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Appel à candidatures : résidence d’écriture à Edenkoben (Allemagne) / Août 2024

Une résidence d'un mois (août 2024) au Centre artistique d’Edenkoben en Rhénanie-Palatinat (Allemagne).   Lire la suite

Appel à candidatures: résidence d’auteurs RÉCIT’CHAZELLES

La résidence d’auteurs RÉCIT’CHAZELLES lance son APPEL À CANDIDATURES. La date limite d'inscription est fixée au 30 MARS 2024. Lire la suite

Appel à candidatures: résidences à la Villa Kujoyama en 2025

En 2025, la Villa Kujoyama accueillera environ quinze lauréats et lauréates pour des résidences de 4 à 6 mois. Les lauréats et lauréates sont appelés à nouer des relations de travail avec les milieux professionnels, universitaires, artistiques et culturels de Kyoto, de la région du Kansai et de l’ensemble de l’archipel. Les candidatures peuvent être déposées par un candidat solo, en binôme, ou en duo franco-japonais. Cette année, le processus de sélection est également ouvert aux duos et binômes Arts et Sciences.   Lire la suite

Lancement du site Lecture-Justice

La Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill), en partenariat avec le ministère de la Culture et le ministère de la Justice, lance le site Internet Lecture-Justice afin d’accompagner le déploiement de projets livre et lecture auprès des personnes placées sous main de justice.   Lire la suite

Dieter Hornig 

Je remercie les organisateurs de m'avoir invité et les félicite du programme extraordinaire qui nous attend pendant ces deux jours.

Il y a dix-huit ans exactement, Umberto Eco s'est trouvé dans la même situation que moi quand il a ouvert les Assises de la traduction littéraire dans la ville d'Arles. Il a raconté avec humour qu'il avait été obligé de vider des rayons de sa bibliothèque pour faire place à de multiples ouvrages sur la traduction, ce qui lui a permis de constater que la traduction avait gagné en actualité et en visibilité.

Umberto Eco a cherché, sans les trouver, les raisons de cette actualité ; il a proposé toutes sortes de pistes : la recherche sémiotique, le développement de l'intelligence artificielle, la quantité croissante des traductions, la chute du mur de Berlin. Il s’agit en réalité du mouvement de mondialisation qui, d'un côté, est un processus d'homogénéisation, de nivellement, d'uniformisation ; de l'autre, un mouvement opposé, une tension contraire, qui conduit à une fragmentation, à une redifférenciation, où les langues sont investies en premier lieu d'une fonction identitaire. Si cela était moins visible il y a vingt ans, c'est devenu pour nous aujourd'hui une évidence. Rappelons que l'internet grand public, créé en 1991, n'existait pas quand Umberto Eco parlait.

Umberto Eco rappelait dans son discours l'histoire, l'historicité du traduire, l'existence de quatre périodes qu'il nomme "saisons", au cours desquelles la traduction a été un enjeu capital. La première est celle de l’Antiquité, lorsque les Romains ont commencé à traduire les auteurs grecs. C'est, à la base de notre civilisation européenne, un principe de secondarité et le cas très rare où les vainqueurs étaient convaincus que la civilisation des vaincus était supérieure à la leur.

La deuxième saison est celle de la traduction de la Bible en latin. Je rappelle à cette occasion une particularité : le texte sacré de la civilisation européenne est une traduction, qui prend la place d'un original.

Umberto Eco évoque la traduction de la Bible vers les langues vernaculaires. Un fait marquant qui a permis l’essor de ces langues. Ces traductions ne se sont pas faites sans violence : un texte a été arraché à son contexte culturel, et dans le cas de Luther par exemple, il s’agit d'une traduction clairement ethnocentrique et d’une germanisation radicale du texte sacré.

Umberto Eco clôt cette énumération par une quatrième saison, celle de Tolède, à l'époque du grand transfert des savoirs de la civilisation arabo-persane vers l'Europe. Il faut évoquer le transfert de savoirs de l'âge d'or de Bagdad vers l'espace méditerranéen, l'Italie, la Sicile et la Péninsule ibérique.

