autre. D'ailleurs je ne me vois pas écrire en comorien, ça ne serait pas facile de toute façon.

 

Yvan Amar

Vous avez essayé déjà ?

 

Ali Zamir

Non. Je n'ai jamais essayé par ce que, tout simplement, il y des mots qui manquent, beaucoup, et je ne saurais pas comment nommer les choses exactement.

 

Yvan Amar

Parfois ça peut être un bon moteur, d'avoir un tout petit lexique. Racine se sert de 450 mots environ, c'est très peu, justement un lexique très restreint c'est une contrainte comme une autre.

 

Ali Zamir

Je me sers des proverbes pour que le lecteur sente que c'est un texte comorien mais le français qui est là, c'est le français de la langue française.

 

Yvan Amar

Lenka, que pensez-vous de tout cela ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Comme je le disais, en France j'ai commencé par écrire tchèque et c'était presque une reconquête de ma langue maternelle dans un pays où je vivais déjà depuis une dizaine d'années, un travail presque à l'envers en quelque sorte. Et ça a marché, les textes ont été accueillis avec bonheur et donc l'étape suivante, c'était de se réapproprier la langue et la France par l'écriture. J'ai considéré ce premier roman, quand je l'ai eu entre mes mains, c'était comme une renaissance. Je prenais les contours et j'étais entière parce que j'étais, vivant en France, d'expression française, avec une œuvre qui était écrite en français. Donc les étapes étaient un peu le mélange de celles d'Irina ou Elitza, quand j'écrivais en tchèque je n'avais aucun problème bien sûr, bien que je sois en France, mais c'était presque une reconstruction.

 

Yvan Amar

Le fait d'avoir commencé à écrire en tchèque assez longtemps après que vous ayez commencé à vivre en France, est-ce que ça a changé la donne ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Oui, c'était vraiment un étrange défi : est-ce que je me fais toujours aussi bien comprendre par mes compatriotes, par les Tchèques, est-ce qu'on se comprend ? Parce qu’au début il n'y a pas de doutes, évidemment, quand on est dans son pays, on écrit dans sa langue natale, on est compris,... Mais moi j'avais déjà pressenti qu'il y avait une teinte de la culture française dans laquelle j'ai vécu, je vivais, je vis, qui pouvait se distiller un peu dans mon tchèque – ce qui était le cas, dans certaines tournures de phrases, dans certaines images, dans certaines expressions mais de manière assez délicate. Je prenais des notes dans une langue bâtarde, et pour cause…

 

Yvan Amar
C'est un mot qui vous tient à cœur, le mot « bâtard », parce qu'il apparaît pas mal dans votre roman, il est au centre.

 

Lenka Horňáková-Civade

Oui en effet. Mais à propos de la méthode, je l'ai abandonnée rapidement parce qu'elle n'était pas tenable : je commençais des phrases en tchèque et je les terminais en français et vice-versa. Donc c'était une langue qui n'était compréhensible que par moi-même ou certains de mes compatriotes qui vivaient en France avec qui je pouvais partager ces moments-là.

 

Yvan Amar

Vous voulez dire qu'au départ vous avez une sorte de bricolage composite que vous essayez d'affiner après ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Pour moi c'était une langue à part entière dans le sens où je décrivais presque des images. Des choses, des situations venaient en images qu'il fallait mettre en place, transformer en mots. Et par moment certains mots étaient plus justes dans une langue que dans l'autre. Ces images émanaient de moi, elles étaient présentes, mais il n'y avait que moi qui pouvais comprendre. Evidemment ce n'est pas transmissible : on ne partage pas ce moment-là. Mais une fois qu'on a décidé d'écrire dans telle ou telle langue, on s'y tient. Ali, je comprends ce que tu veux dire une fois qu’on écrit en français, on écrit « en français ». On structure la pensée dans une langue mais les images et les à-côtés qu'on transporte en soi dans sa propre culture, première ou maternelle ou natale, restent là. Et ensuite je suis confiante, je ne cherche pas un artifice du genre comment un tchèque dirait cela en français, non, c'est inhérent, ça vient tout seul. C'est dans la langue, c'est dans ma manière de le dire. C’est une richesse qu'il faut cultiver et il faut en être conscient.

 

Ali Zamir

Elitza a souligné quelque chose qui est très important. C'est vrai que mon écriture est une écriture qui questionne la langue française et cette expression « tomber amoureuse ». Mon héroïne, Anguille, est révoltée et s'oppose à tout, elle critique sa société, son père, elle questionne en quelque sorte la littérature mais aussi la langue française, c'est vrai, ça fait partie de sa mentalité, donc c'est juste pour accentuer son caractère que je lui fais poser cette question pourquoi : « tomber » amoureuse ?

