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Tribune de Christophe Hardy, président de la SGDL et co-président du Conseil Permanent des écrivains (CPE)

Cela fait des années – les compter est un motif de désespoir et de colère – que les auteurs du livre alertent sur leur précarisation. Cette fragilité structurelle, aggravée par la crise sanitaire et par le contexte inflationniste, n’est plus tolérable : comment justifier que ceux qui, grâce à leurs créations, fournissent la matière première indispensable à la vitalité et à la diversité de toute une filière, parviennent de moins en moins à exercer correctement, dignement leur métier ?

Cela fait des années que les pouvoirs publics, sensibles aux alertes que nous avons lancées, ont voulu documenter la précarité dont nous faisions état. Manière de comprendre et d’objectiver un sentiment massivement ressenti. Il y a eu des études, abouties (l’étude de 2015-2016) ou inachevées (l’étude plus récente sur le secteur jeunesse – secteur florissant mais soumis à des habitudes de rémunération incompréhensibles). Quelques chiffres jettent une lumière crue sur notre situation et ses évolutions : seulement 8 % des quelques 100 000 auteurs du livre (c’est-à-dire 8000) perçoivent des revenus artistiques supérieurs au SMIC – et le SMIC ce n’est pas le Pérou !

Le temps des études – temps nécessaire pour que le politique puisse déterminer le champ de son action – précède logiquement celui de l’action. Si l’on considère la dynamique impulsée par les pouvoirs publics, une étape décisive a été franchie en avril dernier lorsque la ministre de la Culture d’alors, Roselyne Bachelot, a initié une concertation entre auteurs et éditeurs où, pour la première fois, le terme « rémunération » était employé et mis en avant : le but de la négociation, placée sous l’autorité du professeur Pierre Sirinelli assisté de Sarah Dormont, était d’identifier des mesures qui améliorent la situation des auteurs du livre « dans un contexte de baisse des rémunérations artistiques relevé en 2016 par l’étude du ministère de la Culture ». Et sur le sujet « rémunérations des auteurs » des mots importants étaient enfin prononcés par la Ministre, mots riches de promesses : « ces questions sont inscrites aujourd’hui à l’agenda politique ; aucun responsable ne peut les ignorer et il est légitime qu’elles soient abordées ».

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Il y a quelques semaines, comme le Syndicat national de l’édition avait indiqué n’avoir rien à proposer sur ces questions, le « collège auteurs » (les 4 organisations – ATLF, SCAM, SGDL, SNAC – qui représentent le Conseil permanent des écrivains, et la Ligue des auteurs professionnels), a mis sur la table de négociations un document de travail synthétique. Les deux pistes que nous voulions explorer : le principe d’un minimum garanti non remboursable et non amortissable (alors qu’aujourd’hui l’avance – « à valoir » – que touche généralement un auteur est amortie sur le produit de l’exploitation commerciale ultérieure du livre) et le principe d’un taux minimum de rémunération (le pourcentage de droits, prévu par le contrat d’édition, que l’auteur perçoit sur le prix de vente hors taxes du livre.) Car – faut-il le rappeler – nos revenus artistiques, nos droits d’auteur dépendent de deux éléments sur lesquels les éditeurs ont une maîtrise absolue : le prix du livre (prix unique depuis la loi de 1981) et le taux de rémunération proportionnel (8 % en littérature générale, 4 % en littérature jeunesse, 1 % pour les livres pratiques, 1 % pour les traductions, etc.)

Au lieu d’échanger sur la base de notre document, le SNE a décidé de couper court à toute discussion en balayant l’essentiel de nos propositions, présentées comme dangereuses et déstabilisantes pour l’économie du livre. En résumé : le SNE, même s’il affirme parfois publiquement que la rémunération des auteurs est aujourd’hui l’un des sujets majeurs de l’interprofession, ne veut pas d’une confrontation franche sur la question du partage de la valeur.

 

Une valeur insuffisamment prise en compte et mal partagée

Pourtant la question d’un partage de la valeur meilleur, plus équitable, se pose avec d’autant plus d’évidence, de légitimité et d’urgence que le marché du livre vient de connaître des résultats exceptionnels en 2021 (+ 20 % par rapport à 2020 et +19 % par rapport à 2019). L’édition se porte plutôt bien mais les auteurs se portent de plus en plus mal.