Bizarrement, Umberto Eco oublie les deux saisons les plus proches de nous et qui constituent en quelque sorte l'horizon de notre réflexion sur la traduction : la première, en France, est la période des « Belles infidèles », pratique particulière de la traduction, qui connaît une longue survie en France et qui ponctuellement continue à être pratiquée. Il s'agit d'une façon d'adapter, de remanier, de corriger les originaux, dans un contexte où la monarchie française s’est vue comme l'héritière de l’Empire romain et où la civilisation française s'est considérée comme supérieure à celle des Anciens. Cette translatio imperii n'est pas neutre, elle est aussi un rapport de pouvoir qui marque profondément les pratiques traductives.

La seconde période oubliée est celle qui s'est construite en opposition à la tradition française. C’est celle de l'Allemagne des Lumières et du romantisme, qui développera une véritable éthique de « l'hospitalité langagière ». Il ne s'agit pas d'adapter ou de naturaliser, mais de préserver l'étrangeté du texte.

D'après cette chronologie rapidement brossée, nous nous placerions à la septième saison de la traduction. Umberto Eco donne une très belle définition de l'enjeu qui est devant nous, que nous vivons à une échelle planétaire et qu'il avait déjà saisi voilà dix-huit ans : « L’enjeu n’est plus seulement de comprendre la parole de Dieu, qu’on voulait unique, mais aussi la parole des hommes, qu’on sait plurielle. »

Il y a donc une actualité intermittente, une visibilité provisoire de la traduction sur un fond d'invisibilité. Cette invisibilité, me semble-t-il, n'est pas conjoncturelle, mais structurelle. Elle est liée à quelque chose que j'appellerai très volontiers l'imaginaire linguistique européen ou l'idéologie des langues en Europe. J'ouvrirai une courte parenthèse historique pour caractériser l'imaginaire européen des langues.

La première caractéristique est la nostalgie de la langue du Paradis ou d'une langue adamique, qui a nourri tant de spéculations en Europe.

La deuxième est la persistance du mythe de Babel, dont je vous invite à relire le texte, car une lecture différente de celle généralement admise est possible, voire plausible. D'après ce mythe, Dieu serait descendu sur terre pour punir les hommes et confondre leur langue pour qu'ils ne se comprennent plus. La diversité des langues est considérée dans cette acception traditionnelle comme une punition et comme une malédiction et les traducteurs qui adhèrent à ce mythe de Babel sont des traducteurs tristes et mélancoliques qui travaillent sans relâche à réparer l'irréparable !

La Pentecôte offre une lecture différente : le message du Saint-Esprit est exprimé dans toutes les langues du monde sans être altéré ou affecté. C'est une vision que l'on retrouve aujourd’hui dans l'idéologie de la communication : les messages et les informations peuvent circuler en temps réel, quasiment à la vitesse de la lumière.

Le christianisme a dévalorisé la diversité des langues. Pour Saint Augustin, les langues de la chair, les langues réelles, n'ont aucune importance, car derrière se trouve la lingua in fide cordis, la langue du cœur dans la foi.

Ensuite, la philosophie dès qu'elle a commencé à s'exprimer en langue vulgaire a choisi sa cible et son ennemi, à savoir ces mêmes langues vulgaires, considérées comme le lieu des fausses idées, comme un brouillard obscurcissant la vue. La philosophie a été aveugle à la diversité des langues et la pensée grecque a évacué la diversité des langues, puisqu’elle était une civilisation monolingue qui ne traduisait pas. Dans la vulgate aristotélicienne, la diversité des langues n’est rien d’autre qu’une simple différence de mots et de sons, une quantité négligeable.

Encore un détour avant d'en arriver à l'actualité de la traduction.

Le texte de Platon, Le Cratyle, Κρατύλος, est un dialogue entre Socrate, Cratyle et Hermogène. Hermogène défend la thèse raisonnable, rationnelle, selon laquelle les mots relèvent du social, ils sont le résultat d'un contrat, d'un accord. Cratyle, lui, est le représentant d'une vision archaïque du langage, où le lien entre la chose et le mot serait un lien essentiel, naturel. Le mot « chien » devrait en principe aboyer ou encore mieux mordre ! Bien entendu, nous considérons que Cratyle est ridicule et dépassé, mais je voudrais vous rappeler que paradoxalement nous sommes tous en tant que traducteurs et écrivains des descendants de Cratyle. Dans son très beau livre, Mimologiques, Voyage en Cratylie, Gérard Genette rappelle que la prose poétique en France, celle de Stéphane Mallarmé, Paul Claudel, Paul Valéry, rêve de cette importance du son. Paul Valéry, qui a une vision si rationnelle du langage, définit le poème comme une hésitation prolongée entre le son et le sens.