 

Elitza Gueorguieva

Moi je trouve que c'est assez beau que tu sois arrivé à ça. Parce que ce n'est pas la seule fois où tu le fais. Tu le fais au début quand tu dis : « revenons à nos moutons, mais de quels moutons il s'agit ? », je trouve cela assez intéressant parce que ce n'est pas évident - tu parles français, ce n'est pas forcément une langue étrangère -, quand on est français ou francophone d'avoir ce recul-là sur les expressions. On ne se pose plus tellement ces questions sur les expressions, on les a adoptées, on les utilise, alors qu’avant on ne les connaissait pas. Dans mon roman j'ai essayé d'inventer des expressions. C'était presque devenu une contrainte de me dire : bon, je ne connais pas très bien les expressions françaises donc je ne vais pas utiliser de formulations toutes faites, je vais les créer moi-même, et je pense aussi que parfois les contraintes nous poussent à être plus inventifs puisqu'on ne peut pas faire comme tout le monde.

 

Yvan Amar

Est-ce qu’il vous est déjà arrivé aux uns ou aux autres de vous sentir dans une sorte d'insécurité linguistique, d'écrire un phrase qui paraît évidente et tout à coup de vous dire : est-ce que ça c'est du bon français ? D'être trop près de la phrase et d'avoir une espèce de  flou : mais après tout est-ce que c'est la bonne phrase, est-ce que c'est comme ça qu'on dit ou est-ce qu'il y a une erreur ou une incongruité quelque part ?

Irina Teodorescu

Moi, cela m'arrive tout le temps. Même quand je parle, parfois on me dit : ce n'est pas très joli, il ne faut pas dire ça comme ça. Mais je ne sais pas en quoi ce n'est  pas joli. Ça m'arrive très, très souvent. Je n'arrive même pas à dire pourquoi telle expression ou début d'expression ou de phrase n'est pas joli. Parce que cela ne sonne pas bien. Mais pourquoi cela ne sonne pas bien ? Ça ne s'explique pas, ce sont des choses que l’on ressent comme ça et que l’on peut dire ou pas. Et j'hésite parfois encore.

 

Par exemple dans Les Etrangères à un moment donné le personnage principal s'imagine être dans le même lit que Virginia Woolf et elle dit « moi et Virginia Woolf dans le même lit », mon éditrice me renvoie les corrections et il y avait marqué au crayon : dans la phrase ça sonne bien mais c'est très bizarre en français car on ne dit pas « moi et untel», on dit « untel et moi ». Même si je le savais, je n'avais pas fait attention en l'écrivant car en roumain on ne peut pas dire « untel et moi », il faut faire un truc hyper compliqué pour inverser... J'ai décidé de garder cet effet de sens. Il y a d'autres exemples comme ça mais quand ça m'arrive je me demande : qu'est-ce que ça veut dire ? C'est un peu facile de dire : ça c'est moche, ça sonne pas bien. Je préfère qu’on m'explique et ensuite je peux décider. Il y aussi les questions du langage soutenu : à un moment donné j'avais cette espèce de tic de ne pas mettre « pas » dans une négation. C'était trop soutenu et apparemment un peu vieillot, mais je faisais cela tout le temps.

 

Yvan Amar

A l'écrit ou à l'oral aussi ?

 

Irina Teodorescu

Les deux. Quand j'écris un mail j’emploie une langue trop élaborée pour un français normal d'aujourd'hui, c'est presque bizarre : tu reçois un mail d'une roumaine qui se met à écrire comme Louis XIV, enfin, j'exagère un peu, évidemment !

 

Lenka Horňáková-Civade

Dans les romans d’Elitza et d’Irina il y a un ton. Elitza a pris un parti à mon avis très risqué - mais réussi - d'adopter un ton humoristique. Je trouve que c'est très compliqué de tenir dans la langue qui n'est pas sa langue maternelle un ton sur tout le roman. À part quelques passages qui sont plus graves, plus sérieux, il y a toujours ce ton de dérision, d'humour et c'est assez extraordinaire. Et chez toi Irina, je n'ai lu que le premier roman, il y a un ton cynique par moment qui est assez inhabituel en français, je pense que c'est peut-être un trait culturel parce que c'est bien rendu. Pour moi, étrangère, qui lit en français ces romans-là, je reçois très bien cette culture mais ce serait intéressant de savoir si vous aussi, vous avez eu ce sentiment. Je fais l'interviewer si cela ne vous dérange pas ?

 

Yvan Amar

Non, non c'est très bien d'échanger les rôles.

 

Lenka Horňáková-Civade

Chez Ali par contre j'ai ressenti une culture qui n'est pas la mienne. Enfin, je trouve que les trois romans que j'ai eu à lire pour cette rencontre ont adopté un ton et m'ont transmis un peu de la culture de leurs auteurs. C'est ce que vous nous demandiez : comment on traduit nos cultures dans cette écriture, je trouve que ça passe très bien, en tout cas chez ces auteurs-là.

