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Conférence d'Andreï Makine, de l'Académie française - 12 Octobre 2016 à la SGDL  © SGDL

pdfAndreï Makine - SGDL 2016

Je voudrais vous entretenir aujourd’hui d'un décalage linguistique.

Il y a deux jours seulement je parlais avec des locuteurs d'une langue, sans doute inconnue ici en France, la langue néguidale, qui fait partie de la grande famille - Henriette Walter ne me laissera pas mentir - des langues toungouses, lesquelles font elles-mêmes partie d'une plus large famille linguistique, entre les langues turque et mongole. On pourrait penser que finalement, il n'y a rien à craindre pour cette petite langue puisqu’elle se trouve dans le même ensemble que le turc parlé par des millions et des millions de locuteurs, ainsi que les langues kirghize, khazake, mongole, etc. Sauf que cette petite langue que j'ai entendu parler du temps de mon enfance avait alors quelques milliers de locuteurs, aujourd'hui les optimistes nous disent que leur nombre est de 700 locuteurs et les pessimistes une centaine. Une centaine c'est nous qui assistons aujourd’hui à cette conférence, nous pourrions être locuteurs d'une langue en voie de disparition.

Le sujet qui a été présenté dans votre programme traite du rôle médiateur de la langue française, à savoir comment le français peut établir des passerelles entre différentes cultures. Entre cultures russe et anglo-saxonne, par exemple. Pouchkine, francophone parfait, s'intéressait aux écrivains anglais, mais surtout en raison de l'intérêt que les Français portaient à cette littérature. Donc il passait toujours par la France pour aborder la littérature anglaise, Byron entre autres. Quand on annonce un sujet comme la francophonie, on sous-entend le fait suivant : voilà un écrivain qui n'est pas français mais qui écrit en français et qui parle cette langue. La messe semble dite et l'affaire close. Dans un article de la revue Lire, j'ai lu cette étrange définition : « écrivains non français ». Le journaliste comprenait donc toute la difficulté de définir le statut de ces personnes qui viennent de pays différents et qui adoptent cette langue.

Le cas de la Russie est tout à fait différent. La francophonie telle qu'on la comprend aujourd'hui en France est assez simple à expliquer : l'empire colonial français et la langue qui a été imposée aux peuples qui ne l'ont pas vraiment choisie. Est-ce un forfait, un méfait, un bienfait ? La discussion peut-être sans fin, mais ce qui nous intéresse beaucoup plus, c'est de savoir quelle est la place du français dans l'histoire des pays qui n'ont pas été colonisés par la France. Napoléon a bien essayé d’envahir la Russie, mais l'aventure a tourné court. Pourtant il y existait une colonisation réelle : intellectuelle, littéraire, et même mentale. Quand on commence à y réfléchir, on se dit : mais pourquoi le français ? Pierre le Grand  vient à Paris en 1717 et lance cette mode. Il s’inspire de l'Académie française en créant l'Académie russe. Mais la question demeure : pourquoi le français plutôt que l'allemand, que le Tsar parlait  parfaitement ? Pourquoi la France plutôt que les Pays-Bas ? Pierre le Grand  y est allé souvent pour étudier la construction navale. Et pourquoi pas l'anglais, alors que son collaborateur, le comte Saltykov, s’est rendu en Angleterre pour étudier le travail du Parlement et la culture anglaise ? Pourquoi ce choix ?

Souvent on explique cela par des qualités intrinsèques de la langue française : c'est une si belle langue, elle est riche, harmonieuse et très musicale ! Mais il y  beaucoup de langues musicales, l'italien et le vietnamien, par exemple, une langue qui se parle comme un chant.  Parmi les langues africaines, il y a de nombreuses langues très mélodieuses comme par exemple le sérère, le peul, le mandingue, le malinké, le soussou, des langues que j'ai entendues et que j'ai trouvées extrêmement euphoniques et phonétiquement très riches. Donc ce n'est pas vraiment la raison.

La grammaire, dit-on ? Tout ce qui n'est pas clair, n'est pas français, disait Rivarol. Oui, mais est-ce que tout est clair dans la langue française ? Vous ouvrez Mallarmé, et vous découvrez que ce n'est pas si clair que ça. Huysmans non plus, ce n'est pas très clair. Donc ce n'est pas la clarté qui rend le français si attractif.

