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ElisaNée d’un père français et d’une mère sud-coréenne, Elisa Shua Dusapin est diplômée de l’Institut littéraire suisse de Bienne.

 

 

 

Photo © Romain Guélat

 

Dans « Hiver à Sokcho » on est à la frontière. D’abord celle, entre la Corée du Sud, qui sert de cadre au roman et sa voisine du nord, à quelques kilomètres,  posée comme un verrou mortel  sur la porte d’entrée du continent. Mais celle aussi des désirs, des sentiments, des destins. Dans ce roman, on s’observe sans tout à fait se comprendre, on se parle en refusant de se livrer, on se frôle en devinant qu’on ne se touchera probablement jamais.

Et pourtant, même au cœur de ce no man’s land, dans cette indécision presque métaphysique d’une station balnéaire hors saison, quelque chose va naître, palpiter et vivre. On le sent à peine. C’est dans l’air, dans l’échange d’un sourire, au cours d’une promenade ou au détour d’un dialogue. C’est comme la promesse d’une ouverture. C’est fragile mais c’est impérieux. La narratrice du roman est une jeune coréenne, née d’un père français qu’elle n’a jamais connu. L’arrivée, dans l’hôtel où elle travaille, d’un auteur de bande dessinée originaire de Normandie va faire naître chez elle le désir irrépressible d’une autre vie. Un lien mystérieux, un peu flou mais très intime va se nouer entre cet homme secret, dont on ne sait pas s’il fuit sa propre histoire ou s’il vient chercher l’inspiration d’une œuvre nouvelle et cette femme qui voudrait tellement sortir de la parenthèse dans laquelle elle se sent enfermée depuis si longtemps. Leurs deux incertitudes, pourtant si différentes, se répondent.

Et, au fil du roman, on devine que si l’un arrive enfin à percer  la frontière, l’autre réussira aussi son passage. Probablement. Elisa Shua Dusapin joue merveilleusement sur le silence entre les mots, sur les malentendus de la langue, sur l’incertitude des sentiments. Les dialogues parfois interrompus se survivent dans des regards et la violence des sentiments est toujours tempérée par la délicatesse des gestes. C’est troublant, elliptique, et terriblement touchant. Au fond, ce très beau livre est presque une histoire d’amour qui oublie seulement d’arriver. Il en restera pourtant des traces dans son sillage. Et là est peut-être l’essentiel.

 Gérald Aubert (membre du jury)

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