 

Yvan Amar

Il y a encore un point qui m'étonne beaucoup et qui m'intéresse.  Dans ces quatre romans, - celui d'Ali c'est une peu différent puisque le français est l'une des langues des Comores -, qui sont écrits en français, qui n'est pas la langue principale des quatre pays dont sont originaires les auteurs, et qui se passent dans le pays en question : Roumanie, Bulgarie, Tchécoslovaquie, je n’ose pas dire aux Comores, mais dans l'océan Indien – ça se passe dans l'eau puisque c'est l'histoire d'un noyade, mais c'est de l'eau assez comorienne, on est d'accord ? Est-ce que cela donne, là encore, une perspective particulière de parler de la Bulgarie ou d'une histoire qui se passe en Bulgarie avec en plus ce pastiche de la langue de bois communiste qu'on entend dans votre roman, en français ; de parler d'histoire qui se passe en Roumanie avec un bandit moustachu dont la moustache est quand même tout particulièrement roumaine, mais en français ; la même chose pour les trois générations de femmes – ou quatre avec la grand-mère – qui se succèdent donc en République tchèque ou en Tchécoslovaquie et qui sont exprimées en français ; ou l'Anguille qui s'exprime en français mais, elle, elle est dans cette océan particulier. Est-ce que changer de langue, vous donne une perspective particulière par rapport à la grande histoire qui environne la petite que vous avez inventée ?

 

 

Lenka Horňáková-Civade

Si je peux commencer, pour moi l'histoire s'est imposée en français, j'ai « choisi » d'écrire en français mais elle était construite, et dans ma tête préexistait en français.

 

Yvan Amar

Vous n'allez pas tout raconter mais tout le monde n'a peut-être pas lu votre roman. Dîtes-nous quelques mots sur ces trois histoires successives et ces trois femmes grand-mère, mère, fille.

 

Lenka Horňáková-Civade

Il s'agit d'une lignée de femmes qui a cette particularité : elles sont toutes bâtardes. Elles n'ont pas cherché ce statut, il leur est imposé par l'histoire, il leur tombe dessus et elles doivent vivre en Tchécoslovaquie. Ça commence à peu près dans les années 1940 et on termine à la fin des années 1980 avec, effectivement, une excursion en 1918 avec la première de cette lignée, la grand-mère qui, elle, a eu des parents mais qui sont décédés à son très jeune âge, elle est la vraie matriarche de cette lignée de femmes. Elles vivent dans une région relativement reculée, près de la frontière avec l'Autriche qui est parfois présente, parfois disparaît, et devient infranchissable à un moment. La grande histoire fait son apparition dans la cuisine de ces femmes et les obligent à ajuster leurs rêves, leurs aspirations, l'organisation de leur vie, parce que la grande histoire ne vous demande pas ce que vous voulez faire de votre vie, elle arrive, et c'est à vous de vous adapter.

Cette histoire était pour moi de toute évidence en langue française. Mais peut-être parce qu'elle parle des relations extrêmement intimes entre les mères, les filles, les grand-mères, les petites-filles, la relation au pays et les questions sur l'identité, elle traite aussi des non-dits qu'on veut protecteurs, de transmission, des responsabilités, peut-être qu'il me fallait la distance linguistique pour pouvoir dire ce qui restait indicible dans la langue maternelle.

 

Yvan Amar

D'autant qu'il y a l'histoire sociale, parce qu'on parle aussi beaucoup du rapport entre les domestiques et les maîtres, disons.

 

Lenka Horňáková-Civade

Oui, le changement de société. Le communisme qui arrive et qui n'est jamais jugé. J'ai choisi d’utiliser trois fois le « je » donc on reste dans le corps des femmes, au plus près de leur vécu, on reste dans leur regard. Elles nous parlent de ce qu'elles vivent, elles posent leur regard sur celles qui les précèdent et nous dévoilent un peu leurs rêves qui ne se réalisent pas forcément et cette langue-là m'a permis... Comment dire, le « je » me permettait de dire des états d'âme et aussi des choses extrêmement crues et concrètes qu'un narrateur omni-savant ne pourrait pas saisir. C'est une langue relativement simple, mais avec cette simplicité faite de peu de moyens - merci monsieur Racine, la meilleure démonstration qui soit – on peut dire beaucoup. Ces « je »-là m'ont beaucoup guidée et c'est vraiment le regard de ces femmes qui a imposé cette langue, mais d'office c'était français. Je n'avais aucun doute sur le choix de la langue pour raconter cette histoire.

 

Yvan Amar

Et vous, Elitza, vous avez l'impression d’avoir une vue plus aiguisée sur ce qu'était la Bulgarie en train de basculer d'un régime vers l'autre - puisque votre roman commence juste avant la chute du mur et qu'il va jusqu'à une dizaine d'années plus tard, il y a une ellipse mais on la retrouve dix ans plus tard ?

 

Elitza Gueorguieva

Oui, pour moi c'était très important de raconter cette histoire ici, en France, où la nécessité de la raconter est venue, donc forcément j'ai commencé à l'écrire en français. J'avais très envie aussi de traduire cet état d'esprit dans lequel on se trouvait : c'est une époque de grand désenchantement de toutes les idées dont on a tant attendu, d'abord le communisme, puis la démocratie puisqu'on va voir que dans la deuxième partie la transition démocratique est quand même assez compliqué. En même temps c'était très intéressant comme contexte pour un enfant, un adolescent qui se construit. On est dans une société qui est en train de se poser plein de questions et de réinventer ses valeurs, y compris par rapport à la langue, il y a plein de mots étrangers qui vont arriver dans la langue bulgare, et cette fille qui apprend elle-même des mots, qui apprend à se construire dans ce monde plein de contradictions. Et j'avais très envie aussi de traduire cet espèce d'humour qui est très présent chez nous, tout comme ce sentiment d'échec national. On le dit tout le temps dans les conversations, on a aussi un rapport - je ne sais pas si on peut dire d'autodérision nationale -, en tout cas on se moque beaucoup de notre pays, de notre situation et même en dehors de la littérature.  Je pense que dans la vie de tous les jours les gens sont très, très, ironiques. La dernière fois que je suis allée en Bulgarie, j'étais dans un bouchon et sur le capot de la voiture devant, il y avait un dessin avec les contours de la Bulgarie où il y avait marqué : ce pays n'existe pas. On est dans une situation un peu absurde, on se dit que ce pays va tellement mal, les choses ne s'arrangent pas, et on ne peut que rigoler. Pour moi c'était assez important de pouvoir rendre ça.