Le gouvernement français, dans sa transposition de la directive européenne de 2019 sur le droit d’auteur instaurant le principe d’une « rémunération appropriée » en contrepartie des droits cédés, avait choisi d’effacer un qualificatif à nos yeux essentiel : « appropriée ». La décision du Conseil d’État du 15 novembre dernier, qui annule l’ordonnance, oblige les pouvoirs publics à le réintroduire dans le Code de la propriété intellectuelle. Ce qui, par conséquent, va nous conduire à définir ce qu’est une « rémunération appropriée ».

Dans son refus de négocier sérieusement, le SNE oppose à ce que nous proposons un « modèle économique » auquel il dit être très attaché et sur lequel il entend ne pas revenir. Il le résume par la formule « économie du succès » : seul compte le verdict des ventes. Dans un entretien paru le 18 octobre dernier dans Le Monde, le président du SNE, Vincent Montagne, va même jusqu’à affirmer, mi humour noir mi provocation, que finalement « ce sont les lecteurs qui déterminent la rémunération d’un auteur. » Serait-ce à ces lecteurs que nous devrions nous adresser pour négocier nos contrats et obtenir un meilleur équilibre dans notre relation contractuelle avec les éditeurs ?! A l’heure de la consommation « responsable », ces mêmes lecteurs sont-ils conscients par exemple que sur les 10 euros qu’ils payent pour l’achat d’un ouvrage jeunesse, seuls 37 centimes vont à l’auteur alors que 55 centimes sont versés à l’État au titre de la TVA ?

« Economie du succès » renvoie au mécanisme selon lequel l’édition repose sur un équilibre entre les livres qui se vendent et ceux qui ne se vendent pas. Nous auteurs souhaitons, autant que nos éditeurs, que nos ouvrages rencontrent le succès. Mais nous savons aussi que l’économie de l’édition, ce n’est pas que cela. Elle est aussi une « économie de flux » dans laquelle les gagnants sont les grands groupes d’édition-diffusion-distribution rémunérés sur les stocks et les mouvements de stocks. Elle ne se réduit pas au schéma trop simple qui voudrait qu’un livre très « vendeur » finance tout le reste de la production plus ou moins condamnée à l’insuccès, et garantisse ainsi la diversité éditoriale. Entre le best-seller, locomotive d’une maison d’édition, et l’ouvrage de qualité retenant l’attention de quelques centaines de lecteurs, il y a une multitude de situations : des livres qui se vendent plutôt bien, ou moyennement bien, des livres qui mettent du temps à rencontrer leur public, des livres qui se vendent peu mais très régulièrement sur une longue durée, etc.

Surtout, nous avons une autre lecture de la réalité, une lecture qui ne limite pas la valeur (que nous voulons mieux partagée) au seul fruit de l’exploitation commerciale d’un ouvrage. Car nous savons que ce qui fait la richesse d’une maison d’édition, ce n’est pas seulement l’addition de ses succès. C’est aussi son catalogue : catalogue de titres et catalogue de droits – tout cet ensemble très consistant des droits cédés dans les contrats d’édition signés avec les auteurs, des droits qui sont aujourd’hui très étendus et qui courent pour toute la durée de la propriété littéraire et artistique (70 ans après la mort de l’auteur).

Nos propositions, qui méritaient d’être débattues parce que travaillées avec sérieux, persévérance et parce qu’elles sont portées par notre conviction qu’elles apporteront une solution à notre fragilité structurelle, se fondent sur cette idée qu’il est temps, qu’il est juste de prendre enfin en compte et de rémunérer tous les apports de l’auteur au contrat d’édition, tout le transfert de patrimoine qui s’opère à la signature du celui-ci. La valeur existe avant même qu’un ouvrage ne soit commercialisé : c’est la valeur des cessions (tous les droits patrimoniaux cédés) venant s’ajouter à celle de la création, protégée d’emblée par la législation sur le droit d’auteur.