La concision ? On dit souvent que la langue française est très concise. Il est vrai que quand on traduit Racine en russe, ce que Racine dit en une phrase demande bien plus de place en russe. Comment traduire cela, par exemple, dans Britannicus : Non, non Britannicus est mort empoisonné, Narcisse a fait le coup, vous l'avez ordonné... Toute la pièce de Racine est dans cette strophe. Et pourtant le russe est une langue qui se contracte bien, qui n'a pas le lourd appareillage syntaxique du français, elle peut donc se contracter syntaxiquement. Mais le classicisme français est parvenu à cette concision extrême de la forme littéraire.

Finalement quand on commence à chercher la vraie raison, on se rabat toujours sur quelque chose d'assez pragmatique : c'est le poids politique de la France qui a fait que Pierre le Grand l'ait choisie. C'est vrai que la France du XVIIIe siècle était le pays le plus puissant d'Europe, et on peut l'expliquer un peu comme on explique aujourd'hui la prédominance de l'anglais. Cette puissance s’impose par des solutions guerrières, des postures bellicistes comme on en voit aujourd'hui dans le monde. Mais je ne pense pas que ce soit une bonne réponse : la puissance politique ce n'est pas tout. Il y a quelque chose de beaucoup plus mystérieux dans ce choix que les Russes ont fait en adoptant la langue et la culture françaises. Je vous ai parlé de puissance politique, et la Russie du temps de Pierre le Grand était déjà un empire très puissant militairement parlant. Mais du point de vue culturel, la Russie de cette époque était un nain. La littérature russe commence seulement à émerger. Citons les noms de Simeon Polotski ou d’Antioch Kantemir, le fondateur de la poésie russe, mais ce sont presque des exceptions. Kantemir définit très bien la position de la jeune culture russe vis-à-vis de la France : ce que je vous ai emprunté en gaulois, je vous le rendrai un jour en russe. En gaulois, c’est-à-dire en français. Cette dette, il a fallu attendre une cinquantaine d'années pour qu'elle soit rendue par Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Gogol, les grands prosateurs et les grands poètes de la Russie. Le français s’est imposé en Russie avec la Grande Catherine, qui disait : Voltaire m'a mise au monde. Cette filiation mentale et  littéraire se découvre donc à la cour de Saint-Pétersbourg, qui parle français, et la question la plus absurde que l'on aurait pu poser à Pouchkine aurait été : mais monsieur, est-ce que vous parlez français ? C'était sa première langue. Un confrère qui m'a présenté tout à l'heure a dit en parlant de moi : la langue française n'est pas la langue maternelle de Makine. Est-ce si sûr ? Pas vraiment. Quand on naît, quelle langue parle-t-on ? Aucune. On n'a pas de langue, on est un petit être averbal jusqu'à l'âge d'un an, en tout cas pendant les premiers mois, l'enfant est privé de quelque langue que ce soit ; et durant ces premiers mois s’ouvre une période extrêmement riche, extrêmement fondatrice où tous les liens neuronaux se font et se défont dans notre tête. Ce sont les premiers instants de la vie et la perception de l'enfant à ce moment-là est peut-être plus riche que notre vision d'aujourd'hui, vision d'hommes et de femmes adultes, standardisée, stéréotypée, très pavlovienne finalement : nous ne réfléchissons même plus tellement, car nos réflexes sont déjà établis. Cet enfant qui n'a aucune langue, quelle est sa langue maternelle ? Peut-être un mode de communication indicible, presque divine. Puis une langue s'impose, dans son cerveau se produit alors quelque chose de très utile à la conquête sociale, à la vie en société, mais toute cette richesse, toutes ces arborescences neuronales commencent à être élaguées, ce qui reste dans sa tête c'est ce qui est utile, pour les jeux sociaux, pour les stratégies de survie.

J'ai parlé au début de cette intervention des langues rares en citant la langue néguidale. Il y a bien d'autres langues disparues. La langue des Huns, quelle langue parlaient-ils ? Et les Amérindiens ? Les langues disparaissent par familles, par groupes, la langue américaine s'impose, comme le russe pourrait s'imposer aux Néguidales, cette petite tribu fragile. Non pas physiquement parce que les Russes, contrairement aux Américains, n'ont jamais massacré ces populations, ils se sont mariés et le métissage s'est fait en bonne intelligence. Mais parce que les représentants des peuples dont le nombre est faible ont tendance à se tourner vers de grands ensembles culturels et à oublier ainsi leur langue maternelle.