Pour revenir à ce que tu disais quand on essaie d'écrire en français, c'est vrai que moi non plus au début je n'avais pas forcément de hiérarchie par rapport aux différents registres de langage : pour compenser les manques en français, j'apprenais plein de mots compliqués, savants, pour faire genre, j'apprenais beaucoup de mots comme « toutefois, cependant, néanmoins, par ailleurs » et après je continuais, je les utilisais en dehors du cours aussi, je voyais mes amis le soir : « et par ailleurs... ». Et on m'expliquait le décalage. Mais il m'arrivait aussi de parler argot avec mon professeur, « excusez-moi monsieur mais je suis « trop pas  prête » et il me reprenait... En fait, je mélangeais ces registres.

 

Yvan Amar

C'est très au cœur de votre écriture.

 

Elitza Gueorguieva

Exactement.

 

Yvan Amar

Il y a un élément important dans votre roman, c'est tout le pastiche et en particulier le pastiche de langue de bois qui est très étonnant parce que vous le faites en français, vous pastichez en français, une langue de bois que vous avez entendue en bulgare et qui, en plus, était la marque de fabrique du pouvoir communiste, en tout cas l'une des choses les plus importantes qu'on en ai retenu.

 

Elitza Gueorguieva

Oui, il y a de ça dans le choix du vocabulaire de la petite fille, j'ai voulu garder ça. Aujourd'hui dans la vie de tous les jours, je fais ce mélange de registres volontairement  pour en tirer le parti comique mais je pense que dans l'écriture c'était aussi le choix, cette petite fille ne parle pas comme une petite fille de six ans, elle s'exprime avec les mots compliqués mais qui ne sont pas forcément à leur bonne place, donc ça devient un peu maladroit à la fin et je voulais garder ça.

 

 

Yvan Amar

Il y a aussi tout ce jeu sur le vrai et le faux. Est-ce que c'est vrai, est-ce que c'est faux ? On est dans une Bulgarie où tout est faux. J'ai une Barbie, c'est une fausse Barbie, j'ai des Nike, ce sont des fausses Nike, sauf ma copine parce qu'elle a des relations à l'extérieur. Et mon grand-père, lui, c'est un vrai communiste, alors qu'untel c'est peut-être un faux, et ma mère travaille pour la radio - mais laquelle ? -, on apprendra peut-être qu'à l'époque du communisme c'était une radio dissidente. Donc, on ne sait jamais qui est « oui », qui est « non ».

 

Elitza Gueorguieva

Oui mais, comme je le disais, c'était un peu la blague sur la voiture aussi. Si on en est encore là à dire « ce pays n'est pas un vrai pays, ça n'existe pas », et puis ce débat de « vrai » communiste, « faux » communiste, je pense que ça continue de diviser la population. De manière peut-être un peu moins douloureuse aujourd'hui mais il peut arriver que dans une conversation tôt ou tard on évoque le fait que les grands-parents d'untel ont été envoyés en camps ou alors que les grands-parents d'un autre étaient communistes. Oui, c'est vrai que je voulais jouer sur ce registre de « vrai » ou de « faux ».

 

Yvan Amar

Et vous Irina, vous avez l'impression que vous avez utilisé la langue française pour parler justement d'une situation roumaine ?

 

Irina Teodorescu

Je n'ai pas l'impression : c'est ce que j'ai fait. Je vais rejoindre les propos d’Elitza, il y a le Danube qui sépare nos deux pays qui n'existent pas – le Danube, lui, existe -  mais je pense qu'il y a ce truc qui existe aussi, peut-être, dans les autres pays de l'ancien bloc de l'Est, comme on l'appelle, cette espèce ce dérision presque obligatoire, comme une survie. C'est une théorie que j'ai développée récemment, en fait, en pensant à tous ces Roumains qui sont arrivés dans les années 1920, qui ont écrit en français et qui ont inventé des courants très importants dans la littérature universelle, comme le Théâtre de l'absurde de Ionesco ou le Dadaïsme qui a été créé par Tzara, un roumain. C'est vraiment intéressant.

 

Yvan Amar

Des Roumains qui étaient venus en France.

Irina Teodorescu

Oui, mais c'était avant le communisme. En tout cas en Roumanie à l'époque il n'y avait pas de communistes.

 

Yvan Amar

Mais eux aussi avaient cette sorte de partition linguistique qui était au centre même de leur œuvre.