Quand un éditeur professionnel publie, il ne s’en remet pas au seul hasard. Il le fait armé de son expertise, de son expérience, de son goût et de son intuition – bref de son métier. Il choisit en connaissance de cause. A travers la décision d’éditer et l’acte de faire signer un contrat d’édition, il reconnaît dans ce qu’un auteur lui propose la valeur d’une création, son potentiel commercial, son éventuel succès, son apport à l’enrichissement d’un catalogue. Quelles que soient les conditions qui ont présidé à la naissance d’une œuvre de l’esprit, qu’elle soit née à la seule initiative de l’auteur écrivant en solitaire un roman et cherchant ensuite à le faire publier, qu’elle soit conçue pour s’intégrer à une collection bien identifiée ou qu’elle réponde aux sollicitations d’un éditeur ou à des impératifs d’écriture (par exemple, un lexique réduit, adapté à un lectorat très jeune), cette œuvre de l’esprit a une valeur économique dès l’instant où elle déclenche un engagement contractuel.

 

En finir avec les cessions « tout gratis » et les cessions « Belle au bois dormant »

Puisque le SNE nous enferme dans un « modèle » qui lui convient et qu’il ne veut pas remettre en cause ; puisqu’il renvoie chaque auteur isolément au seul succès (ou insuccès) de ses ouvrages ; puisqu’il refuse d’aborder dans toute son ampleur la question du partage de la valeur, de toute la valeur, nous devons dans l’immédiat repenser nos revendications pour que nos rémunérations soient améliorées de façon conséquente et pérenne. Et cela, sans renoncer sur le fond et sur le long terme à nos deux propositions majeures sur le minimum garanti non amortissable et sur le taux minimal de rémunération – propositions dont la faisabilité méritait et mérite toujours d’être examinée.

Pourquoi céder des droits dont la valeur n’est pas reconnue ? Pourquoi les céder gratuitement, sans contrepartie ? En proposant une de nos créations à un éditeur, nous souhaitons la voir publiée avant tout sous la forme d’un livre (papier ou numérique). C’est d’ailleurs le seul objet du contrat d’édition tel que le prévoit le Code de la propriété intellectuelle. Pourquoi donc ne pas limiter la cession de nos droits à cette édition papier grand format et à cette édition numérique ? Pourquoi céder d’emblée tous les droits d’exploitation – pour la traduction, pour l’édition poche, l’édition club, le beau livre, les produits dérivés comme le merchandising, etc. Pourquoi les céder alors que certains ne seront pas exploités dans un délai raisonnable ? Pourquoi les céder alors que notre éditeur sait que jamais il n’exploitera certains d’entre eux ?

Il faut en finir avec cette habitude – vraie dérive qui, au fil du temps et des évolutions du marché de l’édition, s’est imposée comme un modèle – consistant à céder, au moment de la signature d’un contrat d’édition, l’intégralité de ce qu’on appelle les « droits patrimoniaux » : l’éditeur impose – c’est comme ça, on ne discute pas – une cession de droits la plus large possible, « au cas où », et parfois même alors qu’il sait qu’il n’y aura aucune possibilité pour lui d’exploiter tôt ou tard certains de ces droits. Il faut en finir avec la pratique généralisée des cessions « Belle au bois dormant ». Si l’éditeur tient à immobiliser des droits sans les exploiter pendant plus ou moins cent ans, cela a de la valeur, donc ça se paye.

On peut aussi s’interroger sur la durée des cessions que le contrat d’édition, dans son modèle aujourd’hui le plus largement répandu, impose : elle est quasi systématiquement confondue, comme si cela allait de soi, avec la durée de la propriété littéraire et artistique (toute la vie de l’auteur + 70 ans). Comment le justifier au regard de la réalité du monde de l’édition ? Vous avez signé à 40 ans un contrat qui vous engage pour 115 ans grosso modo. Votre éditeur, parce qu’il manque de temps, de personnel, de moyens, de motivation… ne s’occupera pas d’un grand nombre de droits que vous lui avez cédés, mais il va les stocker comme l’écureuil ses noisettes, finissant par oublier qu’ils sont là. Pire encore, si dix ans après la signature de votre contrat, votre éditeur est racheté par un autre ! Alors vous n’avez plus d’interlocuteur identifié et vous-même n’êtes plus identifié comme « auteur maison » : vous rejoignez l’espace ensommeillé et plus ou moins pléthorique d’un catalogue – votre titre, votre contrat –, autant dire un espace fantomatique où la vie de votre ouvrage s’apparente à celle d’une belle endormie, cernée de poussière et de toiles d’araignée. Pourquoi ne pas limiter certaines cessions dans la durée ? Ou permettre la restitution de plein droit de tout ou partie des droits cédés en cas de défaut d’exploitation par l’éditeur à l’issue d’un délai raisonnable ?