Pourquoi ne pas évoquer cette possibilité merveilleuse, généreuse que la France et les écrivains francophones pourraient réaliser en aidant  ces « petites langues » qu'on regarde parfois avec un peu de condescendance, les langues africaines, entre autres ? Pourquoi ne pas imaginer une grande littérature en mandingue ? C'est une langue riche et originale. Pourquoi ne pas imaginer de très grands auteurs qui écriraient en sérère ? Une langue magnifique, variée, profonde, avec des qualités lexicales éminentes. Vous allez me dire mais pourquoi le faire puisque le français, l'allemand, l'anglais existent déjà ? Dans ce cas-là autant écrire en anglais, pourquoi écrire en français ? Oublions le français. À mon avis quand les langues véhiculaires, les langues établies, les langues avec une riche tradition littéraire et culturelle, comme le français ou le russe, commenceront à aider ces cultures qui sont un peu à la périphérie de notre vie intellectuelle, un vrai échange deviendra possible. Je dis cela parce que c’était le cas de la Russie qui était culturellement un nain sous Pierre le Grand et qui est devenue une grande civilisation, aussi grâce à l’influence française. Les Russes sont devenus parfaitement bilingues, pas les paysans bien sûr, mais toute l'élite parlait les deux langues. Pouchkine dans son grand poème national russe Eugène Onéguine, en parlant de son personnage féminin préféré, Tatiana,  disait « mais dans sa langue maternelle elle parlait avec beaucoup de difficultés », donc ce personnage qui pour les Russes reste iconique était francophone.

Sans aller jusqu'à cet extrême, on pourrait imaginer la volonté des francophones, dans une démarche humaniste et non pas nostalgique, d'aller vers ces peuples, vers leurs cultures d'origine, et d'essayer de tenir ce langage aux jeunes : n'abandonnez pas votre langue, n'abandonnez pas le sérère, le mandingue, le soussou, ce sont des langues qu'on peut développer. Chez les Néguidales comme  chez les Amérindiens (ce sont les mêmes peuples qui ont traversé le détroit de Béring, ils se sont installés en Amérique et les Indiens d'Amérique sont des Sibériens, cette transmigration s'est produite il a dix mille ans), quand on parle d’une action passée on regarde devant soi, et si l’on évoque le futur on regarde derrière soi. Cette vision nous surprend, et pourtant ce n’est pas illogique. Le passé on le voit, on le connaît tandis que l'avenir nous est inconnu, et donc il se cache derrière nous.

Un jour, en parlant avec un Kazakh - à ne pas confondre avec un cosaque, les Kazakhs sont un peuple turc de l'Asie Centrale - et en regardant la steppe, j'ai essayé d'exprimer ces vagues que produit le vent en soufflant dans les herbes hautes de deux mètres : c'est comme une houle sur la mer. Je n'avais que cette métaphore très banale à employer. Et lui il m'a dit : non, dans notre langue ce n'est pas une mer, la mer est à deux ou trois mille kilomètres donc il n'y a pas de référence maritime, chez nous. C'est comme une crinière de cheval. Ne serait-ce que pour cette métaphore, il faudrait penser à sauver ces langues, je ne parle pas du kazakh, il est parlé très largement, mais de ces petites langues qui possèdent des pépites verbales qu'on ne retrouve nulle part ailleurs, qui ont cette diversité, la vraie, et non pas le mélangisme politiquement correct que l'on nous impose en France. Cette diversité culturelle, linguistique, mentale, intellectuelle pourrait, non seulement sauver ces langues, de plus en plus oubliées, mais peut-être nous enrichir nous-mêmes et surtout éviter les déchirements politiques et guerriers qu'on observe aujourd'hui. Quelqu'un qui vous parle de la steppe et de la crinière du cheval vous devient proche,  il est très difficile de voir en lui un ennemi, car par cette métaphore vous avez déjà pénétré dans son intimité linguistique et un lien fraternel vous unit. Quand on parle de ces peuples en anglais ils deviennent sans visage et sans identité, ainsi est-il plus facile de les tuer par milliers, comme aujourd’hui au Moyen-Orient.