 

Irina Teodorescu

C'est ça. Et j'ai développé une théorie qui est complètement profane, mais je pense qu'il doit se passer quelque chose au niveau du mélange de ces deux langues-là en particulier -  peut-être que ça marche aussi avec le bulgare, le tchèque ou même le comorien, pourquoi pas -, je me suis dit qu'en les mélangeant dans la tête d'une personne, ça fait des pensées un peu absurdes, un peu dadaïstes, ça c'est une théorie.

Après, pour répondre à la question qui était de savoir si on exprime notre pays dans nos livres écrits en français, c'est très intéressant parce que mon premier roman vient d'être traduit en roumain, après toute une aventure sur la traduction elle-même, ce n'est pas moi qui ait traduit. Mais j'ai évidemment fait la partie emmerdante, la fille emmerdante on va dire, tout simplement celle qui prend la tête à la traductrice parce qu'elle parle la langue, alors c'est compliqué. Le livre vient de sortir et pour moi c'est un livre qui se passe en Roumanie, c'est une famille roumaine, ils ont des noms roumains, ça exprime vraiment un esprit roumain. Eh bien les premiers articles du journaliste hyper positif, tout va bien. Ensuite : quel livre exotique, c'est nouveau, ça change ! Et moi...

 

Yvan Amar

Sous-entendu, c'est un livre français,

 

Irina Teodorescu

Ce n'est pas dit. Ils n'ont pas dit le mot ni français, ni francophone, ni d'expression mais: exotique. Donc c'est une peu comme Velibor tout à l'heure qui va prendre une bière avec un pote de fac de sa Bosnie natale qui lui dit : t'as un accent.

 

Yvan Amar

Vous voulez dire que quand votre livre est traduit en roumain, il a un petit accent.

 

Irina Teodorescu

C'est ça. Petit ou grand, je n’en sais rien du tout. Mais je suis un peu surprise, je me dis : bon, ok, bien voilà...

 

Yvan Amar

Mais c'est une bonne chose parce que ce serait dommage que, traduit en roumain, il ait l'air d'avoir été écrit en roumain au départ alors que ce n’est pas le cas et qu'il y a eu cet aller-retour. Si on fait l'économie du ping-pong alors à quoi bon jouer.

 

Irina Teodorescu

Oui, c'est pas mal ça comme image. Tout à fait, c'est plutôt positif, mais c'est surprenant. C'est vraiment tout frais, le livre est sorti depuis la semaine dernière. J'appréhendais et à la fois j'étais très heureuse que ça arrive.

 

Lenka Horňáková-Civade

Juste à propos de la traduction, parce que je suis en train de traduire moi-même Giboulée de soleil en tchèque. On m'avait dit, il y a le traducteur, il y a l'éditrice mais moi je voulais avoir mon regard sur le texte et on m'avait expliqué : oui mais il sera très marginal. Et j'avais dit : non, pas marginal, quand même ! Et donc j'ai pris la traduction pour moi parce que j'arrivais difficilement à envisager de le laisser malaxer par quelqu'un d'autre. Mais, effectivement, le texte français fait foi et là je suis en situation où je dois commencer à décider de ce qui reste du style français dans mon texte et de ce qui va devenir tchèque. Je pense que c'est ça cet exotisme parce que l’on veut donner de ce que l’on a attrapé ici, qui nous fait maintenant, ce ping-pong qu'il est nécessaire de garder. Je trouve que c'est une super critique qu'on fait de taxer ton livre d'exotique, c'est réussi. J'adorerais qu'on me fasse cette réflexion à la fin, dans quelques mois. Je pense que ça a à voir avec les racines : quand on est parti d'une culture, on en crée une nouvelle parce qu'on ne sera jamais français de souche, parce que l'on n'a pas les références de l'enfance..., mais ce côté un peu ovni, un peu nouveau doit être inscrit aussi bien dans nos écrits en français que dans la traduction que l'on va faire dans notre langue maternelle, nous ou un autre traducteur. Je pense que c'est ça, cet autre que l'on transporte, le « plus » que l'on crée en sus de l'histoire du livre.

 

Irina Teodorescu

Oui, oui, c'est une super critique et je suis très contente mais ça te met face à cette contradiction qui sera toujours là, peut-être pas une contradiction mais en tout cas cette différence, cette étrangeté...

 

Lenka Horňáková-Civade

Je crois que c'est là, le cœur. On ne sera plus jamais que des étrangetés quelque part, par rapport à l'endroit d'où l’on vient et ce qu'on est devenue.

 

Irina Teodorescu

Oui, c'est exactement cela mais parfois on peut dire : non, mais non, ce n’est pas vrai. Et on se retrouve quand même face à nouveau à cette question et il y a un moment où l'on se dit : ok, ça y est, je suis ça, c'est comme ça...

 

Yvan Amar
Ali, là encore vous êtes dans une situation très particulière puisque la langue française n'a pas le même statut aux Comores qu'en Bulgarie...