Pour résumer cette parenthèse, je vous ferai part d'une réflexion de Julien Gracq : « Même dans la prose, il faut que le son sache tenir tête au sens. On n'est pas écrivain sans avoir le sentiment que le son dans le mot vient lester le sens. » Voilà pour notre héritage cratylien.

 

J'en viens maintenant à l'actualité de la traduction.

À partir des années 1980, une nouvelle période, me semble-t-il, a commencé, qui soit s'achève aujourd'hui, soit est déjà achevée. Nous sommes peut-être au seuil de quelque chose de nouveau. C'est en tout cas mon sentiment. En France, on peut appeler cette période « l'âge d’or de la traduction ». Vu de l'extérieur, elle présente une visibilité et une actualité autour de la traduction. Je livrerai quelques éléments pour caractériser cette actualité.

Tout d'abord, une large ouverture depuis trente ans vers les littératures traduites, ouverture qui présente un avantage sans égal : la centralité de la littérature traduite permet aux traductions de s'afficher à visage découvert, c'est-à-dire de se présenter comme des traductions. Auparavant, on essayait de gommer cet aspect et de présenter la traduction comme un original. Une telle visibilité est rendue possible par cette ouverture. Paris, qui a toujours joué un rôle important dans la république mondiale des lettres, passage obligé pour accéder au Panthéon de la littérature universelle, a vu son rôle s’accentuer plus fortement encore au cours des trente dernières années. Je reviens de la Foire du livre de Francfort, où j’ai appris que pour la première fois la France dépasse l'Allemagne, l'élève modèle, en quantité de traductions littéraires.

Depuis trente ans, la période est celle de grandes retraductions, qui ont eu un écho exceptionnel. Souvenez-vous, la retraduction des œuvres de Kafka par Bernard Lortholary, de Dostoïevski par André Markowicz, de Shakespeare par Jean-Michel Desprats, des œuvres complètes de Freud, l'entreprise sans doute la plus problématique. Citons des événements majeurs comme Le Vocabulaire européen des philosophies tout en saluant Barbara Cassin qui a dirigé cet ouvrage exceptionnel.

Ces trente années ont également celles de la déconstruction initiée et pratiquée par Jacques Derrida. J'ai évoqué la période de cécité de la philosophie par rapport à la diversité des langues. Jacques Derrida a donné une définition très simple de ce que pourrait être la déconstruction : « plus d'une langue ». Historiquement, c'est la première fois qu'une démarche philosophique part de cette diversité, s'y inscrit et pratique la philosophie à partir de celle-ci. C'est un événement majeur. Je pense que les textes de Jacques Derrida sont une mine inépuisable pour penser les apories, les paradoxes, les complexités du fait même de traduire. C'est un grand contraste par rapport au monde anglo-saxon, qui connaît un usage inflationniste de la question de la traduction au sens figuré, au sens d'une traduction culturelle.

Cette visibilité de la traduction produit cependant aussi une nouvelle forme d'invisibilité, une nouvelle oblitération et occultation de ce phénomène, et d’abord par des discours qui prétendent promouvoir la traduction. On est confronté à une vision lénifiante, réductrice, idéalisante, bien-pensante de la traduction : traduire, c'est bien, c'est désintéressé, c'est pratiquer le dialogue des cultures, les traducteurs sont des ambassadeurs…

Une autre idéologie de la traduction continue à penser que la traduction littéraire consiste à transporter des contenus d'un contenant vers un autre, de transvaser un contenu qui ne serait nullement affecté par ce transport.

Un discours universitaire, emprunté à la linguistique, tend à couvrir et à cacher ce qui se passe sur la scène du traduire avec sa nouvelle langue de bois et son jargon. La traduction est devenue en France sociologiquement une affaire d'universitaires et d'agrégés. Elle est entrée à l'université, ce qui constitue un fait majeur.

Nombre de discours utilisent le terme « traduction » au sens figuré, cette utilisation a pour effet de vider le terme de sa substance critique. En réalité, si la traduction fut longtemps refoulée ou fait l'objet d'une occultation c'est que la scène « du traduire » est une scène scandaleuse. J'ai mentionné les Belles infidèles. La scène du traduire connaît des conflits extrêmement violents, des ambitions à peine avouables, des rapports de pouvoir, des rapports totalement asymétriques.