Donc en partant d'une idée très simple et très modeste, essayons de soutenir ces langues faibles et fragiles, et nous pourrions alors arriver à un mode de vie plus humain sur cette terre.

 

Un intervenant dans le public

Est-ce que l'on pourrait citer deux de ces petites langues en voie de disparation depuis le début des temps ?

 

Andreï Makine

Depuis le début des temps, bien sûr que non, parce que nous avons 4 000 langues à peu près aujourd'hui, et on nous dit que dans dix ans il n'y en aura plus que 400, la déperdition est terrible. Je ne vais pas citer ce vieil adage africain qui dit que chaque homme qui disparaît, c'est une bibliothèque qui se perd.

Les linguistes russes ont fait cet effort, il y a eu des linguistes qui décrivaient ces langues, faisaient un travail formidable, avec la création des académies des sciences dans chaque république, et le soutien des littératures nationales. Maintenant on parle de littérature iakoute, mais qui en aurait parlé auparavant ? Les Iakoutes n'avaient même pas d'alphabet, maintenant il y a des œuvres de qualité dans cette langue.

 

Henriette Walter 

Je voudrais rappeler qu'il existe des associations, des gens qui s'occupent de ces langues en voie de disparition ou qui ne sont pas beaucoup parlées. J'étais la semaine dernière à Lyon, où il y avait une grande manifestation, le Forum des langues du monde, et il y avait là, pas 4000 bien sûr, mais 150 langues qui étaient représentées, des petites et des grandes, pas seulement celles qui étaient en voie de disparition mais aussi celles qui étaient moins connues. Et je voudrais signaler également qu'il existe un projet en fabrication à l'heure actuelle, en Islande, grâce à l'ancienne présidente, qui crée une maison pour les langues du monde et la diversité des langues, c'est quelque chose de grandiose, en train de se faire à Reykjavik, près de l'université. J'y suis allée, mais malheureusement j'étais assez minoritaire, je représentais la langue française, et il n'y avait pas beaucoup de personnes pour représenter les langues du sud de l'Europe.

 

Henriette Walter

Juste une question. Vous écrivez en français. Vous a-t-il choisi ou avez-vous choisi le français ? Vous êtes traduit en russe, évidemment, de livres que vous écrivez en français, comment vivez-vous  cette traduction et l'accompagnez-vous d'un travail nouveau ?

 

Andréï Makine

Si j'ai cité l'exemple russe, c'est que justement on n'était pas vraiment obligé de choisir le français, les Russes n'étaient pas colonisés. Dans mon cas c'était la même chose. Il se trouve que ma grand-mère étant française, l'apprentissage m'était plus facile. Quand on dit que l'on a appris la langue dans son enfance, cela ne veut rien dire car l'enfant a pour tout vocabulaire 100 à 150 mots, et pour notre vie quotidienne il faut à peu près 400 vocables avec lesquels on vit très bien, la langue quotidienne est d'une indigence totale, celle des politiques ou des médias n'en parlons même pas, c'est encore plus pauvre. Même la langue que les gens plus ou moins éclairés emploient reste assez réduite. Quant aux traductions de mes livres en russe, elles sont souvent assez médiocres.

 

Un intervenant dans le public

Vous avez parlé tout à l'heure du nombre de langues qui disparaissaient chaque année, mais pensez-vous qu'il y a une possibilité pour que des langues apparaissent et se créent?

 

Andréï Makine

C'est une merveilleuse question que je n'ai encore jamais entendue, vous me prenez au dépourvu. Il y a des métissages bien sûr, il y a une créolisation, un phénomène que l'on connaît, une sorte de pidgin que vous trouvez en Afrique, entre autres. Il y a en Afrique de grands groupes, wolof, sérère ou mandingue, puis des métissages entre ces langues qui les simplifient parce que ce sont des langues très complexes. Peut-être qu'un jour une langue créole pourra se détacher de sa langue mère et devenir une langue à part entière. Il faudrait poser cette question aux linguistes mais réfléchissez-y, la question que vous posez est très intéressante.

 

Henriette Walter

À ce propos, j'ai assisté un jour à une soutenance de thèse où justement il était question du sud Soudan où une langue était en train de se former, une espèce de créole, à partir de deux autres langues.

 

Andreï Makine

Donc, vous voyez, si les langues s'aiment cela peut donner de beaux enfants.

Merci

 Andreï Makine/SGDL/12/10/2016

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