 

Ali Zamir

Oui, bien sûr mais j'aimerais quand même ajouter quelque chose, en ce qui concerne la question de la langue, c'est vrai ce que vous dites, moi, je ne me demande pas si la phrase est bonne mais je me demande souvent si le registre convient à la situation du personnage. Je choisis les mots selon la situation, les expressions, parfois je le fais exprès aussi pour brouiller les pistes de cette classification des textes littéraires, j'utilise même des mots vieillis ou...

 

Yvan Amar

C'est d'autant plus intéressant de vous entendre dire ça qu'il y a un parti pris, en tout cas dans votre écriture, puisqu'il y a une ponctuation mais il n'y a pas de point. C'est à dire que du début à la fin de votre livre, vous donnez l'impression qu'il n'y a qu'une seule phrase, ce qui a un rapport, me semble-t-il, avec le centre même de l'intrigue puisqu'il s'agit d'une jeune femme qui est en train de se noyer, qui cherche sa respiration et qui parle. C'est donc un monologue intérieur, une suite de souvenirs avec des récits, des inclusions, des dialogues. Il y a donc une seule phrase, comme un seul souffle qui est le dernier et pourtant, il y a une superposition constante de personnages et de registres de langue.

 

Ali Zamir

Voilà, c'est ce laps de temps avant la mort que j'ai essayé d'immortaliser, de rendre perpétuel à travers cette diversité du registre de langues et aussi cette écriture qui est mise en ligne par une seule phrase, commencée par une interjection et se terminant sur une interjection.

 

Yvan Amar

« Oups ! » C'est le dernier mot.

 

Ali Zamir

Oui, c'est le dernier mot. Là, on se demande si l'héroïne a voulu vraiment s'arrêter ou bien si c'est un accident, si c'est une vague qui l'a étouffée, ou bien si c'est la mort. Il y a un point d'exclamation, qui n'est pas un point final mais un point d'ouverture. Là, se pose la question : est-ce qu'elle est morte ou pas ? Moi-même j'ignore la réponse mais ce que je voulais dire c'est que la culture comorienne est présente aussi dans cette écriture, non seulement à travers les proverbes du père « Connaitout »…

 

Yvan Amar

« Connaitout », c'est son nom ou son surnom, on ne sait pas, mais c'est comme ça qu'on l'appelle,  ce « Connaitout » qui va essayer d'apprendre le dictionnaire.

 

Ali Zamir

… mais aussi le décor. Anguille, l'héroïne se sert des images de sa ville natale, de son quartier, et se sert aussi des images de monuments historiques pour pouvoir construire son passé, pour pouvoir comprendre comment elle est arrivée là. Elle est un peu désorientée au début mais on va voir que la fin complète le début. Ce tourbillon, cette circularité, cette spirale, c'est à la fois dans l'écriture, dans le récit mais aussi sur la couverture. C'est une écriture qui circule, qui ruse mais qui revient là où elle était partie.

 

Yvan Amar

Merci beaucoup, donnons la parole à la salle.

 

Marc Sebbah

Merci pour tout ce que vous nous avez dit de passionnant, je me pose une question : quand on demande à des jeunes écrivains qui écrivent en français, sur quoi ils se fondent la première fois où ils écrivent, ils disent toujours qu'ils écrivent par imitation. Vous, est-ce que c'est par imitation de votre littérature nationale ? D'où vient le ressort qui arme votre plume ?

 

Irina Teodorescu

Moi, ça va être court. Puisque je suis taxée d' « exotique », ce n'est pas par imitation de ma culture nationale, et comme j'ai été taxée d'exotique ici aussi, je ne pense pas que ce soit par imitation…

 

Yvan Amar

« Taxée » ou « qualifiée », quand on dit taxée on a l'impression que c'est critique.

 

Irina Teodorescu

Non. Donc ce n'est pas vraiment par imitation, je n'ai jamais vu les choses comme ça, ce n'était pas pour imiter, c'était parce que j'avais une histoire à raconter et que j'avais envie de la raconter.

 

Marc Sebbah

Comprenez-moi bien, ce n'est pas pour imiter, c'est parce qu'on ne peut pas faire autrement, faute de modèle préexistant, on ne peut pas faire autrement qu'imiter.

 

Irina Teodorescu

Ah, oui ! Mais, non plus. Là, je vais être taxée de pas du tout modeste...

 

Elitza Gueorguieva

Je pense que c'est un peu vrai, on fait tout pour ne pas imiter… Je me rappelle que dans un atelier d'écriture, j'avais lu mon texte qui était une longue logorrhée, une digression d'une phrase qui durait deux pages, et à la fin un français était venu me voir pour me dire : on sent toute de suite cette littérature d'Europe de l'Est, un peu Tchekov. Merci beaucoup, mais pas du tout. Après coup, je me suis rendu compte que cela ressemblait énormément à une pièce de Tchékov que j'adore qui s'appelle Les méfaits du tabac, et c'est une des premières conférences performances puisque c'est quelqu'un qui va faire une conférence et qui raconte sa vie. Effectivement, ces phrases, cet humour et cette tragédie, ce mélange tragi-comique qu'il y a dans ce cette logorrhée eh bien, oui, c'étaient des restes de ma lecture de Tchékov, je ne m'en étais même pas rendu compte, c'est juste que j'avais vu la pièce je ne sais pas combien de fois quand j'étais ado... même quand on ne veut pas imiter, c'est sûr qu'il y a des choses qui restent.