Il est possible de penser la traduction avec ses métaphores empruntées au christianisme, que j'appellerai « l'idéal franciscain de la traduction » : la fidélité, l'humilité, ajoutons la chasteté… Dans ce cas, la vision de la traduction est toujours misérabiliste. Dans un autre type de métaphores, d'un caractère plutôt œdipien, il est question de cannibalisme, d'incorporation, d'appropriation et de séduction.

Si à la suite des Belles infidèles, nous filons la métaphore, l'auteur serait le mari, l'œuvre l'épouse, le traducteur l'amant, la scène du traduire étant une scène œdipienne, riche en métaphores sexuelles.

Mais cette image misérabiliste est réductrice. Il existe des moments dans l'histoire de la littérature française où l'on pouvait connaître une gloire instantanée et durable en traduisant. Citons simplement l'abbé Delille qui a traduit Les Géorgiques de Virgile, ce qui lui a valu une entrée à l'Académie française.

La scène du traduire est une scène scandaleuse, une seconde scène primitive, au sens psychanalytique, par laquelle passe une ligne de démarcation : la ligne qui sépare la production de la reproduction, la paternité d'autre chose, l'original de la copie, l'original de l'imitation. Cette ligne de démarcation est extrêmement délicate à tracer. C'est pourquoi on a maintenu la traduction pendant si longtemps dans un statut ancillaire, secondaire et féminisé. Mais je pense que le traduire renferme une grande force critique, une force subversive, qui pourrait être à la base de quelque chose de nouveau. En tout cas, c'est ce que je pense.

Quand la question des langues émergent, il est, en fait, toujours question de l’hégémonie culturelle. L'enjeu aujourd'hui n'est pas plus celui d'une simple hégémonie culturelle, mais la possibilité d'un universel qui serait autre chose que de l'uniforme ou du commun.

Nous savons aussi que les langues sont une forme de pensée, que Alexander von Humboldt a raison et que Aristote a tort. Pour le dire simplement, je reprendrai une phrase de Diderot : Les pensées s'offrent à notre esprit, je ne sais par quel mécanisme, à peu près sous la forme qu'elles auront dans le discours, et pour ainsi dire tout habillées.

Les langues présentent donc des découpages différents et je pense que ces écarts entre les langues sont une richesse inépuisable à partir de laquelle nous créons, nous écrivons, nous pensons et nous ne cessons pas de traduire. Nous savons depuis Émile Benveniste et d'autres que les principaux concepts de la philosophie aristotélicienne lui ont été suggérés, soufflés, voire imposés par les principales articulations de la langue grecque. Le philosophe François Julien raconte son émerveillement lorsqu'il a reçu sa première leçon de chinois, lui jeune philosophe et helléniste confirmé quand il a appris que le mot "chose", le terme philosophique par excellence se disait "est-ouest", dōngxī.

Dans le premier chapitre de L'empire des signes, intitulé La langue inconnue, Roland Barthes a décrit cette expérience extraordinaire d'être confronté à une langue autre, à une langue différente. Je le cite : « Le rêve : connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre ; percevoir en elle la différence, sans que cette différence soit jamais récupérée par la socialité superficielle du langage, communication ou vulgarité ; connaître, réfractées positivement dans une langue nouvelle, les impossibilités de la nôtre : apprendre la systématique de l’inconcevable ; défaire notre « réel » sous l’effet d’autres découpages, d’autres syntaxes, découvrir des positions inouïes du sujet dans l’énonciation, déplacer sa topologie ; en un mot descendre dans l’intraduisible. » C'est à partir de là que la traduction commence.

Cette expérience du traduire est, selon moi, fondamentale en ce qu'elle défamiliarise, dénaturalise « la langue maternelle »", elle la rend unheimlich, « d’une inquiétante étrangeté ». Je voudrais, pour finir, citer Karl Kraus, le grand essayiste viennois, qui a une formule merveilleuse pour cette expérience de l'étrangeté de la langue. Il a dit : « Plus vous regardez un mot de près, plus il vous regarde de loin ! »

Pour toutes ces raisons et bien d'autres, je suis convaincu que la traduction est la seule éthique possible du monde global qui est déjà le nôtre. Il se pourrait que l'âge de la traduction, titre d'un ouvrage important d'Antoine Berman, soit déjà derrière nous, à moins qu’il ne reste devant nous. Mais cela dépend très largement de vous aussi.

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