Puisque les éditeurs refusent de prendre en compte – outre la valeur de la création – la valeur de ce que nous cédons en signant un contrat d’édition, nous voulons, pour rééquilibrer celui-ci, mettre sur la table de négociations la question de l’étendue des cessions et de leur durée.

 

Un chantier ambitieux : retrouver l’esprit de la loi

Quand fut adoptée la loi de 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique – sur laquelle se fonde le Code de la propriété intellectuelle (CPI) – le marché du livre n’était pas le même. Un auteur qui signait un contrat d’édition, remettait un texte à un éditeur qui s’engageait à le publier sous la forme d’un livre papier (ce qu’on appelle un « grand format » pour le distinguer de ce qui est sera par la suite le « format poche »). L’éditeur lui assurait un « minimum garanti » et lui versait un à-valoir sur ses droits d’auteur à venir, calculé en fonction du premier tirage et du taux de rémunération proportionnel, l’un et l’autre précisés contractuellement. L’auteur avait une idée exacte et rassurante de ce que son éditeur anticipait des ventes futures de son ouvrage. Si le livre avait plus de succès et qu’il fallait procéder à un second tirage, étant donné que l’à-valoir avait été amorti sur le premier tirage l’auteur bénéficiait au même titre que son éditeur de ce succès dépassant leurs espérances et leurs attentes. La loi encadrait des pratiques équilibrées.

Aujourd’hui, l’auteur reçoit un à-valoir ou n’en reçoit pas. S’il en reçoit un, son montant ne correspond à aucune règle lisible. La seule chose lisible dans le temps écoulé ces dernières décennies est la diminution du montant de l’à-valoir, voire sa tendance à la disparition… Si le SNE affirme sans l’amorce d’une preuve que nos propositions sur le minimum garanti non amortissable et un taux proportionnel minimal menaceraient l’ensemble de la chaîne du livre, nous pouvons de notre côté démontrer chiffres à l’appui qu’il y a un lien direct entre notre précarisation croissante et l’aggravation du déséquilibre de la relation contractuelle entre nous et nos éditeurs.

La loi de 1957 avait ceci de protecteur pour les deux parties qu’elle donnait un cadre juridique précis à des pratiques conformes à la réalité du marché de l’édition. Depuis, l’évolution de ce marché a conduit à des dérives qui font du contrat d’édition un contrat le plus souvent déséquilibré au détriment de l’auteur qui le signe. En refusant de discuter partage de la valeur, le SNE nous maintient dans une précarité sans autre avenir que son aggravation. Nous ne pouvons continuer à être broyés par les conditions contractuelles de plus en plus injustes qui nous sont imposées et qui dénaturent l’esprit de la loi.

La récente décision du SNE de couper court à nos échanges vide de l’essentiel de son contenu la mission lancée par le ministère de la Culture en avril 2022. Elle brise la dynamique impulsée depuis quelques années par les pouvoirs publics, à la demande insistante des auteurs et des organisations qui les représentent. Le politique a toute légitimité à reprendre l’initiative. Pourquoi ne pas ouvrir un chantier ambitieux de réexamen de la loi de 1957 sur la propriété littéraire et artistique ? L’obligation d’amender le CPI après la récente décision du Conseil d’Etat n’est-elle pas une belle occasion de l’ouvrir dès maintenant ? Ne serait-ce pas le moyen le plus juste et le plus efficace pour que soit retrouvé l’esprit de la loi et réaffirmé avec pragmatisme, en lien avec les réalités contemporaines de la filière du livre, le caractère réellement protecteur du droit d’auteur ?

 

Christophe Hardy
Président de la SGDL
Co-président du Conseil permanent des écrivains (CPE)



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