 

Ali Zamir

Sincèrement je ne sais pas quel texte m'a influencé parce que j'ai beaucoup lu et je me sens  à l'aise avec beaucoup de textes comme Le Clézio, Etoile errante ou bien Kafka avec Le Procès, Camus aussi avec L'Etranger. J'ai fait une étude comparative entre Camus et Kafka, L'Etranger et Le Procès, j'ai fait aussi une étude comparative de Le Clézio, Etoile errante et Elias Khoury, Le petit homme, j'ai beaucoup aimé les premiers textes que j'ai lus de Françoise Sagan, Bonjour tristesse, la pièce de Jean Anouilh, Antigone, j'ai lu Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, je ne sais pas exactement ce qui m'a influencé mais tous ces textes ce sont des passions pour moi, et ce que j'ai fait dans Anguille sous roche c'est justement une diversité de styles que j'ai mélangés. Avec ce texte on a la possibilité de faire du théâtre, de le lire comme de la poésie ou comme un roman, c'est un texte qui a tous ces caractères. Il y a aussi cette diversité de voix, il y a plusieurs histoires, de petites histoires qui se greffent, qui sont enchâssées, ce qui fait que j'ai été influencé aussi peut-être par Jacques le fataliste de Diderot, je ne sais pas, c'est à vous lecteurs de le voir. Moi je ne peux pas le dire, ce n'est  pas un écrivain qui peut dire : j'imite quelqu'un. Ce n'est pas honnête parce qu'on ne sait pas exactement ce qu'on va faire, c'est après qu'on est jugé.

 

Marc Sebbah

Vous préférez le mot « imprégnation » plutôt que « imitation » ?

 

Lenka Horňáková-Civade

C'est plus « inspiration » peut-être, ou une influence sous-jacente qu'on n'analyse pas auparavant. Je pense qu'on ne se met pas à table en se disant je vais faire comme... Delacroix disait « le meilleur peintre c'est celui qui veut faire comme le maître et qui n'y arrive pas », n'est-ce-pas ? Je crois qu'on ne sait pas au départ, peut-être qu'après l'analyse peut dire, là c'est comme ceci, là c'est comme cela. Moi, je voulais donner la voix. Je voulais faire entendre les voix de ces femmes pour qu'elles parlent et je le mets à la fin du roman, l'opéra de Janáček, Jenufa, c'est quelque chose qui m'a bercé quand j'étais jeune. J'aimais beaucoup cette histoire très simple, très banale et tragique qui est magnifiée par la musique extrêmement moderne à l'époque où elle a été écrite. Un peu comme Elitza en voyant une pièce de théâtre ou en écoutant cet opéra, c'est quelque chose qui entre par les pores de la peau et qui nous habite à ce point-là. C'est en entendant mes héroïnes parler à travers moi et cette écriture, que je me suis dit : tiens, c'est peut-être ce moment-là qui tout à coup ressurgit mais sans une volonté préalable.

 

Elitza Gueorguieva

À ce propos de la manière d'imiter ou de déconstruire nos influences il y a un très beau texte d'Hervé Guibert, que vous connaissez peut-être, où il se tourne vers Thomas Bernhard en lui disant qu'il le déteste et qu'il n'en peut plus de toutes ses influences qu'il a en lui et il le fait dans un style très bernhardien, c'est beau parce que dans le même élan... il est en pleine contradiction avec lui-même.

 

Un intervenant dans le public

Vous avez un mélange de cultures : votre culture natale et celle de la France où vous écrivez, est-ce que vous vous sentez aliénés vis-à-vis de l'une ou de l'autre ou est-ce que vous sentez que vous appartenez plus à l'une qu'à l'autre ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Ça, c'est la question d'identité culturelle et linguistique, il faudrait quelques jours pour en débattre. Pour moi, c'est une grande richesse, c'est un jeu, un va-et-vient entre les deux langues, piocher dans une culture pour transmettre dans l'autre, c'est une promenade sans fin, dont je suis peut-être la seule à me réjouir, après c'est au lecteur de voir si dans les écrits je transmets quelque chose de cela. Mais en tout cas, sur le plan intime c'est extrêmement enrichissant et très agréable de pouvoir évoluer dans les deux cultures et dans les deux langues. Je n'y renoncerai pour rien au monde.

 

Brina Svit

J'ai une question pour toutes les trois, parce que je suis un peu dans le même cas que vous : je suis Slovène et j'écris en français. Mais quand j'ai commencé à écrire en français, je me suis dit qu'en changeant de langue, je devrais aussi changer mes thématiques.  C'est-à-dire que vivant en France, pourquoi écrire les histoires slovènes en français, je me disais que ce serait comme faire un film slovène avec une bande son en français. Il y a quelque chose qui ne va pas. Vous avez tout à l'heure, évoqué Jenufa, quand on donne cet opéra en France, on le chante en tchèque, vous ne trouvez pas que ce serait une erreur de vouloir le chanter en français ?

 

Lenka Horňáková-Civade

Bien sûr, mais c'est parce que l'écriture musicale est tout à fait différente, on ne peut pas traduire...

 

Brina Svit

Janáček était tellement sensible à cette sonorité de la langue tchèque.


Lenka Horňáková-Civade

Oui, mais je pense que chaque compositeur cale sa musique sur le libretto. Il y a Mozart, qu'on peut chanter en italien et en allemand, mais sinon comment traduire les paroles de l'opéra et les caler après sur la musique avec les syllabes, là le compte est extrêmement précis. Je ne pense pas effectivement qu'on puisse faire une traduction de l'opéra sans interrompre le texte, ça ne colle pas.

 

Brina Svit

Mais, cette idée-là, du film avec la bande son égarée ?

 

Lenka Horňáková-Civade

C’est aussi un geste de partage, je crois. Enfin je l'ai vécu un peu comme ça, une façon de rendre à la France – c'est un peu grandiloquent – ce qu'elle m'a donné en m'offrant la langue et la possibilité d'évoluer et d'écrire dans la langue française. D'offrir une histoire qui me vient des tripes, parce que je pense que le premier roman vient des tripes, les suivants probablement aussi mais le premier il a quand même quelque chose de particulier, et le fait que tous les quatre on se retrouve à parler de notre pays de naissance, c'est comme un cadeau, quelque chose qu'on veut partager, un don en échange de ce qu'on a reçu. Enfin, je le définis peut-être mal mais je le vis comme ça. Certainement pas une imposture ou une bande son qui ne colle pas. Non, ça non.

 

Brina Svit

Les protagonistes qui parlent donc en français et qui sont tchèques... Je me pose les mêmes questions que vous, c'est pour cela que je vous interroge.

 

Lenka Horňáková-Civade

Mais puisque mes personnages étaient là, qu’ils me parlaient dans la langue française, ça s'était construit comme ça. Au préalable il y a peut-être l'image, l'image qui est a-verbale, qui n'a pas de langue et a un moment ça se définit, c'est dans une certaine langue qu'on va exprimer certaines choses mais sur cette question, je ne peux pas être d'accord avec la bande son qui serait dissonante par rapport au sujet.

 

Irina Teodorescu

J'ai l'impression que c'est quelque chose qui s'adapte, il faut voir si ça marche. J'ai publié deux romans, je suis en train d'écrire un troisième. Pour le premier, j'avais une histoire à raconter, je ne me suis absolument pas posé la question et d'ailleurs, ça m'a beaucoup surprise la première fois que l'on m'a demandé : pourquoi vous écrivez en français ? Cette question était pour moi complètement absurde, je vis en France, j'écris en français, point. A posteriori on peut trouver un milliard de réponses, c'est d'ailleurs ce que je fais : j'avais une histoire à raconter à mes amis français, donc je n'allais pas raconter une histoire en roumain puisqu'elle était destinée aux oreilles, aux yeux, à l'entendement de mes amis français. Le deuxième roman, Les Etrangères, ce n'est pas tant dans l'histoire que dans la réflexion que j'avais à apporter sur cette question d'identité. C'est le parcours de deux personnages qui voguent entre la Roumanie, la France et un troisième pays qui n'existe pas. Un des personnages se rend dans ce troisième pays dont on ignore la langue et rencontre un habitant avec qui il communique en anglais, et lui s'exprime en anglais dans le texte – et dans mon livre. Il ne parle pas beaucoup donc ça va, ce n'est pas traduit, ça reste en anglais. Cela m'a toujours amusée de voir dans les films américains de science-fiction où ils vont sur Mars : ils arrivent, ils débarquent, ils rencontrent un extraterrestre. Et, woahhh, l'extraterrestre parle anglais, c'est magnifique ! Ça m'amuse et je me dis que ce personnage, dans ma tête, il parlait anglais alors je l'ai laissé parler anglais. Je pense qu'il faut juste trouver, cette question de la langue, je ne sais pas pour vous, moi je ne me l'interdis pas... Là, je réponds à des interviews en roumain du coup on me pose la question inverse, je dois dire pourquoi je n'ai pas écrit en roumain.

 

Elitza Gueorguieva

On te le reproche ?

 

Irina Teodorescu

Oui, mais moins que je ne le craignais, ça va, c'est plutôt sympa. Peut-être qu'un jour j'écrirais en roumain mais il faudrait que j'aie quelque chose à  dire, ou à réfléchir, ou à raconter pour les Roumains. C'est ça, chercher la langue juste. Ça peut paraître une bande son collée sur quelque chose, mais si c'est le cas il faut changer de langue. Enfin, je pense.

 

Yvan Amar

Une dernière question importante. Vous dites : j'écris français parce que j'écris pour des gens qui sont en France et qui comprennent le français, si je voulais écrire à des Roumains, j'écrirais en roumain. Donc vous n'avez pas uniquement à l'esprit le désir d'écrire, mais le désir d'être lue, de parler à celui à qui vous vous adressez dans la langue qu'il comprend ?

 

Irina Teodorescu

Initialement, oui, après... il se passe d'autres choses.

 

Yvan Amar

Merci à tous, pour la qualité de ces échanges.